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21/03/2022 Collectionneurs, collecteurs et marchands d'art asiatique en France 1700-1939

Commentaire biographique

Membre d’une vaste famille dont les activités commerciales s’étendent de Hambourg à Paris, Siegfried Bing (1838-1905) est formé jeune à la fabrication et à la vente des porcelaines. On ne sait pas s’il a réellement étudié les arts asiatiques dans les années 1850, mais c’est bien à Paris, à cette même époque, qu’il commence à forger sa connaissance des œuvres d’art chinoises et japonaises (D. Bing, 2017, p. 135-153). À la fin des années 1860, durant le Second Empire (1852-1870), on peut trouver des objets de maintes provenances, acquis par Bing, dans ses différents magasins, rue de Provence, rue Bleue, rue de la Paix et rue Chauchat (voir les adresses ci-dessus), où ils attirent une clientèle toujours plus nombreuse. Certaines des pièces vendues par Bing furent peut-être exposées au Musée oriental de 1869, mais aucune ne provenait directement ni de ses magasins, ni de sa collection personnelle (A. Jacquemart, 1869). Cette exposition fut l’une des premières à soutenir les arts japonais à Paris.

Depuis l’Exposition universelle parisienne de 1867, l’intérêt pour l’art japonais n’avait cessé de croître (G. Lacambre, 1980, p. 43-55 ; 2018, p. 43-55). Mais après celle de 1878, c’est à proprement parler l’enthousiasme, tandis que Bing devient le défenseur le plus en vue de l’art japonais. Dans l’annuaire du commerce Didot-Bottin, les boutiques de Bing figurent, d’abord, sous des rubriques comme « Curiosités, Bing (S), articles de Chine et du Japon, Chinoiseries et Japoneries », à diverses adresses (Didot-Bottin, 1864-1900). Il commence aussi à garder pour son propre usage les objets les plus beaux qu’il découvre, rassemblant avec le temps une stupéfiante collection (Collection S. Bing, 1906), qu’il conserve dans son appartement du 9, rue de Vézelay. C’est à cette adresse que les amateurs avertis sont reçus, afin qu’ils puissent étudier quelques-unes des plus belles pièces de l’occupant des lieux, dans la tranquillité de sa demeure, tout comme s’instruire auprès de lui sur les arts japonais et partager avec lui leurs propres connaissances.

Durant les années 1870, les boutiques proposant à la vente des objets d’art japonais se multiplient. Bing et quelques autres marchands se trouvent très sollicités. Il devient aussi l’expert de nombreuses ventes publiques. Ainsi écrit-il, dans son introduction à la vente de la collection Burty : « Dans la collection que sa mort nous livre, Burty apparaît vivant. Parmi ces choses il n’en est pas une qui ne parle d’une sensation éprouvée, profonde, vibrante, comme en connaissent seules les natures exquisément affinées. » Et si, poursuit Bing, la masse croissante d’œuvres arrivant du Japon offre souvent de « singuliers mélanges », « Burty n’était pas de ceux qui ont besoin de passer par une “ école ” pour savoir discerner le grain au milieu de l’ivraie ». (S. Bing, 1891). Il poursuit cette activité vingt-cinq années durant, devenant le premier porte-parole des arts japonais à Paris, organisant quelques-unes des plus grandes ventes de collections particulières et de nombreuses expositions (E. de Goncourt, 1897). Afin de constituer son stock d’œuvres d’art japonais, Bing conçut qu’un séjour au Japon (1880-1881) était indispensable. Là-bas, il pourrait connaître en personne les collectionneurs désireux de se séparer de leur collection et forger des relations avec les marchands japonais susceptibles d’alimenter ses affaires de plus en plus florissantes à Paris. Il se rend donc au Japon, en Chine et en Inde, en compagnie de son frère Auguste (1852-1918), qui, après que Bing soit revenu à Paris, demeure au Japon pour y veiller aux affaires de la famille (G. Weisberg, 1986 et 2004 ; D. Bing, 2017). En 1883, lorsque Louis Gonse (1846-1921) organise à Paris la grande exposition d’art japonais, il l’accompagne d’un catalogue détaillé. La collection de M. S. Bing y est abondamment représentée, avec pas moins de 659 œuvres (L. Gonse, 1883). L’intérêt de Bing pour tous les genres d’œuvres d’art japonais le conduit à promouvoir le Salon annuel des peintres japonais (S. Bing, 1883 et 1884).

