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Estampe d'Utamaro représentant une sauterelle posée sur un tuteur au milieu de fleurs roses et violettes.

LEVI MONTEFIORE Edouard (FR)

Une alliance réussie : les Montefiore et les Cahen d’Anvers

Le soir du 24 novembre 1855, dans son appartement place de la Concorde, le banquier Meyer Joseph Cahen d’Anvers (1804-1881) fête la signature du contrat de mariage de sa fille Emma (1833-1901) avec Édouard Levi Montefiore (1826-1907). La famille donne un dîner : le ministre Hippolyte Fortoul (1811-1856) y est convié et il note dans son journal qu’« Israël s’était choisi et endimanché » (Massa-Gille G., 1979-1989, p. 147). Le premier mariage de la première génération parisienne des Cahen d’Anvers allait être célébré avec le descendant d’une de plus prestigieuses familles juives du Vieux Continent. Si les Cahen d’Anvers liaient leur succès économique et social aux investissements récents du patriarche et à ses relations avec le comptoir des Bischoffsheim, les origines des Montefiore, quant à elles,pouvaient être retracées jusqu’à l’Italie du Moyen Âge : marchands à la tête d’un réseau très vaste, ils étaient liés à la ville d’Ancône, dont la synagogue conserve un rideau rituel en soie, offert par Leone Judah Montefiore (n. 1605) en 1630 (Wolf L., 1884).

Édouard est le fils d’Esther Hannah Montefiore (1800-1864) et d’Isaac Levi (ou Lévy), mort à Bruxelles le 9 janvier 1837. La branche des Montefiore dont il descend est active dans le secteur bancaire entre Livourne, la Belgique et le Royaume-Uni, ainsi que dans le commerce et les transports maritimes vers l’Inde et l’Australie (Draffin N., 1987).

Passionné de gravure, Édouard a été l’élève du célèbre aquafortiste bordelais Maxime Lalanne (1827-1886) [Beraldi H., 1890, vol. 10, p. 111-112 ; Dugnat G., Sanchez P., 2001, vol. 4, p. 1818]. L’un des plus fameux graveurs à la pointe sèche du XIXe siècle, Marcellin Desboutin (1823-1902), lui dédie un petit portrait, dont la Bibliothèque nationale de France conserve un exemplaire (BnF, Estampes et photographie, FOL/EF/415/I/1). Tout comme son frère Eliezer (1820-1894), Édouard semble aussi doué pour le dessin que pour la finance. C’est à sa main que l’on doit les illustrations des Notes de voyage rédigées par Louise Cahen d’Anvers (1845-1926) à l’occasion de sa traversée de l’Amérique latine (Paris, coll. Monbrison, 1893), ou encore un bel album de croquis réalisés dans les Alpes suisses (coll. Leroy-D’Amat, Albums de dessins d’É. Levi Montefiore, 1883-1894). Pour ce qui relève de sa production publique, il transpose en gravure 25 dessins d’Eugène Fromentin (1820-1876), accompagnés par un texte de Philippe Burty (1830-1890) (Burty P., 1877).

L’union d’Édouard Levi Montefiore avec Emma Cahen d’Anvers – dont les traits nous sont connus grâce à un portrait conservé par l’une de ses descendants (Paris, coll. part.) – renforce la présence des deux familles sur le marché européen. Dans la finance aussi bien que dans leurs choix immobiliers, les Montefiore et les Cahen d’Anvers adoptent des politiques similaires. À Bruxelles, la famille d’Édouard possède un fastueux hôtel particulier, au 35 de la rue des Sciences, siège actuel du Conseil d’État belge. Si les Cahen d’Anvers disposent de plusieurs châteaux en région parisienne, les Montefiore, eux, préfèrent la Wallonie : le couple se rend régulièrement chez Georges Montefiore (1832-1906) au domaine du Rond-Chêne, à Esneux (coll. famille Laroque, Photographie de famille au Rond-Chêne, 1885 ca). De leur côté, Édouard et Emma fixent leur demeure estivale dans une Country House à Coucy-le-Château-Auffrique (Aisne). Ici, au domaine de Moyembrie, leur petit-fils Seymour de Ricci (1881-1942), grand érudit, historien et épigraphiste réputé, fait ses premiers pas (Ramsay N., 2013).

