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Commentaire biographique

Le célèbre magasin de Florine Ebstein-Langweil (1861-1958) situé au 26, place Saint-Georges à Paris était considéré comme « un vrai musée » par les collectionneurs qui venaient y acquérir des objets chinois, japonais et coréens (Alexandre A., 1913 ; Tout-Paris, 1913). Négociante, experte, collectionneuse et mécène, Mme Langweil créa les collections asiatiques des musées de Colmar et Strasbourg et compléta celles des musées du Louvre, Guimet, Cernuschi et d’Ennery. En reconnaissance de ses nombreux dons, de la création et du financement d’associations bénévoles portant sur la santé et l’éducation des enfants ainsi que des soins qu’elle a prodigués aux militaires pendant la Première Guerre mondiale, elle fut nommée chevalier (1921), puis officier (1935) de la Légion d’honneur (AN Léonore, dossier Langweil, 19800035/174/22392). Elle s’est vue également attribuer le titre de « Conservateur de la Section d’objets d’art d’Extrême-Orient » à Colmar et au musée de Strasbourg (AN Léonore, dossier Langweil, 19800035/174/22392).

Florine Ebstein est née à Wintzenheim (Haut-Rhin) le 10 septembre 1861 d’un aubergiste (Isaac Ebstein) et de sa femme, Barbe Blum (AD68, Wintzenheim, Naissances 1853-1862, no 112, s.c.). La famille s’installe à Colmar (où ses parents meurent en 1884 et 1881, respectivement) ; Florine monte à Paris en 1881 pour travailler dans la pâtisserie d’une cousine (Debrix J., 1935, p. 213 ; Noufflard G. : 1982, p. 62-63). C’est là qu’elle aurait rencontré son futur époux Karl (dit « Carl » ou « Charles ») Langweil, prononcé « Langwell », un habitant du quartier. De nationalité autrichienne (tchèque de nos jours), aisé, il était plus âgé qu’elle (il est né le 1er décembre 1843). « Commissaire en marchandise » spécialisé en « bibelots modernes » (Debrix J., 1935, p. 213), il figure dans l’Annuaire-almanach du commerce de 1886 sous les rubriques « Chine & Japon » et « Chemisiers ». À l’Exposition universelle de 1889, il expose des « articles de pêche » (groupe 5, classe 43), ce qui corrobore des souvenirs de famille qui le disent plus intéressé par les sorties de pêche que par la réussite du commerce (Noufflard G., 1982, p. 63).

On peut retracer l’évolution du commerce Langweil grâce à la correspondance d’Émile Guimet (1836-1918). Le 23 avril 1885, par exemple, Carl et Florine vivent en couple au 5, rue Saint-Georges (MNAAG, Correspondance, 1885). Ils se marient à Londres le 26 février 1886 (GRO, Shoreditch, 1c. 244) quelques mois avant la naissance de leur première fille, Berthe, le 5 juillet 1886 (AP, Naissances, 9e, V4E 6169). Ils occupent alors un nouveau domicile au 9, rue de Provence où ils continuent à vendre des objets à Guimet en utilisant un nouvel en-tête « Carl Langweil. Chine et Japon. 9, rue de Provence » (MNAAG, Correspondance, 22 octobre 1887). Quelques mois après la naissance de leur seconde fille, Lucie (« Lily »), le 13 juin 1887, ils transfèrent le magasin au 4, boulevard des Italiens (AP, Naissances, 93, V4E 6173). Mme Langweil signale ce changement d’adresse en invitant Guimet à venir inspecter leurs marchandises (MNAAG, Correspondance, décembre 1887).

Si l’acte de naissance des filles Langweil déclare Florine « sans profession », il s’agit d’une convention sociale plus que d’une juste évaluation de ses activités commerciales. Sa correspondance avec Guimet montre clairement qu’elle dirige le magasin dès 1885 : elle fait des commissions, s’occupe des factures, assiste aux ventes aux enchères, propose des marchandises aux clients. Ses contemporains, d’ailleurs, notent que qu’elle devance ses concurrents en choisissant de se concentrer sur l’art ancien chinois (Debrix J., 1935, p. 213-214 ; Kœchlin R., 1930, p. 67-68). Effectivement, dès 1888, le magasin affiche des « chinoiseries d’occasion » et paie « les plus hauts prix » pour des objets anciens (Bottin, 1888, 1889 ; Le Petit Parisien, 28 juin 1890).

