GRANGIER Henri et Sophie (FR)
Grands bienfaiteurs de la Ville de Dijon à l’aube du XXe siècle, Henri Grangier (1842-1902) et son épouse Sophie (1851-1905), née Villeneuve, sont des figures incontournables du collectionnisme local et des cercles d’amateurs éclairés qui présidèrent à la destinée du musée dijonnais.
La filiation des cercles érudits et artistiques dijonnais
Né à Dijon le 8 février 1842 (AD Côte-d’Or, FRAD021EC 239/300), Henri Grangier est le fils unique d’Augustin Grangier (1802-1869), natif de Besançon et maître de forges dans le Jura (Gaitet, L., 1917, p. XI). Il descend par sa mère, Pauline Corbabon (1815-1867), du parlementaire dijonnais François Vivant Corbabon (1756-1822), cet arrière-grand-père étant lui-même lié par son mariage à l’un des plus éminents antiquaires et érudits dijonnais, le magistrat Louis Bénigne Baudot (1764-1844). Au décès de ses parents à la fin des années 1860, Henri Grangier hérite de maisons et d’un hôtel à Dijon, et surtout d’une immense fortune formée des propriétés et des rentes de nombreux domaines, notamment à Vichy, Gilly-les-Citeaux, et à Vougeot (Gras, C., 2000, p. 273).
Sophie Grangier, née Villeneuve, a vu le jour le 22 août 1851 (AD 21, FRAD021EC 239/319), à l’hôtel Saint-Louis, 18 rue Bossuet à Dijon. Elle est la fille unique de Marie-Rosalie Moret et du fouriériste Paul-Emile Villeneuve (1813-1897), médecin aliéniste dijonnais, qui fut le directeur de l’asile départemental de Côte d’Or de 1846 à 1847, avant de cesser son activité en 1854 pour se retirer dans le château de ses beaux-parents à Villecomte, près d’Is-sur-Tille (Côte d’Or). Une notice biographique consacrée, en 1917, aux donateurs Grangier ne manque pas d’évoquer combien le père de Sophie, Paul-Emile Villeneuve, « aimait s’entourer de penseurs, de littérateurs et d’artistes» (Gaitet, L., 1917, p. X), à commencer par le sculpteur François Rude (1784-1855) et son épouse la peintre Sophie Fremiet (1797-1867), cette dernière livrant en 1838 un portrait du jeune étudiant en médecine, un temps accueilli à Paris par le couple d’artistes (tableau conservé au musée des Beaux-Arts de Dijon, inv. 2481).
Une passion de la collection
Le 17 octobre 1871, Sophie Villeneuve, alors âgée de 20 ans, et Henri Grangier, propriétaire, âgé de 29 ans, domicilié à Vougeot (Côte d’Or), s’unissent à Villecomte (AD 21, FRAD021EC 692/006). Sans enfants, les époux Grangier dédièrent leur fortune à la philanthropie et à la constitution d’une éclectique collection d’objets d’art. C’est à Vougeot principalement (où Henri Grangier exerça plusieurs mandats de maire entre 1870 et 1884) que cette collection fut réunie par le couple, dans une grande galerie qu’ils firent aménager spécifiquement au premier étage du château des Gaillots, la grande demeure de style néo-classique que le père d’Henri avait fait construire en 1862 (détruite en 1938, voir Bezault, F., 2021). Dans son Portrait de Mme Sophie Grangier (1910, musée des Beaux-Arts de Dijon, inv. 2248), le peintre et conservateur Louis Gaitet (1836-1919) restitue le décor néo-gothique de cette galerie de Vougeot, où (ainsi que le tableau le montre) se répondent pêle-mêle un cabinet d’ébène des Flandres du XVIIe siècle, des grès allemands, une sculpture de l’école bourguignonne et des pièces d’orfèvrerie liturgique disposées non loin d’une défense sculptée d’Afrique. Une part moindre de la collection des Grangier (mobilier et céramiques) agrémente l’hôtel dijonnais du 20 rue Chabot-Charny où le couple séjourne à la mauvaise saison.