Famille, sociabilité, religion

Entre la France, l’Italie et la Belgique, les Montefiore fréquentent un milieu huppé commun aux parents d’Emma. Les deux familles intègrent une upper class européenne aux intérêts variés. Tout comme plusieurs membres de la famille Cahen d’Anvers, Édouard Levi Montefiore est portraituré par l’un des artistes les plus connus de la Troisième République : Léon Bonnat (1833-1922) [Montréal, coll. part.]. Depuis 1882, une amitié le lie à Ernest Meissonier (1815-1891). C’est à cette époque qu’un des enfants du couple rentre à la maison avec deux tableaux du peintre, achetés « à un marchand de cannes et de parapluies des environs de Saint-Augustin » : il fallut les restituer au peintre le jour où celui-ci se présenta chez les Montefiore, accompagné par un commissaire de police, déclarant qu’il avait été dérobé de ses œuvres (Montefiore R., 1957, p. 24).

Parmi d’autres amitiés prestigieuses figure celle qui lie Édouard et ses frères à Louis Pasteur (1822-1895). Connaissant l’activité de la famille outre-mer, le scientifique se rend à l’hôtel de l’avenue Marceau vers 1893, pour « répandre son amertume », à l’issue d’une tentative inachevée de réduire la population des lapins australiens avec l’introduction de la myxomatose (Id., p. 30-31).

Des rapports également féconds lient Édouard Levi Montefiore et son épouse au compositeur César Franck (1822-1890) – qui donne de cours de chant à leur fille – ou encore à des amateurs d’art asiatique tels que leur belle-sœur Louise Cahen d’Anvers, Philippe Burty, Edmond Taigny (1828-1906), Henri Cernuschi (1821-1896), Charles Ephrussi (1849-1905) et Louis Gonse (1846-1921).

À Paris, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à côté des Rothschild, des Ephrussi et des Pereire, ou encore des Bischoffsheim et des Camondo, les Montefiore et les Cahen d’Anvers gagnent leur place à la bourse, aussi bien que dans les salons et dans les clubs de prestige de leur temps, côtoyant une aristocratie conservatrice qui cache rarement son mépris pour les juifs.

Des quarante-six ans de mariage d’Édouard Levi Montefiore et Emma Cahen d’Anvers naît une descendance nombreuse, bien que terriblement marquée par deux pertes précoces. Anna (1860-1863) et Alice (1863-1869) ne survivent que trois et six ans. Hélène (1857-1932), Georges (1864-1903) et Raoul (1872-1963) assureront la poursuite de la lignée (Legé, A.S., 2022).

Par l’un des mariages de cette deuxième génération, celui de Raoul avec Jeanne Machiels (1877-Auschwitz, 23 juillet 1943), les Cahen d’Anvers et les Montefiore renforcent ultérieurement leurs relations : Jeanne est la petite-fille de Joseph Alfred Cahen (1809-1890), frère cadet du patriarche des Cahen d’Anvers. En parallèle, le mariage d’Hélène Montefiore avec James Herman de Ricci (1847-1900) – descendant d’une famille de la noblesse florentine – est témoin d’une réussite formelle qui s’exprime également par l’exogamie de la famille. Georges, de son côté, célèbre son union avec Esther Antokolsky (n. 1875), fille du grand sculpteur lituano-russe Mark Antokolsky (1843-1902) [Legé, A.S., 2022, p. 57-59, 68-71].

Malgré le mariage mixte de sa fille Hélène, l’inscription d’Édouard Levi Montefiore à la Société des Études juives (Actes et Conférences de la Société des études juives, t. 1, 1886. p. 82) ainsi que l’épigraphe « שָׁלוֹם » (shalom) qui orne le tombeau de la famille (cimetière de Montmartre, 3e division, no 250) sont témoin d’un attachement profond à la tradition juive, rarement constaté chez les différentes branches des Cahen d’Anvers. Au sein d’une élite minoritaire, qui se bat pour son intégration dans une société catholique, souvent malveillante, le choix d’une inscription funéraire en yiddish, courte et positive, constitue un message très clair : Édouard Levi Montefiore affiche ses origines et s’identifie dans ses racines.