Au-delà des expositions et des ventes aux enchères qu’organise Bing pour affermir sa position d’incontournable autorité en matière d’art japonais, il devient le fournisseur de nombreux musées européens, notamment du musée des Arts et Métiers de Hambourg, dont le directeur, Justus Brinckmann (1843-1915), est un fervent partisan de l’art japonais et de Bing, qui acquit, ce faisant, une renommée internationale. Il vend des objets d’art dans toute l’Europe et la demande pour ces objets ne cessait de croître. Bing cède des pièces aux musées autrichiens de Vienne et de Graz, à divers autres musées allemands, à Krefeld, à Nuremberg et ailleurs encore. Il vend aussi des pièces en Norvège, en Suède, en Finlande, en Angleterre, au Victoria and Albert Museum, aux États-Unis, et aux musées français, devenant cette fois l’un des principaux agents de l’art japonais dans le monde. Il organise aussi maintes expositions itinérantes d’art japonais, qui font étape dans de nombreuses villes, où il vend à l’occasion des pièces et forme le goût du public à son fabuleux stock. Tel fut le cas, pour prendre cet exemple, au musée de Leipzig (G. Weisberg, 2004, p. 60-71, et 2005).

Tandis que disparaissent ceux qui avaient formé la première génération de collectionneurs d’art japonais, on fait aussi appel à Bing pour organiser des ventes avec catalogue, qui confirment l’importance des collections et attirent les acheteurs en grand nombre. Beaucoup de ces pièces sont vendues non seulement à des collectionneurs particuliers, mais aussi à des musées du monde entier, augmentant ainsi le renom de l’art japonais. Parmi les ventes confiées à Bing figure celle de la collection de Philippe Burty (1830-1890) (S. Bing, 1891), mais ce ne fut qu’une parmi d’autres pour lesquelles on s’arrachait son expertise. Mentionnons ici celle de la collection des Goncourt, qu’il organisa et dont il prépara le catalogue (S. Bing, 1897).

Vers la fin des années 1880, afin d’asseoir sa réputation non seulement de marchand d’art japonais mais aussi de véritable connaisseur, Bing décide de publier un magazine consacré à l’art japonais. Ce fut Le Japon artistique, qui parut tous les mois pendant trois ans, de 1888 à 1891, soit trente-six numéros, avec une édition distincte en français, en anglais et en allemand. Les articles sont signés des japonisants autorisés de l’époque et embrassent un large éventail de sujets, de la céramique à la peinture, des arts décoratifs aux estampes, avec des illustrations souvent tirées de la propre collection de Bing (ou représentant des pièces mises en vente dans ses boutiques). Ce magazine, avec ses nombreuses reproductions en couleurs, contribue à diffuser plus encore l’art japonais et le japonisme auprès d’un large public, en Europe et en Amérique (G. Weisberg, 1986, p. 6-19, et 2004, p. 52-70). Ses goûts ne se bornant pas à l’art japonais et ses intérêts le poussant à ne pas vendre que de l’art japonais, Bing se fascine pour les progrès des arts décoratifs modernes. Cette nouvelle passion le conduit à rencontrer des artistes, des peintres et toutes sortes de gens se préoccupant du beau dans l’utile, de design (G. Weisberg, 1986, 2004). Parmi les nombreux artistes français et internationaux qui retiennent l’attention de Bing, mentionnons le designer belge Henry van de Velde (1863-1957), à qui il commande des meubles dans les années 1890. Ainsi van de Velde, parmi d’autres artistes, collectionneurs et écrivains, a-t-il la chance d’étudier, chez Bing, rue de Vézelay, des estampes japonaises de la meilleure qualité, mais aussi d’autres productions artistiques japonaises. En décembre 1985, quand Bing ouvre ses galeries nouvellement rénovées du 22, rue de Provence aux artistes modernes de tous domaines, il fait aménager une entrée séparée, rue Chauchat, pour les amateurs et acheteurs d’art japonais (G. Weisberg, 1986, p. 60). Il maintient la distinction entre les espaces consacrés à l’art japonais et sa galerie d’art nouveau jusqu’à ce qu’il quitte les affaires en raison de sa santé déclinante. Pendant l’Exposition universelle de 1900, qui se tient à Paris, Bing, remplaçant Tadamasa Hayashi, alors souffrant, est nommé par le gouvernement à la direction d’une commission d’évaluation de l’authenticité des céramiques japonaises exposées (G. Weisberg, 1986, p. 172). Un tel honneur laisse penser que Bing avait des relations au sein même du gouvernement ; en outre, il est aussi autorisé à construire son pavillon personnel d’art nouveau sur le terrain alloué à l’Exposition (G. Weisberg, 1986, p. 172-179).

