ROSNY Léon de (FR)
Commentaire biographique
Longtemps resté dans l’ombre de l’histoire des études asiatiques françaises, Léon de Rosny (1837-1914) a été mis en lumière ces dernières années par de nombreux travaux à caractère biographique (Berlinguez-Kōno N., 2020 ; Chailleux L., 1986 et Fabre-Muller B., 2014). Plusieurs notices de vulgarisation lui sont même consacrées dans la base prosopographique de l’EPHE (Mongne P., 2018) et sur Gallica (« Léon de Rosny », Gallica).
Léon de Rosny nous apparaît ainsi aujourd’hui non seulement comme le pionnier des études japonaises (c’est en autodidacte qu’il s’était frotté au japonais dès 1852) mais également comme un savant aux intérêts extrêmement ouverts, couvrant l’ensemble des civilisations asiatiques et américaines, et aux activités plurielles. Outre ses activités académiques dans les domaines de l’orientalisme et de l’ethnographie et para-académiques (ses cours sur le bouddhisme remportent un succès remarqué de 1890 à 1897), il est ouvrier typographe, imprimeur, interprète, auteur de théâtre, philosophe. Son œuvre monumentale est le reflet de cet esprit remarquablement curieux. Figure du savant à l’énergie infatigable, son nom est attaché, à côté de ses charges académiques, à de nombreuses sociétés savantes créées tout au long de sa longue existence (la Société d’ethnographie de Paris en 1859 et l’Alliance scientifique universelle en 1877 ; mentionnons aussi qu’il crée le premier Congrès international des orientalistes en 1873). Il fonde même, dans la dernière décennie du XIXe siècle, une « École du bouddhisme éclectique » à l’écho retentissant dans la presse.
Sans rappeler plus en détail la multiplicité des facettes, littéralement éclectiques, de Léon de Rosny, savant aux allures balzaciennes, ni la richesse intimidante de sa trajectoire révélée par ses biographes, soulignons ici que Rosny fut un fil conducteur des études asiatiques françaises, sur plus d’un demi-siècle, de la seconde moitié du XIXe siècle à la première décennie du XXe siècle. Si la chaire de japonais est créée à l’École spéciale des langues orientales vivantes à son intention en 1868 (soit après l’introduction de l’enseignement, à l’histoire complexe, du tibétain mais avant les langues de l’Indochine), il s’illustre vite comme autorité sur les civilisations asiatiques, comme en témoigne sa nomination à l’École pratique des hautes études, Ve section, en 1886 comme directeur d’études de la conférence des « religions et civilisations d’Extrême-Orient et de l’Amérique indienne. » S’il est l’élève de Stanislas Julien (1797-1873), figure centrale de la sinologie française, il est aussi celui de Philippe-Édouard Foucaux (1811-1894), avec qui il apprend le sanskrit et assimile quelques éléments de tibétain. L’examen des sujets abordés dans ses cours (Annuaires de l’École pratique des hautes études) témoigne de la diversité des thèmes et des aires géographiques abordés. Apparaît ainsi, ce qui est peu connu, qu’il est le seul à Paris, si l’on excepte les cours de Philippe-Édouard Foucaux au Collège de France officiellement dédiés à la littérature sanskrite, à donner de 1889 à 1893, puis de 1900 à 1905, des éléments de tibétain en lien avec ses cours sur le bouddhisme, devenu le sujet phare de ses enseignements à cette période. En 1905, c’est Sylvain Lévi (1863-1935), qui a été son élève à l’EPHE, qui fait du tibétain le second volet de son enseignement, à la demande, semble-t-il, des auditeurs de son cours, Louis Finot (1854-1935) et Joseph Hackin (1886-1941) en particulier (Annuaires de l’École pratique des hautes études). C’est dire aussi que de nombreux savants en études asiatiques se sont formés à son contact, dont Sylvain Lévi et Émile Burnouf (1821-1907) (AN, 62/AJ/23/). Des figures célèbres comme le géographe anarchiste Élisée Reclus (1830-1905) ou l’écrivain occultiste Maurice Largeris (1865-19...) s’inscrivent également à ses enseignements (AN, 20190568214, année 1893-1894). Alexandra David-Neel (1868-1969) figure elle aussi dans les registres des deux écoles en tant qu’auditrice des