Carl abandonne la famille en 1893 et s’installe à Londres. Il laisse son épouse avec des dettes et deux enfants à élever (GRO, St. Giles 1B 554 ; Noufflard G., 1982, p. 65). Florine, assumant les fonctions de négociante et importatrice, apprend par tâtonnements le métier d’antiquaire (Debrix J., 935, p. 213-214). Sa correspondance avec Guimet permet de suivre la transformation de cette jeune femme à peine lettrée en une négociante millionnaire qui engage un secrétaire, participe à des conférences, s’implique dans des sociétés internationales, monte des expositions, importe des objets asiatiques, expertise des objets lors des ventes et devient la mécène de différents musées français.

Tout ce que l’on sait des activités Carl entre 1893 et 1920, c’est qu’il a vendu des objets chinois et japonais, notamment des livres d’estampes japonaises au Victoria and Albert Museum (V&A), de 1900 à 1901 (C [Collection] V&A, E.1411-1900). Lors du recensement britannique de 1911, il réside au 43, Museum St., près du British Museum, où il travaille comme « art dealer » spécialisé dans des objets chinois et japonais (Census, 1911). Il meurt à cette même adresse le 12 décembre 1920. Son héritage, une somme de 610 livres, revient à Florine, bien que le couple ait divorcé à Paris le 9 mars 1895 (NPC, 1920, Langweil ; AP, D.Q7 37392, Succession Langweil).

Pour approvisionner son magasin, Mme Langweil voyage partout en Europe et en Angleterre, à la recherche de beaux objets anciens (Noufflard G., 1982, p. 68-69). En outre, elle participe à des centaines de ventes à l’hôtel Drouot, où elle acquiert des objets et des livres japonais et chinois (voir AP, D60E3/59-62, les procès-verbaux du commissaire-priseur Delestre, par exemple). Elle passe aussi des contrats directement avec des agents sur place en Chine, en Corée et au Japon et fait faire des fouilles (notamment à Shanxi), ce qui lui permet d’approvisionner son magasin en pièces authentiques et rares (Debrix J., 1935, p. 213-214 ; Kœchlin R., 1930, p. 67-68). Pour garantir leur qualité, elle confère aux agents un pourcentage du prix à l’achat (Debrix J., 1935, p. 213-214 ; Kœchlin R., 1930, p. 67-68).

Pour mieux mettre en valeur ses « trésors », elle achète un hôtel particulier au 26, place Saint-Georges, qu’elle inaugure en 1903. Alexandre le décrit comme « à la fois le musée et l’entrepôt de tout ce que l’art japonais et l’art chinois ont produit de plus rare, de plus vénérable et de plus éblouissant » (Alexandre A., 1903). « Cette maison-musée de l’art oriental » est réputée pour son ambiance, la liberté avec laquelle les clients peuvent toucher la marchandise et ses prix raisonnables » (Rivière H., 2004 ; Silverman W., 2018). Elle fournit des objets d’art non seulement à de grands collectionneurs et des joailliers comme Guimet, Ernest Grandidier (1833-1912), les frères Rouart, Lord Herbert Kitchener (1850-1916), John Pierpont Morgan (1837-1913), Charles Lang Freer (1854-1919), Henri Vever (1854-1942) et Louis-François Cartier (1819-1904), mais aussi à de nombreux musées internationaux : de Boston et Hambourg à Saint-Pétersbourg et Londres (Goerig F., 2005, p. 188).

Le catalogue de la « Collection Langweil » vendue à Londres en 1906 (à la suite de la banqueroute de l’Écossais qui avait acheté tout le stock chinois en 1905) donne une idée à la fois de sa marchandise et de sa renommée (Willis, 1906 ; Le Figaro, 16 mai 1905). Florine Langweil entretient des rapports amicaux avec ses clients ; elle leur explique l’origine et l’historique de leurs objets et leur propose des tarifs préférentiels, quand elle sait que ces pièces vont compléter une collection particulière (Rivière H., 2004, p. 93-95 ; MNAAG, Correspondance). Ainsi, les administrateurs de musées tels Émile Guimet, Raymond Kœchlin (1860-1931) ou Louis Metman (1862-1843) la sollicitent-ils pour qu’elle encourage des particuliers – et surtout les grandes collectionneuses comme Bertha Potter Palmer (1849-1918) ou Suzanne Poirson Girod (1871-1926) – à prêter des objets ou à faire des dons à leurs établissements (MNAAG, Correspondance, lettres des 21 novembre 1892 et 22 mai 1908).

