EPHRUSSI Béatrice (FR)
Petite fille du « grand Baron » James de Rothschild (1792-1868), fondateur de la branche française, et fille d’Alphonse et de Leonora de Rothschild, qui appartenait à la branche anglaise de la famille, Béatrice de Rothschild, née à Paris le 14 septembre 1864, est un parfait exemple du cosmopolitisme familial. Ses années de jeunesse se partagent entre l’hôtel de ses parents rue Saint-Florentin (ancienne demeure de Charles Maurice de Talleyrand - Périgord), le château de Ferrières, construit par son grand-père James de Rothschild (1860, Joseph Paxton), et la villa de Cannes édifiée par sa grand-mère Betty en 1880 (Charles Baron), trois demeures emblématiques du goût Rothschild, caractéristique de leur fièvre « bâtisseuse » et de leur intérêt pour le patrimoine. Il faut sans doute voir dans ces exemples une référence pour la fille d’Alphonse de Rothschild qui en 1933 léguera, en mémoire de ses parents, à l’Institut de France, l’Académie des Beaux-Arts, la villa « Ile de France », à Saint Jean Cap Ferrat afin d’en faire un musée, ainsi que l’ensemble de ses collections dispersées entre Paris et ses demeures de la Riviera (principalement à Monte-Carlo, villa Soleil, Blume et Rose de France).
Son père Alphonse de Rothschild, régent de la banque de France est l’une des personnalités les plus en vue du XIXe siècle, resté célèbre pour ses collections d’art, notamment du XVIIIe siècle, et son rôle de mécène envers les artistes contemporains. Sa mère Leonora appartient à la branche la plus influente de la famille Rothschild : son père Lionel de Rothschild joua un rôle déterminant dans la reconnaissance des juifs en Angleterre : homme politique, élu aux Communes en 1846, il sera le premier juif à entrer au Parlement anglais.
En 1883, à 19 ans, Béatrice de Rothschild épouse Maurice Ephrussi, de 15 ans son aîné, issu d’une famille de banquiers et d’exportateurs de blé, israélites, originaire d’Odessa, dont elle se séparera en 1904. Décrit par Elizabeth de Clermont Tonnerre comme « un être assez laid et vulgaire », Maurice Ephrussi se montre plus passionné par ses chevaux de course, dont il fait l’élevage dans sa propriété de Reux en Normandie, que par l’acquisition d’œuvres d’art. Administrateur de la Société Le Nickel, fief des banques Rothschild, il est cependant apparenté à Charles Ephrussi, l’un des grands amateurs d’art de l’époque, directeur de la Gazette des Beaux-Arts et ami des Impressionnistes, et aussi à l’helléniste et membre de l’Institut Théodore Reinach, propriétaire de la villa Kerylos à Beaulieu-sur-Mer.
Le couple s’installe quelques années après leur mariage (1887) dans l’hôtel de Monpelas, 19 avenue Foch construit par l’architecte Thierry pour le Duc de Nemours (aujourd’hui ambassade d’Angola). Malgré l’absence d’archives ou de notice biographique sur ses années de jeunesse, Béatrice Ephrussi se distingue ; les journaux en font foi par sa beauté, et sa participation à de nombreuses réceptions mondaines ; peu d’éléments sont connus sur ses premiers goûts artistiques. Son intérêt pour la danse, la musique, l’exotisme ou les voyages sont cependant des traits saillants de sa personnalité. Si contrairement à d’autres membres de sa famille, ou aux collectionneurs de son époque, Béatrice Ephrussi ne semble pas marquer un intérêt particulier pour les musées, elle visite cependant à plusieurs reprises en Angleterre les collections exceptionnelles de son cousin Ferdinand de Rothschild, également féru d’art du XVIIIe siècle (Waddesdon Manor 1880), ou celles de son grand-père Lionel de Rothschild à Londres, l’un des plus talentueux collectionneurs de sa génération, dont la collection d’art décoratif français était internationalement connue. L’Italie est aussi son pays de prédilection : elle y effectuera de nombreux voyages rapportant de rares œuvres d’art ; on peut également citer des voyages plus lointains en Russie (1884) ou au Caire où elle acquerra la série de moucharabiehs exposés dans le patio de la villa. Profitant de la venue des Ballets russes à Paris, Béatrice et Maurice Ephrussi organisent dans leur hôtel particulier parisien le 20 juin 1909, la dernière représentation de la Compagnie dirigée par Serge Diaghilev (Le Ballet, Les Sylphides), rare témoignage de son soutien à l’art de l’avant-garde.
À la suite de placements hasardeux, Maurice Ephrussi fut contraint d’emprunter des fonds à son beau-père, Alphonse de Rothschild et de lui céder pour le rembourser en 1904 pour 907.950 frs de meubles et d’objets d’art ; cet inventaire sommaire et non exhaustif de l’avenue Foch donne une première indication sur ses goûts. Ce sont principalement des œuvres d’art décoratif du XVIIIe siècle (mobilier, tapisseries), peu de tableaux (trois œuvres de Boucher cependant) et surtout une collection importante de porcelaines de Sèvres, vases, services, meubles à plaques de porcelaine, qui rejoindront en partie plus tard les collections de la villa de Saint Jean Cap Ferrat (Séret G., 2016).