cours de Rosny en 1892-1893, l’année où la conférence de Rosny à l’EPHE porte au premier semestre sur l’« histoire des origines du Taoïsme » et sur les « doctrines religieuses des anarchistes chinois » et au second semestre, sur les « croyances des bouddhistes siamois », sujets qui influencent nettement les premiers pas d’Alexandra David-Neel dans ses recherches sur l’Asie (Thévoz S., 2019, p. 31-32). Bien que cette filiation n’apparaisse guère dans son œuvre, David-Neel a d’ailleurs entretenu une durable relation de confiance avec Rosny qui l’introduit et lui apporte son soutien dans les différentes sociétés savantes dont il était membre. Avec Alexandra David-Neel, il faut évoquer pour finir une dernière figure d’importance dans ces années-ci parmi les proches de Rosny, celle de Jacques Tasset (1868-1945) qui a joué le rôle d’intermédiaire dans la rencontre des deux personnalités évoquées. Comme David-Neel, Tasset était membre de la Société théosophique, par rapport à laquelle Rosny s’est maintes fois positionné dans la presse au sujet du « néo-bouddhisme » européen (Bibliothèque municipale de Lille, Fonds Léon de Rosny, ROS-210). Rosny défend également l’idée de l’antériorité, et de l’influence, du bouddhisme sur le christianisme (Rosny L., 1890, voir aussi Rosny L., 1901b), une idée alors en vogue, comme en témoigne la publication en 1894 de Nicolas Notovitch (1858-19...), La Vie inconnue de Jésus-Christ. Toutefois, c’est sans doute en réaction au « bouddhisme ésotérique » défendu par les théosophes et qu’il rejette, que Léon de Rosny conçoit son « École du bouddhisme éclectique » (Rosny L., 1892, Bourgoint-Lagrange, 1899, Lawton F. et al., 1892), par laquelle il vise à une synthèse philosophique rationnelle aux explicites résonances cousiniennes et comtiennes (Thévoz S., 2017, p. 19-21). Au sein de l’œuvre de l’auteur, l’« École » s’inscrit dans la lignée de considérations philosophiques et épistémologiques, inspirées par la « méthode expérimentale » de Claude Bernard (1813-1878) que Rosny avait conçues en 1862, exposées en 1879 dans Le Positivisme spiritualiste : de la méthode conscientielle (Rosny L., 1879) et reprises la décennie suivanteLa Méthode conscientielle : essai de philosophie exactiviste (Rosny L., 1887).
De fait, depuis le début des années 1890, Rosny est entouré d’un noyau d’étudiants de plusieurs générations attirés par le bouddhisme, parmi lesquels on compte Jacques Tasset, Edmé Gallois, Eugène Louveau (1848-...) Frédéric Lawton (1856-...), Gabriel Eloffe (1827-…) Pierre Paul Jean Marie Bourgoint-Lagrange (1871), René Worms (1869-…), Désiré Marceron (1823-…) et même son répétiteur de japonais, Seizō Motoyoshi (1866-19…). Dans la correspondance qu’il entretient avec Élisée Reclus entre 1894 et 1902 et où se lisent entre les lignes leurs centres d’intérêt communs abordés sous des perspectives idéologiques divergentes, Rosny se confie à ce sujet le 26 avril 1902 : « Sentant que je suis au bout de ma carrière, je n’ai plus d’autre ambition que de voir quelques-unes des idées auxquelles on a bien voulu attacher une certaine importance prises en mains par des hommes capables d’en poursuivre le développement ; car je ne suis plus préoccupé que d’une seule chose, celle de me trouver des successeurs dans la voie où je me suis engagé. La Société d’Ethnographie, que j’ai fondée en 1859, est passée entre les mains de quelques hommes de valeur que je tiens au plus haut degré à seconder dans la mesure des forces qui me restent encore et cela aux dépens du rétablissement de ma santé qui a été très compromise l’année dernière par un surménage [sic] de tous les instants auquel il m’est impossible de me soustraire. » (BnF, NAF-22914, f° 362)
Très actifs dans les sociétés savantes parisiennes et notamment au sein de la Société d’ethnographie, les fidèles disciples de Rosny de la dernière décennie du siècle portent les manifestations des intérêts multiples du maître sans qu’aucun d’eux n’ait laissé ultérieurement une trace durable. Ils n’en sont pas moins les témoins et acteurs d’une période significative de l’histoire des échanges intellectuels et spirituels entre la France et l’Asie. Presque dix ans après les début du bouddhisme parisien à la Rosny, Bourgoint-Lagrange, « abréviateur de la doctrine du Bouddhisme éclectique » et apologue de la « méthode conscientielle » (Bourgoint-Lagrange, 1902), revient sur le phénomène :
