Le projet Medieval Kashi
"Des carreaux persans sur les murs européens…"
Fort peu de temps après les premières descriptions émerveillées des décors architecturaux de lustre métallique de l’Iran central au XIXe siècle par des officiels français en poste en Iran et autres voyageurs zélés, les collections européennes se sont mises à scintiller de carreaux en forme d’étoiles. On assiste ainsi, dès les années 1860, par vagues successives, au démantèlement des décors architecturaux de lustre métallique des monuments de l’Iran Ilkhanide (1256-1335), principalement de monuments funéraires et de culte1.
À l’issue du long périple des murs pour lesquels ils ont été conçus à ceux des particuliers ou des musées européens puis outre atlantique, ils acquièrent soit le statut d’œuvre d’art, présentés dans leur unicité soit celui de témoin voire d’échantillon ainsi qu’on l’observe de façon assez violente au sein des collections du musée national de Sèvres sous forme d’une multitude de fragments.
Le démantèlement est absolu, la partie séparée du tout, de l’ensemble. À de rares exceptions près les carreaux arrivent en occident totalement décontextualisés, les indices de leur provenance sont souvent effacés. Quelques registres d’inventaire de collections publiques les retiennent parfois mais elles sont rares et toutes relatives, un nom de topographie pouvant couvrir différents monuments, différentes parties d’un complexe ; plus les démantèlements s’organisent, plus les pistes sont brouillées. Le scintillement s’accompagne d’une grande violence dans l’arrachement des œuvres à leur environnement, leur origine et leur culture. Si la base ne peut remédier à cet arrachement originel, elle entend proposer, à une petite échelle, une manière d’envisager à nouveau des ensembles, des contextes et aussi des invidualités.
Le décor architectural de lustre métallique en Iran aux 13e et 14e siècles
Les premiers carreaux lustrés conservés mentionnent des dates qui les situent au tout début du 13e siècle, avec des noms d’artistes dont le plus célèbre, Abu Zayd1 qui est peintre céramiste de Kâshân, le grand centre de production de céramique fine de la période. Outre des pièces de forme (coupes, plats, bouteilles…), ce premier artiste à sortir de l’ombre a signé un certain nombre de carreaux dont on ne connait pas la provenance. Seuls deux sanctuaires chiites majeurs préservent des décors de cette période qui précède le traumatisme des invasions mongoles des années 1220 : les tombes de Fatima à Qom et de l’Imam Reza à Mashhad où apparaissent les signatures d’Abu Zayd et Muhammad ibn Abi Tahir.
La production prend toute son ampleur dans la seconde moitié du 13e siècle, après l’avènement de la dynastie des mongols Ilkhanides dès les années 1260, jusqu’à la fin des années 1330. Le premier carreau daté que l’on connaisse mentionne la date de 600 de l’Hégire associée au mois de safar, soit octobre 1203 de notre ère (il est conservé au Musée d’art islamique du Caire, inv. 3162). Les derniers portent la date de 740 H. soit 1339. Après cette date la production semble disparaître.
Ces carreaux enrichissent l’intérieur de monuments religieux, funéraires voire palatiaux.
Ils se présentent sous forme d’étoiles ou de croix qui s’agençaient en panneaux dans la partie inférieure des murs ou encore de pièces rectangulaires ou carrées s’alignant en frises au-dessus de ces panneaux. Quadrangulaires, ils s’appliquent à magnifier les zones les plus importantes des élévations des édifices comme celle du mihrab, niche indiquant l’orientation de la prière, ou bien à couvrir des cénotaphes au sein des édifices funéraires.
État des lieux de l’étude des corpus de carreaux dispersés
L’émulation engendrée par la grande exposition de Londres sur l’art persan en 1931 (1931 - International Exhibition of Persian Art, Royal Academy of Arts), a stimulé une floraison de publications parmi lesquelles les premiers articles importants sur le décor architectural de lustre métallique. S’illustrent particulièrement Richard Ettighausen, historien de l’art islamique d’origine allemande qui fera une grande carrière dans les musées américains, et Mehdi Bahrami, chercheur iranien ayant étudié et travaillé en Europe avant de retourner en Iran.
Grâce à leurs travaux et quelques autres, le décor architectural lustré iranien dispersé commence à être identifié et problématisé. Néanmoins, la somme la plus importante sur le sujet est constituée par la thèse du professeur Oliver James Watson soutenue en août 1977 (University of London / School of Oriental and African Studies), intitulée « Persian Lustre Tiles of the Thirteenth and Fourteenth Centuries », thèse non publiée mais dont une synthèse est offerte par l’auteur dans un ouvrage traitant de manière plus générale la question de la céramique à décor de lustre métallique iranienne, sur l’ensemble de la chronologie de la production (Oliver Watson, Persian lustre ware, Faber and Faber, London, 1985).
Le travail d’Oliver Watson reste un pilier et une source incontournable pour notre champ de recherche. Au fil des catalogues d’exposition, des publications de collections des musées (papier ou en ligne), des catalogues de vente, des pièces inédites sont publiées. Les ressources nécessaires à la recherche sur le sujet sont relativement disparates. Depuis une vingtaine d’années, on doit à Yves Porter (professeur à l’Université Aix-Marseille), de nombreuses publications novatrices sur la production iranienne de lustre métallique.
