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« Welz est avant tout un homme d’affaires qui, du point de vue politique, peut être décrit comme un opportuniste qui a toujours su s’accommoder dans chaque circonstance du système existant afin d’en tirer profit pour son commerce. Ainsi est-il également parvenu à se hisser du statut de propriétaire d’une boutique d’encadrement au rang d’expert en art du Reichsgau de Salzbourg1. »

Voyages d’affaires à Paris d’un profiteur nazi

Friedrich Welz avait repris en 1934 le commerce de son père, une boutique d’encadrement et de dorure située au 16 de la Sigmund-Haffner-Gasse à Salzbourg, qu’il avait transformée en galerie, après avoir obtenu une licence pour le commerce d’art. L’« aryanisation » de la Galerie Würthle lui a permis d’étendre en 1938 ses activités à Vienne1.

À partir de l’automne 1940, Welz s’est efforcé de réaliser, au nom du Gauleiter de Salzbourg et Reichstatthalter [gouverneur du Reich] Friedrich Rainer, un projet qui lui tenait à cœur : celui de fonder à Salzbourg un musée régional en tirant bénéfice des « tournées d’achat » effectuées dans la France occupée2. Grâce à l’acquisition de centaines d’œuvres d’art sur le marché de l’art parisien, qu’il a revendues ensuite à de hauts fonctionnaires nazis comme les ministres du Reich Bernhard Rust (1883-1945) et Fritz Todt (1891-1942) ou le Reichsstatthalter de Vienne Baldur von Schirach3 (1907-1974), Welz, qui était lui-même membre de la NSDAP depuis juillet 1938 et disposait d’un bon réseau, a réussi à devenir l’un des marchands d’art importants du régime nazi4. Des galeristes comme Wolfgang Gurlitt5 (1888-1965) et des collections publiques comme le Cabinet des estampes de Munich, le Kunsthistorisches Museum et la Graphische Sammlung Albertina de Vienne ont également profité des transactions d’œuvres d’art réalisées par Welz6.

Welz s’est rendu pour la première fois en mission officielle à Paris le 19 septembre 1940, mandaté par le gauleiter Rainer « pour acheter des meubles et des objets d’art pour le château de Klessheim, qui sera transformé en maison d’hôtes sur ordre du Führer, et pour les bureaux du Reichsstatthalter7 ». Welz y a fait l’acquisition de quatre tapisseries flamandes, Les Travaux d’Hercules, pour 425 000 F auprès la Galerie Paul Cailleux8, mais il a aussi acheté un grand nombre de peintures qui devaient rejoindre le futur musée de Salzbourg. En plus de ses rapports euphoriques sur « les autres achats extraordinairement avantageux qu’on peut faire à Paris9 », Welz informait par téléphone la Reichsstatthalterei de Salzbourg, le 16 novembre 1940, lors de son second séjour en France, de la confiscation des biens artistiques appartenant à des Juifs et de leur dépôt au musée du Louvre :

« Par ordre du Führer, le Reichsleiter Rosenberg peut disposer de ces objets d’art. Considérant l’ordre du 17 septembre 1940, Welz demande d’adresser au chef du commandement suprême de la Wehrmacht […] une demande de main levée des meubles et des objets d’art saisis à des Juifs. […] Welz aurait à présent la possibilité d’examiner ces objets et de choisir ceux qui pourraient être mis de côté pour Klessheim et pour la résidence. De cette façon, on pourrait obtenir gratuitement tout un tas de choses10. »