L’hôtel de l’avenue Marceau et ses collections

En 1881, après la mort du père d’Emma, Meyer Joseph Cahen d’Anvers, le couple quitte l’hôtel Cahen d’Anvers dans la rue de Grenelle pour s’établir au numéro 58 de l’avenue Marceau. Ici, pour 600 000 francs, Édouard Levi Montefiore achète un vaste hôtel particulier ayant appartenu à Edme Armand Gaston, duc d’Audiffret-Pasquier (1823-1905). Aujourd’hui remplacé par un immeuble de la seconde moitié du XXe siècle, l’ancien bâtiment est décrit par Raoul Montefiore dans son journal : « Quand on avait passé la porte cochère, on se trouvait sous voûte avec, à sa gauche, la loge du concierge […]. À droite, un vestibule et, plus loin, une grande cuisine. Après la voûte, un jardinet avec une sortie sur la rue Bassano […]. Un escalier à rampe de bois menait aux étages. Il était tout garni de Kakémonos, dont l’une, d’une très grande beauté, représentait un tigre. Au premier, la salle à manger avec, à l’angle, sur la rue Bassano, un balcon où l’on était très bien les soirs d’été ; puis un petit salon à tentures de soie bleu où se trouvait une très belle garniture de cheminée Louis XVI […]. Ensuite venaient le grand salon aux lambris dorés, puis le cabinet de travail [d’Édouard] occupant deux étages avec une galerie de bois courant à hauteur du deuxième étage. Derrière, une galerie où [il] avait réuni sa collection japonaise, puis la salle de billard » (Montefiore R., 1957, p. 5, 22).

Une belle photographie, prise dans la bibliothèque, nous permet d’apprécier la variété et la qualité des objets recueillis par Édouard Levi Montefiore (Id., p. s.n.). Une immense cheminée Renaissance, héberge la silhouette sévère d’un buste en marbre blanc, portraiturant probablement un membre de la famille. Sous l’éclairage d’un lustre en bronze, plusieurs meubles du XVIIIe siècle, posés sur des tapis perses, accueillent des laques et des céramiques ainsi que des paravents richement ornés, ou encore un casque de samouraï et des katanas. Confortablement assis dans son fauteuil, un fourreau de sabre à la main, le collectionneur semble observer des tableaux qui jaillissent à l’extrémité gauche de l’image, près d’un dossier qui conserve des dessins. Derrière lui, paraît un tableau d’Eugène Fromentin, l’Oasis à Laghouat, datant des années 1860 et tiré d’une photographie prise en Algérie par l’artiste. Sous le titre de Forêt de palmiers, cette toile avait fait partie des collections de Meyer Joseph Cahen d’Anvers (prisée 5 000 francs ; AN, Min. cent., LXIV, 908, 1881, 19 septembre). Vendue chez Christie’s New York en 1995, elle se trouve aujourd’hui chez un collectionneur particulier (Thompson J., Wright B., 2008, p. 299, 562).

Au moins un autre tableau rejoint l’avenue Marceau après la mort du père d’Emma Cahen d’Anvers. Il s’agit d’une version du célèbre portrait de Napoléon premier consul, par Jean-Baptiste Greuze (1725-1805). Le futur empereur des Français, debout dans son cabinet, tourne le dos vers une ouverture qui laisse entrevoir la ville d’Anvers : chez une famille qui lie son pouvoir à cette capitale commerciale sur l’Escaut, le choix d’un tel tableau n’est pas anodin. Meyer Joseph l’avait acquis en 1866, à la vente du marquis Valori Rustichelli (71 × 55 cm ; Catalogue des tableaux […], 1866, cat. 96 ; Mauclair C., Martin J. et Masson C., 1906, cat. 1062). Il s’agit probablement d’une ébauchepour le grand portrait du musée Napoléon, envoyé à Versailles en 1835 (242 × 177 cm ; inv. MV 4634).

Tout comme chez de nombreux amateurs, les objets asiatiques d’Édouard Levi Montefiore trouvent ainsi leur cadre dans des espaces profondément liés au XVIIIe siècle. Si certains tableaux modernes soulignent l’attention du propriétaire pour les arts de son temps, d’autres toiles, l’architecture et l’ameublement mettent en évidence l’attachement de la famille au style de l’Ancien Régime, symbole universel du « bon goût ».