Cette passion pour les arts conduit les époux Grangier à nouer des relations fortes et régulières avec le musée dijonnais et son conservateur Albert Joliet (1839-1928). Henri Grangier est ainsi membre de la commission du musée de Dijon de 1900 à 1902 (Archives du musée des Beaux-Arts de Dijon, C1) et siège aux séances autant que le lui permet sa santé fragile. Favorisant les liens de l’institution muséale avec le monde des artistes, des érudits et des notabilités locales, la commission du musée de Dijon avait aussi sans doute pour mission, en y attirant des personnalités comme Henri Grangier, de susciter les libéralités de collectionneurs, particulièrement quand ils étaient sans héritiers directs... Mais les Grangier n’attendirent pas leur projet de legs pour contribuer à l’enrichissement des collections dijonnaises : en 1902, l’année de la disparition soudaine d’Henri Grangier lors d’un séjour thermal à Saint-Gervais-les-Bains (le 5 août 1902, AD 74, 4 E 4311), le couple avait ainsi financé l’acquisition de la statue d’Antoinette de Fontette (inv. 1635), permettant alors à la Ville de Dijon de l’emporter sur le musée du Louvre, qui convoitait aussi la remarquable sculpture bourguignonne du XVIe siècle (Archives du musée des Beaux-Arts de Dijon, Aa 15).
Les philanthropes de la ville de Dijon
Par des dispositions testamentaires rédigées l’année suivant le décès de son époux, Sophie Grangier entérine avec force l’attachement du couple au musée de leur ville natale : son testament du 15 juillet 1903 (suivi des codicilles de la même année, puis de 1904 et 1905) fait de l’Hôpital général de Dijon son légataire universel, le chargeant de la délivrance de legs à plusieurs communes et hôpitaux de Côte d’Or, à de nombreuses sociétés d’assistance et associations culturelles, ainsi qu’à l’Université de Dijon et au musée de Dijon. Ce dernier doit recevoir « en toute propriété les tableaux, objets d’art, meubles qui seront dans la galerie de [son] habitation de Vougeot, ainsi que les tableaux qui se trouveront dans le fumoir et le salon de cette habitation », don que complètent du mobilier et des objets d’art précisément décrits et localisés dans l’hôtel de la rue Chabot-Charny, ainsi que « les vitraux anciens qui se trouveront dans [ses] diverses habitations » (AM Dijon, 4 R1/146). Ce legs de la collection s’accompagne d’une somme de 30 000 francs destinée aux frais d’entretien de l’ensemble et surtout à son installation dans le parcours de visite du musée.
Sophie Grangier s’éteint à Dijon le 28 décembre 1905 (AD 21, FRAD021EC 239/471). Par délibération du conseil municipal du 1er juin 1906, la Ville de Dijon accepte sans tarder son legs exceptionnel. Mais il faut toutefois attendre l’arrêté du Conseil d’État en date du 29 janvier 1908 (AM Dijon, 4 R1/146), autorisant la municipalité à recevoir définitivement les libéralités de la veuve Grangier, pour que la reconnaissance de la Ville de Dijon trouve à s’exprimer dans deux projets d’importance : l’ouverture au public d’une « Salle Grangier » au musée de Dijon et le lancement en 1912 d’un concours pour un monument en hommage aux bienfaiteurs, projet de fontaine-bassin qui sera confié au sculpteur dijonnais Paul Gasq (1860-1944) et inauguré en 1916 sur la place de l’Hôtel des postes, baptisée du nom des Grangier dès 1911.