Même s’il s’est vu refuser par la Präsidialkanzlei de Berlin l’autorisation de faire d’autres achats pour l’aménagement de Klessheim, Welz a pu, à l’occasion de quatre voyages supplémentaires – en novembre 1940, en février, mai et octobre 1941 – et grâce aux lettres de recommandation du ministre du Reich Rust et du Gauleiter Rainer, acquérir pour le futur musée régional de Salzbourg auprès de divers marchands d’art parisiens quelque 300 objets d’art, des tableaux pour la plupart, mais aussi plusieurs sculptures et du mobilier. Hormis une série de peintures baroques et quelques objets médiévaux, ce sont les œuvres du XIXe siècle qui forment le noyau de ses acquisitions parisiennes (des peintres réalistes comme Courbet, des représentants de l’école de Barbizon, des impressionnistes et des postimpressionnistes, mais aussi des sculpteurs comme Rodin, Maillol ou Despiau). Gerhard Plasser a fait remarquer à juste titre que dans la compétition avec l’élite des collectionneurs nazis, Welz n’a pas réussi à mettre la main sur les œuvres de tout premier choix11.

Contacts parisiens

Lors de la transaction et de l’acquisition de ces œuvres et objets d’art, Welz s’est servi de plusieurs intermédiaires, dont nous ne connaissons toutefois que deux par leur nom, son interprète madame Andrée Salamon et un certain « Monsieur Solpray »1. Sont également attestés des contacts avec Wilhelm Jakob Mohnen, un agent de la Gestapo et connaisseur particulièrement avisé du marché de l’art parisien sous l’Occupation2.

Fritz Koller indique que « de folles rumeurs » circulaient déjà pendant la guerre à propos des acquisitions réalisées par Welz à Paris, on disait par exemple qu’il avait « volé en France des œuvres par wagons entiers3 ». Selon Koller,

« les faits […] sont bien plus modestes : lors de ses cinq voyages à Paris, Welz a acheté un nombre inconnu d’œuvres d’art et d’objets décoratifs présentant une valeur historique, depuis les meubles de style jusqu’aux tissus d’ameublement. En 1942, il a fait l’inventaire de 312 objets d’art, parmi lesquels 288 tableaux et 24 sculptures pour la Landesgalerie. Il a acquis 308 objets auprès de 42 marchands dont on connaît le nom. Il y a quatre objets pour lesquels les marchands restent inconnus4 ».

Contrairement à Koller, Gert Kerschbaumer fait remarquer que plusieurs noms de marchands qu’on trouve dans l’inventaire de la Landesgalerie ne se laissent pas identifier et que la provenance des œuvres est généralement incertaine :

« Ainsi la provenance des œuvres est-elle impossible à déterminer, à quelques rares exceptions près, et bien des marchands français ne peuvent pas être identifiés non plus. Quand c’est toutefois le cas, cela ne veut pas dire que Welz ait acquis les œuvres chez eux. Cela est plus ou moins sûr uniquement dans le cas d’Alexis Rudier. C’est chez lui que Welz a acheté plusieurs pièces à prix fort et apparemment sur facture : huit sculptures, y compris Les Bourgeois de Calais d’Auguste Rodin, Axa et un torse de Charles Despiau, Trois Nymphes d’Aristide Maillol5. »

Lors de la cinquième et dernière tournée d’achats effectuée par Welz à Paris en octobre 1941, un employé de l’Ambassade d’Allemagne à Paris s’est dit « quelque peu surpris que monsieur WELZ soit réapparu à PARIS », étant donné que

« Monsieur WELZ a laissé ici une impression fort désagréable par la manière dont il a fait ses achats l’an dernier. […] Je vous prie de bien vouloir renoncer à tout autre voyage de monsieur WELZ à Paris, un soutien de la part de l’Ambassade ne saurait être envisagé dans aucun cas6 ».