Les sources iraniennes sont quant à elles lacunaires, mais très précieuses : le regretté épigraphiste Abdullah Ghouchâni a publié en 2019 une somme consacrée aux carreaux du sanctuaire de l’Imâm Rezâ à Mashhad où il formule des hypothèses inédites sur la figure du plus célèbre artiste en céramique mentionné précédemment, Abu Zayd, ayant signé à la fois des pièces de forme et des carreaux architecturaux sur huit décennies (lui-même puis probablement son atelier). Son ouvrage, intitulé “The Golden Tiles’ Traditions of Imam Reza’s (A.S.) Holy Shrine” (Islamic Research Foundation, Astan Quds Razavi, Mashhad, IRAN) n’a malheureusement pas été beaucoup diffuse, avec un faible tirage à 500 exemplaires.
Par ailleurs, Maryam Kolbadinejâd, chercheuse associée au Medieval Kâshi Project jusqu’en 2017, invitée à l’INHA en 2021, a soutenu une thèse ayant pour sujet le corpus le plus riche en informations au regard des inscriptions (« Style study of luster tiles of Imamzadeh Masumeh (holy shrine and Qom museum) and Imam Reza’s shrine », february 2013, Tarbiat Modares University, Tehran). Il s’agit d’un corpus de carreaux inédits conservés au musée Âstâneh, musée du sanctuaire Hazrat-e Masumeh à Qom. Ces carreaux ornaient jusqu’en 1917 l’intérieur de l’Imamzadeh Ali ibn Ja’far, tombeau construit et décoré entre 1307 et 1339. En raison de vols et de graves dommages, ils ont été déposés et remis au musée du sanctuaire. Ce sont actuellement près de 300 pièces qui figurent dans les collections du musée Âstâneh dont 242 inscrites ; 95 mentionnent la date de fabrication (738 de l’Hégire (1337) pour l’écrasante majorité) assortie dans de nombreux cas du nom du centre de production (Kâshân), de celui de l’atelier de fabrication, voire de celui de l’artiste qui a réalisé ou peint la pièce. Ce corpus a été présenté lors d’une conférence à l’INHA et devrait intégrer la base dans un second temps.
Du Medieval Kâshi Project au Medieval Kâshi Online
Au sein des ensembles de carreaux, les corpus d’étoiles et de croix inscrits permettent de mettre en lumière le contexte de production puisqu’ils comportent parfois, au détour de citations coraniques ou de vers poétiques, la mention de dates, de signatures, de noms d’atelier dans de plus rares cas et du centre de production de Kâshân, déjà bien attesté par les sources. Cette stimulante caractéristique, permettant de s’appuyer sur des données historiques tangibles pour l’étude du décor architectural lustré de l’Iran médiéval et celle des objets qui lui sont affiliés d’un point de vue stylistique, a donné l’impulsion au département des arts de l’Islam du Musée du Louvre de lancer, courant 2015, grâce au soutien du Roshân Cultural Heritage Institute par l’intermédiaire du Fonds de dotation du musée du Louvre, le Medieval Kâshi Project.
La première phase de ce projet de recherche proposait la méthodologie suivante :
- la collecte des mentions historiques par la lecture des inscriptions des corpus des principales collections iraniennes, européennes et américaines au moyen de prospections physiques.
- la collecte de données issues des inventaires, de la documentation et des archives des institutions prospectées. Tâche plus complexe et de longue haleine car au-delà des informations identifiées, déjà en lignes, des recherches supplémentaires sont nécessaires.
La prospection physique évoquée ci-dessus pouvant elle aussi fournir des indices historiographiques sous forme d’étiquettes, de graffiti, de cachets de cire… L’objectif de cette collecte de matériel brut à exploiter dans plusieurs directions, était d’affiner la chronologie, de tenter de réattribuer, dans la mesure du possible, des ensembles à des monuments, voire à des ateliers grâce à des analyses stylistiques.
Outre la collaboration avec Maryam Kolbadinejâd (Islamic Azad University, Téhéran), associée au projet jusqu’en 2017 grâce à une bourse du Roshan Cultural Heritage Institute (Elahé Omidyar Mir-Djalali Fellowship), le projet à l’échelle du département des arts de l’Islam, a bénéficié jusqu’en 2016 de l’aide de Rosène Declementi qui a mené les recherches au sein des archives du musée des Arts décoratifs (inventaires, archives relatives aux acquisitions).
Le projet ambitionnait également, grâce aux sources en persan et à la collaboration d’historiens, de mettre en lumière des aspects encore inédits du contexte social et culturel de création. Il a été souligné que ces carreaux viennent de sanctuaires chiites ou liés à des personnalités du soufisme : ceci indique qu’une élite religieuse était à même de commander de riches décors pour ses monuments1. Ces enjeux restent encore à explorer.