Le legs et la « salle Grangier »
La collection Grangier est inventoriée en 1906 au moment de la succession de Sophie, veuve d’Henri Grangier (Archives du musée des Beaux-Arts de Dijon, Aa 15, Inventaire des objets mobiliers dépendant de la succession de Madme veuve Grangier et composant le legs fait au Musée de Dijon, dressé par Maître Misserey, notaire à Nuits-Saint-Georges). Avant même la délibération du conseil municipal du 1er juin 1906 par lequel la Ville de Dijon accepte l’ensemble des legs de la bienfaitrice, la collection a été très rapidement transférée et déposée au musée (Archives du musée des Beaux-Arts de Dijon, C2, séance du 24 février 1906). C’est l’occasion pour Albert Joliet (1839-1928), conservateur du musée, de reprendre l’estimation des 492 numéros de l’inventaire après-décès, celle-ci s’élevant finalement à la somme totale de 140 036 francs (Archives du musée des Beaux-Arts de Dijon, Aa 15, Estimation des objets légués par Madame Grangier, cahier avec la date annotée de 1906). La qualité remarquable du legs est en outre confirmée par le nombre relativement marginal d’objets retirés de l’ensemble initial, seulement 35 pièces, dont certaines envoyées par erreur au musée et redonnées à la famille, et les quelques autres refusées par la Commission du musée en 1908 (Archives du musée des Beaux-Arts de Dijon, Aa 15, décharge relative aux objets refusés signée d’Armand Corbabon, en date du 19 mai 1908).
En parallèle à cette sélection des œuvres « dignes de figurer dans les collections municipales », la Commission du musée (Archives du musée des Beaux-Arts de Dijon, C2) s’attelle à l’aménagement d’une « Salle Grangier » en mémoire des donateurs : parce qu’il se prêtait certainement à l’esprit d’un cabinet de curiosités et au goût prononcé des collectionneurs pour le Moyen Âge et la Renaissance, le premier étage de la tour médiévale dite « de Bar » (dévolu jusqu’alors à la bibliothèque de la Commission des Antiquités de la Côte d’Or) est retenu dès 1906, sa restauration confiée à l’architecte de la Ville Paul Deshérault, qui entreprend d’importants travaux pour restituer un plafond à la française, restaurer sa cheminée gothique ou encore le doter de fenêtres à meneaux (Archives du musée des Beaux-Arts de Dijon, Aa 15 et AM Dijon, 4 R1/146). Le 16 avril 1908, lors de l’inauguration de cette présentation saturée d’objets de provenances géographiques, de typologies et de techniques si variées, d’aucuns évoqueront la parenté de ce legs Grangier avec celui d’un autre couple de donateurs du musée, les artistes lyonnais Edma et Anthelme Trimolet (legs de 1878). Le « musée Trimolet » et cette présentation Grangier dont « l’aspect n’est pas d’une salle de musée scientifiquement disposée, mais d’un cabinet d’amateur éclectique » (Chabeuf, H., 1909) connaîtront un destin comparable au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La refonte du parcours muséal se traduit en 1946 en une « heureuse transformation de la salle Grangier » (Mauerhan, M., 1946), qui retrouve « sa pureté primitive » en y exposant désormais, dans « une claire et harmonieuse vision » les sculptures en bois du Moyen Age et de la Renaissance où figurent, dans un ensemble plus large, quelques chefs-d’œuvre de la collection des bienfaiteurs dijonnais.