Encore une fois, les souvenirs de Raoul Montefiore nous offrent une image colorée de ce que cette collection représente pour sa famille. À Paris, Édouard, son père, est parmi les premiers à comprendre la finesse de l’art japonais, à côté d’amateurs tels que Gonse, Burty et Cernuschi. Sa collection est bien connue. Très souvent, il rentre à l’hôtel avec « un nouvel objet qu’il [vient] d’acheter », pendant que son épouse fait « les gros yeux ». Ses appartements accueillent des « délicates figurines d’ivoire dont chacune [raconte] une histoire », des « boîtes à médecine en laque » et des « sabres à fourreau ». Une de ces lames, avec son étui en laque noir, date du Xe siècle et est estimé « 10 000 francs » (Cf. Gonse, L. 1883, p. 418, cat. 11). Dans une antichambre se trouve « une selle tout en laque avec d’énormes étriers et, à côté, deux hommes d’armes avec leurs cottes de mailles ». Au-delà de leur valeur marchande, ces objets s’offrent au touché et à la vue des hôtes du couple, auxquels l’on permet de soupeser une potiche ancienne sur une paume, d’effleurer la patine d’une laque ou de tester la froideur d’une lame ou d’une figurine en bronze : « Le comte de Jansé emprunte une fois une des armures pour un bal costumé » (Montefiore R., 1957, p. 22, 76-77).

Chez les Montefiore, la tradition du costume – qui va du bal historique à la mascarade – intéresse toutes les branches de la famille et touche l’ensemble de leur milieu. À l’occasion d’un bal chez Henri Cernuschi, par exemple, Édouard Levi Montefiore se « fait la tête du maître de la maison », pendant que son fils Raoul est déguisé « en bouquetière » (Id., p. 75).

La collection Montefiore à l’exposition rétrospective de l’art japonais

Édouard et son épouse ouvrent avec joie leurs portes aux amateurs, mais Édouard contribue également au rayonnement de sa collections à travers les prêts. En 1883, par exemple, plus de 200 objets lui appartenant trouvent leur place dans les vitrines de l’Exposition rétrospective de l’art japonais, organisée dans les salles de la Galerie Georges Petit par Louis Gonse (Gonse, L. 1883, p. 415-436, cat. 1-221). Dans le catalogue, la section consacrée à la collection Montefiore s’ouvre par une belle gravure d’un casque de samouraï et est close par celle d’une garde de sabre avec deux dragons. Entre les deux illustrations, une multitude d’objets japonais d’époques variées charment les lecteurs. Parmi onze lots de bronzes figurent une mante religieuse et une jardinière carrée portant la signature de Murata Seimin (1781-1837), ou encore un vase cylindrique sur pied, signé par Kimura Toun (1800-1870 ca). Plusieurs sections sont consacrées aux objets de nature militaire. Douze sabres complets et un fourreau du XVIIIe siècle sont suivis par un recueil de 108 gardes de sabre en métaux divers, divisées en 52 lots, par 8 armures et casques et par une petite collection de poignards et couteaux. Édouard Levi Montefiore possède également un recueil de douze netsuke en métal, en forme d’animaux ou de bouddhas, avec les signatures de plusieurs artistes, dont Kyudaisai Temmin et Ho Riomin (début XIXe siècle). Le catalogue évoque ensuite 56 lots d’objets en ivoire, 22 d’objets en bois sculpté et un recueil de 13 inrô laqués. Comme le témoignait déjà le dossier bien en vue dans la photographie d’Édouard Levi Montefiore dans sa bibliothèque, la collection prêtée à la Galerie Georges Petit inclut également 7 lots d’albums et de feuilles détachées, dont 2 volumes de vues des côtes du Japon et 47 représentations de ronin, par Utagawa Kuniyoshi (1797-1861). Deux dernières sections sont consacrées aux fukusa et aux kakemono, parmi lesquels figure un singe sous des feuilles de bananiers couvertes de neige, portant la signature de Mori Sosen (1747-1821).

Dans ses choix, Édouard Levi Montefiore semble exprimer une certaine préférence pour les objets dérivant de la tradition martiale du pays du Soleil-Levant, sans pourtant négliger le dessin paysagiste, les laques ou encore la porcelaine de Chine. Si cette dernière trouve aisément sa place à l’hôtel de l’avenue Marceau, comme elle le fait dans de nombreuses résidences de l’époque, l’attention que Montefiore consacre au Japon en fait l’un de précurseurs du japonisme. La sortie du Japon de son isolement datait seulement de 1853 : la France avait signé un accord « d’amitié et de commerce » avec le shogunat, cinq ans plus tard. Des recherches plus approfondies sur la collection d’Édouard Levi Montefiore restent à mener. Néanmoins, les objets exposés à la Galerie Georges Petit en 1883 offrent un aperçu de celle qui devait être une de plus vastes collections d’art japonais en France. Rassemblée dans l’espace de trois décennies, elle fait preuve du goût, de l’ouverture d’esprit et de l’éducation cosmopolite du propriétaire.