Tout en se consacrant au développement de sa galerie d’art nouveau, Bing continue d’exposer des pièces d’art japonais dans ses boutiques et de réunir la monumentale collection personnelle qui est vendue aux enchères après sa mort, en 1905. Cette vente donne lieu à la parution de beaux catalogues illustrés qui offrent un témoignage exhaustif de ce qu’avait été la collection Bing et de ce qui en était à vendre ; un grand nombre de pièces, dans toutes les catégories, y sont reproduites (Galerie Durand-Ruel, Paris, mai 1906). Après avoir vu la collection, Gabriel Mourey lui consacre un article, ainsi qu’à son défunt propriétaire, dans Gil Blas, qui est en partie reproduit dans L’Art moderne (G. Mourey, 1906) : « À la suite d’une série d’opérations chirurgicales particulièrement graves, il s’était retiré l’été dernier sur les hauteurs de Vaucresson, pour achever sa convalescence. J’allais le voir là ; je le trouvai changé, très amaigri, enveloppé de châles, sous les arbres, malgré la chaleur, mais plein de vie, de vie spirituelle, la vraie vie. Et nous causâmes longuement, d’art, toujours, des primitifs italiens, des cathédrales gothiques, des estampes japonaises, en quelques mots de toutes les choses qui, seules, rendent l’existence supportable, font trop brèves les journées, alors que l’on sent tant de trésors de beauté inexplorés, inconnus de soi-même, susceptibles de vous donner de si douces et si enivrantes sensations. Puis il voulut nous montrer quelques pièces reçues la veille d’Asie-Mineure. Il y avait une grande jarre couverte d’émail bleu turquoise, d’un bleu miraculeux et changeant, où se mêlaient les bleus ardents des plumes de paon aux bleus tendres des myosotis […] et Bing s’exaltait, promenait ses mains avec amour sur les amples formes du vase […]. “Est-ce délicieux, disait-il, est-ce délicieux !” Puis, après une pause : “Savez-vous que j’ai failli mourir ? […] Je le savais, mais la mort ne me faisait pas peur ; je songeais à tous les beaux bibelots qui m’ont appartenu, que j’ai aimés, dont j’ai joui, et je trouvais que je n’avais pas le droit de me plaindre de la vie.” » Si nombre d’acheteurs n’ont pu être identifiés, certaines pièces de la collection Bing furent préservées de la dispersion par des acteurs privés ; beaucoup finirent dans les collections de différents musées. D’autres demeurèrent dans la famille, le seul fils survivant de Bing, Marcel (1875-1920), continuant d’y veiller, jusqu’à sa mort. Des milliers d’objets d’art passèrent par la boutique de Siegfried Bing durant sa vie (Dépôt judiciaire du testament de M. Bing, 13 décembre 1920, testament de M. Lucien Marcel Bing en son vivant, célibataire, majeur, antiquaire, demeurant à Paris, place de Laborde, n° 14, décédé le 28 octobre 1920. Autre dépôt judiciaire de testament : Me E. Delorme, notaire à Paris, rue Auber, n° 11). De la collection Bing en tant que telle, il ne reste apparemment rien, puisque la lignée de Siegfried Bing s’est éteinte avec son fils Marcel.