La séparation en 1904 de Béatrice Ephrussi et de son époux Maurice, la mort de son père Alphonse de Rothschild (1905), une année plus tard marquent un tournant dans sa vie. Désormais à la tête d’un patrimoine financier important, Béatrice Ephrussi en 1905 se lance dans de grands projets architecturaux et accroît considérablement sa collection notamment dans le domaine des arts décoratifs dont l’analyse ne peut se comprendre sans évoquer le rôle qu’elle a joué dans la construction de la villa Ile de France, « sa véritable œuvre ». C’est la même démarche créatrice qui la pousse à composer, travestir la réalité, et finalement réaliser une villa hors du temps qui réunit à la fois tous les traits méditerranéens de la Renaissance espagnole, au rococo piémontais, dans un intérieur du XVIIIe siècle rendu très présent par l’abondance de boiseries provenant d’hôtels parisiens.
Pas moins de onze architectes se sont succédé dont plusieurs prix de Rome (Marcel Auburtin, A. Demerlé, Charles Girault, Henri Paul Nénot, Edouard Niermans), mais aucun ne fut vraiment retenu. Ce fut finalement un architecte local Gaston Messiah (sur les plans d’Auburtin), qui obtint la commande se pliant aux désirs du maître d’ouvrage (1905-1912). Le résultat est pour le moins inattendu et disparate : Béatrice Ephrussi, véritable et seule commanditaire, pratique la politique du fragment et du collage, chacune des façades fonctionnant comme un tableau séparé des autres mais en relation avec le paysage. Si le modèle général reste la Renaissance italienne (florentine ou vénitienne), d’autres références peuvent de façon inattendue être évoquées, l’époque médiévale par exemple le portail de l’église Saint-Médard, à Paris sur la façade nord. Pour les jardins, les paysagistes Achille Duchene, puis Harold Peto procèdent de manière semblable : il s’agit de juxtaposer des espaces contrastés qui formeront également un ensemble unique d’une collection de sept jardins (jardin espagnol, anglais, exotique, régulier, florentin, italien et lapidaire) ; l’un des aspects les plus inattendus est la présence dans le jardin lapidaire de nombreuses sculptures espagnoles démontées (retables, fragments de tombeaux funéraires : de celui de Don Garcia Osirio et de son épouse Maria de Perea, on retrouve aujourd’hui des fragments à Cambridge (Fitzwilliam Museum) ou à New York (Metropolitan Museum et Hispanic Society) (Malgouyres P., 2016).
L’aménagement intérieur de la villa et des collections procède du même esprit. Contrairement à la tradition familiale qui privilégie les œuvres de grande qualité, souvent de provenance royale, Béatrice Ephrussi achète sans idée préconçue et les œuvres exceptionnelles côtoient d’autres plus modestes qui appartiennent aussi bien aux traditions européenne ou extrême-orientale. Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de souligner que même si la demeure a finalement été peu habitée par son commanditaire, son aménagement rappelle plus celui d’un hôtel particulier parisien que celui d’une résidence secondaire sur la Riviera. Contrairement à l’hôtel Saint-Florentin où Alphonse de Rothschild cherchait une unité entre décor et collections, les œuvres choisies par Béatrice Ephrussi sont décontextualisées. D’un esprit très libre et fantaisiste, elle s’accommode des reconstitutions artistiques éclectiques et procède par collages d’éléments stylistiques corrects, mais modifiés selon les nécessités intérieures. Tout doit participer à la mise en scène, l’effet d’ensemble prévalant et justifiant la présence de nombreuses copies ou remaniements. Ainsi les boiseries, du salon Louis XVI de Pierre Adrien Pâris provenant probablement de l’hôtel Crillon, démantelées par Walter André Destailleur en 1907, sont complétées par des fragments anciens provenant des petits appartements du Palais Bourbon, ou de l’hôtel Hosten de Ledoux (Rousseau de La Rottière) ; celles de la grande chambre Louis XVI appartenaient au marchand collectionneur Georges Hoentschel tandis que celles d’époque directoire du boudoir de la salle de bain, attribuées à Leriche proviennent d’un hôtel parisien. Les quelques panneaux de la folie Beaujon cédés par sa cousine la Baronne Salomon de Rothschild orneront le fumoir (Pons B., 1995 ; Steve M., 2002 et Leben U., 2016).