Florine Langweil participe à toutes les expositions d’art asiatique organisées par le musée des Arts décoratifs de 1909 à 1914. Le dossier de l’Exposition chinoise de 1910, en particulier, contient de nombreuses lettres où on peut constater qu’elle aide ses confrères à évaluer et à dater des objets et à convaincre d’autres collectionneurs d’y participer (UCAD, sD1/53, dossier Exposition chinoise de 1910). Ce travail n’est pas toujours reconnu de façon publique ; le catalogue de l’Exposition chinoise, par exemple, ne documente que ses prêts. En revanche, à partir de 1910, elle commence à monter ses propres expositions, asseyant ainsi sa réputation d’experte. Les peintures chinoises qu’elle expose chez Durand-Ruel du 9 au 13 janvier 1911 éblouissent les Parisiens ravis par le talent des peintres chinois « médiévaux » (Mouney G., 1911 ; Durand-Ruel, 1911). Alexandre l’identifie comme l’initiatrice d’une mode, « la Grande Prêtresse de ce culte nouveau pour un art si ancien [...] l’agent enthousiaste et éclairé de cette démonstration magnifique » (Alexandre A., 9 janvier 1911). Une autre vente-exposition chez Durand-Ruel, du 5 au 30 décembre 1911, fait découvrir d’autres artistes chinois de la dynastie Song (960-1279) à celle des Qing (1644-1911) : y sont exposées plus de 100 peintures chinoises auxquelles s’ajoute une salle consacrée aux paravents anciens en laque polychrome, dit du Coromandel (Tchangyi-Tchou et Hackin J., 1911 ; Alexandre A., 5 décembre 1911 ; Möller T., 1912, p. 159-161). À partir de 1911, des antiquités de la « mission Langweil » seront exposées au musée Guimet à côté d’objets provenant des fouilles de Paul Pelliot (1878-1945), Édouard Chavannes (1865-1918), Jacques Bacot (1877-1965), de Jacques de Morgan (1857-1924) et Émile Goubert (1852-1909) (Le Figaro, 17 mai 1911). Mme Langweil officie désormais en tant qu’experte lors des ventes, comme celle en trois parties de son client Alexis Rouart (1839-1911) en 1911 (Langweil F., 1911) et participe régulièrement aux expositions d’art chinois organisées dans les musées Cernuschi et Guimet.

La nouvelle selon laquelle elle fermera son magasin en 1914 pour faire un voyage en Chine affecte ses clients, qui parlent de « la fin d’un rêve d’art » (Alexandre A., 1913). Florine Langweil cède son commerce à la Compagnie chinoise Tonying, présidée par un certain Tsang-Feu-Tshié (Le Figaro, 25 mai 1914). Malheureusement, la déclaration de la Première Guerre mondiale empêchera Mme Langweil de faire le voyage en Asie si longtemps souhaité. Elle continue, néanmoins, à exercer en qualité d’experte, à effectuer des dons réguliers, notamment au musée Cernuschi où elle occupe la fonction de vice-présidente de la Société des amis dès sa fondation en 1922 (BMVP, 26 août 1923). Des centaines d’articles dans Le Figaro, Le Gaulois et Comœdia permettent de tracer sa proéminence culturelle : elle prête des objets pour presque toutes les expositions d’art asiatique parisiennes à partir de 1909. Pendant la Première Guerre mondiale elle transforme son hôtel particulier situé au 61, rue de Varenne, en musée, montant des expositions pour « La Renaissance des foyers en Alsace » (5 mai – 20 juin 1916 ; 22-23 novembre 1917), dont les bénéfices sont consacrés aux soldats et orphelins de guerre (Petrucci R., 1916).

De plus en plus connue pour ses bonnes œuvres, et notamment pour la création d’un « Prix de français en Alsace » en 1923, elle continue à participer à des expositions telles « The International Exhibition of Chinese Art », qui se déroule à Londres de 1935 à 1936. Son militantisme contre les Allemands, sa participation à l’Alliance israélite, ainsi que l’opulence de sa maison-musée située rue de Varenne expliquent sans doute la saisie de sa collection par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale (restituée quasi intacte par la Commission consultative des Dommages et des Réparations en 1949) (Noufflard B., 1982, 82). Sa famille survivra en fuyant Paris pour s’installer à Toulouse, en Dordogne et ensuite en Normandie, avec de faux papiers qui cachent leur identité juive (Noufflard B., 1884, p. 81-82).