Constitution de la collection

La collection Bing ne s’est pas constituée comme ces collections de connaisseurs qui réunissent des objets afin de garder pour eux-mêmes les plus beaux jusqu’à ce qu’elles soient dispersées après leur mort ou qu’ils les lèguent à un musée. Certes, Bing garde pour sa délectation personnelle quelques-unes de ses plus belles pièces, mais, parce qu’il est cet agent majeur de l’art japonais et ce grand marchand, il vend aussi ses pièces en galerie afin de diffuser dans un public lui-même désireux de collectionner le goût de l’art japonais. Une grande partie de la collection était évidemment conservée dans son appartement de la rue de Vézelay – un lieu où artistes, écrivains, collectionneurs, conservateurs de musées et amis intimes venaient admirer ce qu’il aimait. « Ce matin, rue de Vézelay, chez Bing qui m’a convoqué ayant reçu du Japon quelques beaux kakémonos et paravents. Ils sont, en effet, très intéressants – un Kôrin admirable, deux échassiers largement peints en blanc, or, et rose d’une simplicité d’une liberté de dessin admirable – dès que je l’aperçois je reçois le coup de foudre et me dis, in petto, c’est pour moi ! – Un autre kaké de Matabei (3 000) 3 personnages accroupis, très beau, intéressant, mais ne m’emballe pas – un charmant Hokusaï 2 oiseaux s’échappant de dessous une large feuille – etc. – […] Un très grand kaké de […] représentant une courtisane grandeur nature. Il est dans un état de conservation parfait, on le croirait peint d’hier. Mais il me laisse froid malgré ses qualités. Ce serait un beau panneau décoratif pour un musée. Bing en demande 6 000 frs. Quelques beaux paravents dont un à fond d’or éteint, par Yetokou (fin du xvie), sur lequel sont dessinés des cerfs et biches auprès d’une cascade, sous des arbres aux feuilles roussies. C’est un superbe décor (3 000 fr). C’est une pièce qui me tente, mais il faut être raisonnable… je n’emporte donc que le Kôrin épatant pour 2 500 frs – Impossible d’obtenir la moindre diminution de prix – La collection de Bing est encore bien belle et surtout parfaitement arrangée, il y a cette statue en bronze, extraordinaire, d’une attitude si imprévue, si étrange, qui nous produisit à tous tant d’effet certains soirs il y a quelques années – nous voulions tous l’acheter à l’insu les uns des autres et c’était comique de nous voir prendre Bing à part dans un coin de son salon et lui dire : n’est-ce pas, ne la vendez pas sans me prévenir – Il prétendait, depuis, en avoir refusé plus de cent mille francs – ce serait à vérifier… Enfin la statue est toujours là, la tête inclinée sur sa main, rêveuse et faisant rêver ! – mais que de vides dans les vitrines et dans toutes les séries – Ce doit être bien dur pour un homme comme Bing que d’être obligé de se séparer de ses plus belles pièces – Les affaires sont dures et l’« Art nouveau » est dans le marasme et lui mange beaucoup d’argent. Pauvre homme, je le plains sincèrement, et on a été trop souvent injuste pour lui (il a un superbe bol plat Coréen – 2 000 – tout rapiécé). » Journal du 24 janvier 1898 (Silverman W., 2018, p. 109-110).

Nombre de ces objets (estampes japonaises, laques, céramiques, sculptures, etc.) sont vendus en 1906, après la mort de Bing en 1905 (galerie Durand-Ruel, Paris, 1906). Le catalogue de la vente, établi avec soin, divisé en sections rassemblant bronzes, peintures, laques, sculptures, comprend 957 numéros. Il ne représente pourtant pas la totalité de ce que Bing possédait où avait rassemblé. Il avait, à différents moments de sa carrière de marchand et de collectionneur, procédé à maintes ventes d’objets, telle la vente de porcelaines, de jades, de bronzes, etc., qui s’était tenue à New York aux Moore’s Art Galleries, en 1887 (Moore’s Art Galleries, New York, 1887) ou celle d’estampes japonaises, en 1894, également à New York, aux American Art Galleries, qui comprenait pas moins de 290 estampes et albums distincts (American Art Galleries, New York, février 1894). Il s’était aussi assuré, au cours de sa vie, que les objets qu’il possédait puissent être exposés dans divers musées, contribuant ainsi à la diffusion de l’art japonais en Europe. Le mieux qu’on ait à dire du collectionneur que fut Bing, c’est que sa collection n’a jamais été statique. Elle se modifiait sans cesse, au gré des ventes, des évolutions de son goût et de la disponibilité des pièces. La collection de Bing était immense, et ce qu’elle comprenait ne put jamais être documenté de façon exhaustive, en raison même de ses constantes variations. Marchand d’art japonais et chinois, soutien d’un nouveau style d’art décoratif, justement nommé « art nouveau », Bing avait souvent besoin de fonds pour financer ses activités. Ses métamorphoses firent de sa collection une sorte d’organisme vivant. Ceux qui pouvaient voir ses possessions étaient rarement assurés de les retrouver lors de leurs visites ultérieures, voire à leur prochaine invitation chez lui. En ce sens, la collection Bing fut aussi un outil, la réunion pédagogique d’objets souvent disparates, qui attiraient à lui les collectionneurs tout en servant la cause du japonisme dans le monde.