Comme le soulignent les recherches récentes (2016), c’est dans son goût pour la porcelaine, conservée dans son hôtel parisien avenue Foch et aujourd’hui exposée à la villa Île-de-France, que Béatrice Ephrussi se montre une véritable collectionneuse, l’émule de son père, Alphonse de Rothschild ou de ses cousins Ferdinand ou Alfred de Rothschild. De l’héritage de son père décédé nous l’avons vu en 1905, elle conserve quelques pièces majeures de mobilier ainsi que la collection de porcelaines (notamment le service « Worms de Romilly » et le service « Mannheim ») qu’elle augmentera considérablement avec des pièces de productions allemandes, ou des biscuits, préférant se séparer en 1920 des œuvres hollandaises dont elle avait hérité. Sa passion pour les formes l’amène à constituer des séries (pots de toilettes, éléments de déjeuner, plateaux « quarrés »). On note également sa prédilection pour la couleur carmin et le motif des Bleuets. Cet ensemble exceptionnel est sans doute la plus importante collection de porcelaines conservée dans une institution française (Séret G., 2016). Fidèle à sa période de prédilection, Béatrice Ephrussi privilégie le XVIIIe siècle dans toutes ses composantes. À l’instar d’autres collectionneuses (Isabella Stewart Gardner par exemple) elle montre un intérêt pour les textiles anciens mais souvent collectionnés à des fins décoratives. Là encore, la diversité des étoffes (costumes du siècle des Lumières, intérêt pour la tapisserie fin XVe-XVIe, ou pour le textile liturgique) témoigne de l’éclectisme de son goût (Privat-Savigny M., 2016). Dans le domaine du mobilier, les pièces héritées de son père Alphonse restent le fleuron de la collection (pendule baromètre d’André Charles Boulle, la commode de Joseph Baumhauer ou encore la table à jeu de René Dubois), mais les salons comptent également une quantité importante de sièges français Louis XV ou des petits meubles d’ébénisterie (Leben U., 2016). Il faudrait également ajouter une exceptionnelle réunion de meubles de facture piémontaise, attribué aujourd’hui à Francesco Bolgié et Pietro Piffetti, qui témoignent d’un goût original, rare parmi les collectionneurs de la Riviéra (Leben U., 2016 et Mézin L., 2020). La qualité des tableaux est plus inégale, mais la collection de dessins de Fragonard acquis pour la plupart en vente publique fait figure d’exception.
Anglaise par sa mère, Béatrice Ephrussi avec sa collection évoque un modèle culturel cosmopolite très ouvert, témoignant d’une influence anglo-italienne centrée sur les arts décoratifs. Son goût pour les meubles peints dans le style de la Renaissance rappelle les maisons des préraphaélites au XIXe siècle, de même que la variété de sa collection d’art appliqué qui fait penser à l’agencement du musée londonien de South Kensington ; on retrouve également ce syncrétisme, où le cloisonnement entre arts majeurs et arts mineurs, œuvres sacrées et profanes, n’existe pas dans les palais italiens réaménagés par les grands antiquaires de l’époque (Elia Volpi au palais Davanzatti, ou Bardini au palais Mozzi à Florence).
L’ensemble de la collection est tourné vers le XVIIIe siècle, mais Béatrice Ephrussi y associe des œuvres appartenant à des arts plus lointains (Chine, Japon), et une collection d’œuvres italiennes et espagnoles. Elle est en contact direct avec des restaurateurs antiquaires du nord de l’Italie (Attilio Simonetti, Giuseppe Sangiorgi, ou Antonio Salvadori, célèbre antiquaire vénitien). Il s’agit là aussi de mise en scène, puisque certaines peintures italiennes sont intégrées à l’architecture et détournées à des fins décoratives (l’exemple le plus notable est le retable du maître de Cesi démantelé à la demande de Béatrice Ephrussi en 1920, dont les volets se transforment en battants de « Porte de Sienne » (Moench E., 2016).
S’il est difficile de trouver une évolution dans sa collection, on peut insister sur ce goût permanent pour le XVIIIe siècle jusqu’à la fin de sa vie, très certainement entretenu par les grands marchands (Henri Stettiner, Auguste Vandermeersh, Jules Dennery, Seligmann, Wildenstein) qui continuent jusqu’en 1934 à lui proposer des œuvres.
En 1933, Béatrice Ephrussi lègue à l’Institut, pour l’Académie des Beaux-Arts la villa Île-de-France ainsi que l’ensemble de ses collections « à condition que ce Musée garde l’aspect actuel d’un salon ». Il ne fait nul doute que la fille d’Alphonse de Rothschild s’inscrit dans la politique de philanthropie artistique menée par sa famille depuis plus d’un demi-siècle, mais aussi prend modèle sur les nombreuses maisons-musées qui se développent à l’époque (Édouard et Nélie Jacquemart-André, 1912, Cognacq-Jay 1928 etc.).
Il est difficile de déterminer la place de Béatrice Ephrussi au sein de la famille Rothschild. Considérée de son temps comme un esprit fantasque et rarement comme une collectionneuse, on doit cependant souligner que l’ampleur de ses collections et la générosité de son legs à l’Académie des Beaux-arts en font une personnalité représentative du goût Rothschild, à l’instar du Grand Baron, de son père Alphonse ou son oncle Edmond de Rothschild, ce qui permet de conclure que c’en est une dans l’histoire du goût et un maillon indispensable pour sa connaissance outre-Atlantique.
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