Jusqu’à sa mort en 1958 (le 22 décembre), Florine Langweil collabore avec les figures de proue de l’art asiatique du XXe siècle, parmi lesquels son ami Ching Tsai Loo (盧芹齋) [1880-1957] et Raymond Kœchlin (Noufflard B., 1982 ; Emery E., 2016).

Le magasin et la collection

Il est impossible d’inventorier la collection d’une marchande d’art qui a possédé, exposé et partagé plusieurs millions d’objets sur une période de 75 ans. Déjà, en 1913, c’est-à-dire 45 ans avant sa mort, le critique d’art Arsène Alexandre (1859-1937) remarque l’étendue de ses activités : « Pendant trente ans, Madame Langweil, seule, tout lui passant par les mains, tous les connaisseurs les plus exigeants n’ayant affaire qu’à elle, a importé pour des millions d’objets d’art japonais, coréen et chinois, avec un goût surprenant de sûreté et aussi de prescience » (Alexandre A., 1913). Les Archives nationales enregistrent les dons ponctuels d’objets japonais puis chinois faits par Mme Langweil et acceptés par le musée du Louvre (des stèles et sculptures chinoises, par exemple ; AN, 20144787/16). Le Bulletin municipal de laVille de Paris, les archives des musées des Arts décoratifs, Guimet, d’Ennery et Cernuschi nous permettent d’en tracer d’autres. Nous nous concentrerons donc ici sur les éléments les plus connus de sa collection. 

Après la liquidation du magasin situé place Saint-Georges, Mme Langweil privilégie surtout les musées alsaciens (de Colmar, Strasbourg et Mulhouse), alors peu pourvus en œuvres d’art. Ses dons au musée Unterlinden donnent ainsi une idée des ouvrages qu’elle considérait comme les plus importants : des tsuba, des kodzuka, des inrô et des makimono japonais datant des XVe au XVIIIe siècles, des vases et des miroirs de l’époque Han, d’autres objets chinois (des peintures, des statuettes et des tuiles de diverses époques), ainsi que des albums chinois et japonais des XVIIe et XVIIIe siècles (Goerig F., 2005, p. 187 ; MU 1C2/2, Registre des dons 1887-1927). Au musée de Strasbourg, elle offre une centaine d’objets japonais et chinois disparates : des brûle-parfum chinois du XVe au XVIIIe siècle, une licorne porte-miroir de l’époque Ming (1368-1644) et un miroir de l’époque Han, des vases japonais, 30 kakemono et des livres (MDS, don Langweil). Elle continue d’enrichir les musées alsaciens par le don de peintures modernes, d’objets asiatiques datant du vie au XVIIe siècle, ainsi que d’une rare collection d’estampes japonaises estimée à 500 000 francs en 1920 et qui sera exposée dans trois salles du musée de Strasbourg (MS, Don Langweil, lettre du 3 mai 1920 ; Le Figaro, 4 avril 1920). Au musée Unterlinden, on crée une « Salle Langweil » en juillet 1923. Celle-ci n’existe plus depuis 1962, mais un catalogue permet de comprendre l’installation conçue par Mme Langweil (Waltz J., n.d.).

Dans une interview de 1935, Jean Debrix évoque la richesse de sa collection personnelle, exposée au rez-de-chaussée de la maison située au 61, rue de Varenne : il s’agit de « trois salons immenses » remplis de « statues monumentales », vitrines, cristaux de roche, porcelaines, laques, ivoires, kakemono, le tout couronné par deux paravents de Coromandel de l’époque Kangxi considérés comme les chefs-d’œuvre de sa collection (Debrix J., 1935, p. 213). Un de ces paravents, qui figure l’arrivée en Chine des premiers Hollandais, est aujourd’hui au Rijksmuseum à Amsterdam (R, BK-1959-99) et l’autre au musée Guimet (legs de Mme Langweil ; MNAAG, MA2137). Avec l’exception de quelques autres legs (notamment un bol en biscuit de l’époque Kangxi d’une valeur de 22 000 francs au musée de Strasbourg et une potiche blanche et bleue de l’époque Ming estimée à 44 000 francs au musée Unterlinden), sa collection de 499 objets est dispersée du 4 au 6 juin 1959 pour la somme totale de 36 038 745 francs (AP, D.Q7 37392, Succession Langweil Collection de Madame Langweil, 1959). Ses contemporains appréciaient à sa juste valeur la personne qui a fait connaître l’art ancien chinois en France : « Si les femmes entraient un jour à l’Institut, Mme Langweil aurait tous les titres pour être admise parmi les membres libres de l’Académie des beaux-arts » (Alexandre A., 1911).