Le Medieval Kâshi Project a dans sa première phase principalement pris corps à travers des missions de collecte de données et à travers la construction d’un réseau de collaborations poursuivies et accentuées dans le cadre du programme Medieval Kâshi Online.
Institutions prospectées et partenaires :
- Victoria & Albert Museum, Londres (2015)
- British Museum, Londres (2015)
- Musée national de la Céramique, Sèvres (2016)
- Musée National d’Iran, Téhéran (2016)
- Musée Reza Abbassi, Téhéran (2016)
- Musée Moghaddam, Téhéran (2017)
- Musée Âstâneh, Qom (PHD M. Kolbadinejâd)
- Museum für Islamische Kunst, Berlin (2017)
- Museum of Fine Arts, Boston (2017)
- Metropolitan Museum et Brooklyn Museum, New York (2017)
- Freer Gallery, Washington (2017)
Les données ont d’abord été saisies dans des tableaux Excel, sur des carnets, dans une profusion de notes, de critères qui se devaient d’être structurés et organisés pour une meilleure accessibilité. C’est ici qu’est née la nécessité d’un second volet, le Medieval Kâshi Online qui n’est pas une simple mise en ligne des données mais bien une structuration des données de la recherche en vue de leur usage par une communauté plus large de chercheuses et chercheurs.
Après une interruption de deux ans et grâce à la collaboration de Delphine Miroudot, initiatrice du projet, et Élodie Pomet, documentaliste scientifique au département des arts de l’Islam, la nécessité d’une base de données s’est imposée. Cet élan est né d’une réelle conviction mutuelle de l’importance du partage des données, que chacun exploite ensuite en fonction de ses angles de recherche, dans des disciplines au-delà de l’histoire de l’art et des collections. Parmi ces données figurent notamment les inscriptions, dont la publication est un enjeu majeur, et tout particulièrement celle des inscriptions poétiques, livrant parfois des vers inédits qu’il convient de porter à la connaissance des chercheurs et amateurs de littérature persane.
Que Yannick Lintz, alors directrice du département des arts de l’Islam, soit remerciée pour avoir encouragé un rapprochement avec le département des études et de la recherche de l’INHA qui a accueilli le projet et l’a porté dès l’automne 2020. Le Medieval Kâshi Online associe depuis trois partenaires, l’INHA, le Musée du Louvre, la Cité de la Céramique – Sèvres et Limoges.
Que trouve-t-on aujourd’hui dans le Medieval Kâshi Online ?
La base de données propose principalement des notices d’œuvres issues des corpus prospectés dans le cadre du Medieval Kâshi Project et d’autres recherches menées en 2020 et 2021. Ne sont retenus que les carreaux en forme d’étoiles et de croix inscrits. En ce qui concerne les collections publiques françaises sont publiés les carreaux du Musée du Louvre, ceux du Musée des Arts décoratifs (en dépôt au département des arts de l’Islam depuis 2006), du Musée national de Céramique de Sèvres et du Musée Adrien Dubouché de Limoges (Cité de la Céramique – Sèvres et Limoges) ainsi que des carreaux dispersés sur le territoire national.
À l’échelle internationale, sont publiés les corpus du Victoria & Albert Museum et du British Museum pour les collections britanniques, du Museum für Islamische Kunst de Berlin ; pour les collections américaines ce sont les corpus du Museum of Fine Arts de Boston, du Metropolitan Museum et de la Freer Gallery de Washington. Malheureusement il nous est pour l’instant impossible de publier les données des carreaux du Musée national d’Iran, collectées dans le cadre d’une convention avec le Musée du Louvre mais nous espérons une collaboration future autour de ces données. De même pour les données concernant les corpus des monuments de Qom, aujourd’hui absentes du corpus.
L’ambition du projet n’a jamais été de proposer une représentativité, toujours contestable scientifiquement, mais bien de montrer, en filigrane comment ces corpus sont aussi le reflet d’une histoire des collections et des dispersions des carreaux Kashi à travers le monde et que les enjeux politiques restent omniprésents, du XIXe siècle à aujourd’hui.
Le Medieval Kâshi Online met ainsi en dialogue direct des pièces éparpillées d’un très vaste puzzle avec en arrière-plan l’intention de rassembler, de restituer virtuellement à l’Iran un peu de son patrimoine, en créant un espace d’échange autour d’un sujet qui espérons-le stimulera la recherche ou contentera le public qui s’y promènera pour satisfaire sa curiosité, son esprit de découverte. Au-delà des données, scientifiquement nécessaires, exploitables, cette base de données donne à voir. Un soin particulier a été apporté aux descriptions afin de guider l’œil et la compréhension. Que le trait du dessin soit des plus habiles ou maladroit, un souffle particulier traverse les décors que ces carreaux donnent à voir ; on sent parfois encore la présence de celui, de ceux qui ont œuvré. Ce sont aussi ces traces matérielles qui apparaissent, grâce à certaines photographies en haute définition. Nous souhaitons ici que ces étoiles rencontrent de nombreux regards, stimulent la recherche d’analogies, aiguisent des appétits de découverte et nourrissent une réflexion conjointe sur la recherche de terrain, les sources numériques et l’histoire des collections.