La publication de la collection
Établi en 1917 par l’ancien professeur de l’École des Beaux-Arts de Dijon et conservateur adjoint Louis Gaitet (1836-1919), le Catalogue de la collection Henri et Sophie Grangier (Gaitet, L., 1917) répertorie 516 numéros allant de l’Antiquité au XIXe siècle, s’ouvrant par le fonds de peintures (46 œuvres de l’école italienne [panneaux siennois], flamande et hollandaise, allemande, française, ainsi que 16 miniatures du XVIIIe siècle) qui a néanmoins une place moindre dans un ensemble dominé par la sculpture (113 numéros), le mobilier (38 pièces) et les objets d’art qui comptent 292 entrées (vitraux, faïences, porcelaines, émaux, verrerie, orfèvrerie, horlogerie, bijoux, coutellerie, « métaux d’art », et « objets de fabrication orientale »). Le catalogue reflète en particulier la prédilection des donateurs pour la sculpture médiévale (pierre, marbre, albâtres et bois peints, bronzes dont des antiques, médailles, ivoires) et le mobilier Renaissance, des domaines où se signale aussi précisément leur attachement au patrimoine bourguignon (mobilier attribué à Hugues Sambin et son école). Le fonds de sculptures comprend un ensemble important de 42 reliefs et statuettes en bois polychromé provenant de retables bourguignons, flamands (Anvers et Malines) ou encore du monde germanique, complété dans le même esprit narratif, par des reliefs en albâtre peint produits dans les ateliers anglais du XVe siècle. Il s’illustre aussi par un corpus remarquable de 51 ivoires, formé d’un bel ensemble de diptyques de dévotion des XIVe et XVe siècles, de bustes et statuettes (XVIIe et XVIIIe siècles), et de décors sculptés (du XVIe au XVIIIe siècle) pour des pièces de tabletterie, des manches de couteaux, des plaques de râpes à tabac. L’intérêt des Grangier pour les ivoires et plus généralement pour le travail de sculpture dans des matériaux rares et précieux n’est sans doute pas étranger à ce qui fait la physionomie particulière de l’ensemble asiatique (45 numéros) dans leur collection d’objets d’art, où l’emportent nettement les ivoires japonais (netsuke, boutons sculptés et polychromés, étuis de pipe à opium, tabletterie), aux côtés de petits vases chinois en jade sculpté et de céramiques extrême-orientales, en particulier des grès de Satsuma appréciés certainement pour le chatoiement de leurs décors polychromes rehaussés d’or.
La notice introductive de ce catalogue ne nous renseigne que de façon lapidaire sur l’origine de la collection Grangier, qui aurait été formée au gré de voyages en Europe, notamment « en Italie, en Suisse, en Allemagne, etc., [dont] ils rapportèrent beaucoup d’objets » (Gaitet, L., 1917, p. XII). Quelques rares mentions dans le testament de Sophie Grangier en 1903 (AM Dijon, 4 R1/146) et dans les articles de presse relatant l’inauguration de la salle Grangier en 1908 (Le Bien public, 17 avril 1908) permettent néanmoins de retracer des achats en ventes publiques, principalement dans les années 1890 et autour de 1900. Près d’une cinquantaine d’œuvres (des peintures pour moitié, des ivoires pour l’autre moitié, ainsi que les hauts reliefs sculptés d’Angleterre) provient ainsi de la collection de l’archéologue dijonnais Henri Baudot (1799-1880), qui est lié à la famille Grangier-Corbabon, et dont la vente a lieu à Dijon en 1894. Quelques pièces sont issues d’autres collections privées bourguignonnes, celle de l’érudit dijonnais Frédéric Lépine (1824-1893) en vente à Dijon la même année, ou encore celle du baron du Mesnil en vente au château de Brazey-en-Plaine en 1902. À Paris, Sophie et Henri Grangier ont acquis des œuvres lors des ventes du marchand franco-autrichien Frédéric Spitzer (1815-1890) en 1893, de l’amateur A. Tollin en 1897, et du collectionneur et chroniqueur d’art Paul Eudel (1837-1911) en 1898. Enfin, c’est de la vente de la collection du Florentin Stefano Bardini (1836-1922), qui a lieu à Londres en 1902, que provient l’allégorie de L’Abondance (faïence à décor de grand feu, inv. G 257) de Benedetto Buglioni (1461-1521). Après le décès de son mari, Sophie Grangier continue à enrichir la collection, notamment par des acquisitions auprès de marchands dijonnais, guidée par les conseils avisés du conservateur Albert Joliet pour l’achat d’une statue bourguignonne de Sainte Véronique chez le sculpteur antiquaire Moretti en 1904 (AM Dijon, 4 R1/146, courrier d’Albert Joliet adressé à Sophie Grangier en date du 22 septembre 1904).
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