Nouvelle donne

Par la suite, le changement de Gauleiter et la nomination à ce poste de Gustav Adolf Scheel (1907-1979) en novembre 1941 ont probablement réduit l’influence de Welz sur la politique culturelle à Salzbourg1. Ne voulant pas que celui-ci pût continuer d’agir en « maître de la confusion2 » entre missions officielles et profit personnel, Scheel écrivait à von Schirach qu’il avait

« pris une nouvelle voie avec Welz. Après l’occupation de la France, Welz y a réalisé d’assez gros achats sur ordre du gauleiter Rainer. Il a profité de cette occasion pour faire aussi une quantité considérable d’achats pour son propre compte. Jusqu’à ce que je prenne mon poste à Salzbourg, on ne savait absolument pas quels tableaux, tapis, etc. appartenaient au Reichsgau et lesquels étaient la propriété personnelle de Welz. W. en a disposé à chaque fois comme il convenait à ses affaires personnelles3 ».

En avril 1942, Welz dut prendre acte du souhait du nouveau gauleiter que « tous les objets acquis pour le Reichsgau de Salzbourg soient remis à celui-ci » :

« Je n’avais jamais reçu de commandes précises pour les achats en France. Le choix des œuvres d’art et des objets d’ameublement à acquérir était plus ou moins laissé à mon entière initiative et à mes risques personnels. Mes accords initiaux avec le Gauleiter Dr Rainer ne comportaient qu’une obligation d’en réserver la préemption au Reichsgau de Salzbourg. […] C’est à la collection d’œuvres d’art de la Landesgalerie que je porte un amour fanatique. En tant que national-socialiste, je veux contribuer, dans les limites de mes capacités, à mener à bien une œuvre qui est au service de la collectivité4. »

Après la guerre

À la demande de la Commission française de récupération artistique, Welz a été interné par les Américains de novembre 1945 à avril 1947 au « Camp Marcus W. Orr », à Glasenbach, au sud de Salzbourg1. La correspondance que Welz a entretenue depuis le camp montre clairement qu’il n’était pas du tout prêt à remettre en question les pratiques commerciales qui avaient été les siennes à l’époque nazie : « Parfois je crois vraiment être au bout. S’ajoute en outre la conscience d’avoir sacrifié la moitié de ma vie à un but qui sera probablement détruit aujourd’hui par des mains incompétentes2. » Le marchand d’art salzbourgeois Fritz Hoefner, qui avait été nommé en novembre 1945 administrateur provisoire de la Galerie Welz, a porté plainte contre Welz auprès du Tribunal du peuple (Volksgericht) de Linz en juin 1947. Les poursuites engagées en vertu du paragraphe 6 de la loi sur les crimes de guerre (« enrichissement abusif en tirant profit de la prise de pouvoir par les nazis ») ont été abandonnées en janvier 19503.

À partir de 1946 au plus tard, la Commission française de restitution a mené ensuite, sous la direction du major Eugène Villaret, des enquêtes sur la localisation des 312 œuvres que Welz avait acquises à Paris dès l’automne 1940 et dont il avait fait en 1942 l’inventaire pour la Landesgalerie. Environ 200 des objets saisis ont été rapatriés en France en plusieurs convois entre fin février et début mai 1947. D’autres ont suivi jusqu’à fin 19494. En juin 1948 a été établie une liste de 120 œuvres manquantes : « « Attached list of 120 paintings which were acquired in France during the war by Frederick Wels [sic] have not yet been recovered […] and restituted to the French.5 » À ce jour n’ont pas été restituées non plus les 19 œuvres d’art qui ont été découvertes dans les années 1950 et qui se trouvent toujours dans la collection de la Residenzgalerie de Salzbourg6. Dans l’après-guerre, les autorités de Salzbourg n’estimaient pas qu’il était éventuellement de leur devoir d’identifier et de restituer des objets provenant de France :

« Ni le bureau du gouvernement, ni les services de comptabilité du Land ne savent de quelle manière les affaires de la Landesgalerie ou de la Gemälderie de Salzbourg dirigée alors par Friedrich Welz […] ont été conduites. Si la recherche d’œuvres d’art françaises devait se poursuivre, le gouvernement du Land souhaiterait pouvoir recommander au quartier général français de prendre directement contact avec l’ancien directeur de la Gemäldegalerie Friedrich Welz7. »