« Dans ces derniers temps, il s’est fait beaucoup de bruit autour de l’École bouddhique nouvellement organisée à Paris. La plupart des journaux et revues ont entretenu leurs lecteurs de cette création, et la presse étrangère s’en est émue jusqu’à Sumatra. Des dames notamment, se sont passionnées pour cette doctrine, d’une façon qui rappelle la ferveur des saintes femmes du Golgotha. Plusieurs d’entre elles n’ont pas hésité, afin de se bien pénétrer de la philosophie bouddhique, à se livrer à l’étude ingrate et laborieuse des langues de l’Extrême-Orient. Le chef du Néo-Bouddhisme ou Bouddhisme éclectique est M. Léon de Rosny, personnalité bien connue, célèbre même dans le monde des Lettres et de l’Érudition. […] On lui attribuait le désir de fonder une église bouddhique en France, quelque chose comme le gallicanisme de Çâka-mouni. Et déjà l’imagination des Parisiens le voyait à la tête d’une bonzerie, chef d’ascètes abîmés dans la contemplation du bout de leur nez, pendant des années entières, sans souci aucun de l’alimentation ni des soins de propreté. D’autres lui prêtaient la secrète aspiration à une papauté et en faisaient un prétendant au rôle de Dalaï-Lama ou du moins à un rôle analogue. Pour nous, sans avoir la prétention de nous poser en champion de la doctrine de M. Léon de Rosny, nous déclarons, après avoir assisté à un grand nombre de ses conférences et lu ses livres que la morale prêchée par lui est hautement digne d’être connue, et que, par sa pureté, elle mérite d’être profondément respectée. Quant aux aspirations personnelles de M. de Rosny, nous le tenons pour un homme spirituel et, en même temps, pour un homme d’esprit (ce qui n’est pas synonyme et ce qui vaut mieux encore), et nous sommes certains qu’il ne songe pas le moins du monde à pontifier. Mais nous sommes également sûrs qu’il est absolument et irrévocablement convaincu que le Bouddhisme éclectique est le degré suprême auquel se soit élevé et ne puisse jamais s’élever la conception humaine. Aussi, qu’on ne s’étonne point, si l’on a fait connaissance, de l’entendre, l’instant d’après, poser, à propos de Çâka-mouni, la célèbre question de La Fontaine, à propos du prophète Baruch : « Avez-vous lu Çâka-mouni ? C’était un bien beau génie. » (Bourgoint-Lagrange, 1899, p. 2-3).
Ces années sont à vrai dire pour Léon de Rosny une période contradictoire : la période où la figure de Rosny émerge non plus seulement dans les cercles savants mais dans la sphère publique est aussi celle où sa candidature au Collège de France échoue face à celle d’Édouard Chavannes (1865-1918). D’aucuns y voient la raison de son progressif retrait du monde académique qui guidera ses choix au moment de disposer de sa collection.
Constitution de la collection
Bien qu’au moins deux photographies montrent Léon de Rosny dans son bureau de la rue Duquesne entouré de sa bibliothèque et d’objets asiatiques (une cloche japonaise, que l’on sait lui avoir été offerte par souscription à l’occasion du premier Congrès international des orientalistes en 1873 [Fabre-Muller B. et al., 2014, p. 118], des moulins à prière tibétains, une statuette indienne, des calligraphies chinoises accrochées aux murs, un rouleau peint chinois déployé, la statue japonaise d’un Bouddha Amida assis d’une hauteur de 30 cm environ, celle, plus petite, d’un Bouddha peut-être birman ou thaï, un manuscrit de format oblong de type tibétain et plusieurs rouleaux peut-être chinois), il ne semble pas que ces derniers ni aucune autre collection d’objets d’art ne soient passés à la postérité. À vrai dire, malgré la mise en scène de ce petit cabinet de curiosité asiatique, Rosny fustige la manie du bibelot chinois et japonais de ses contemporains et réduit, non sans malice, dans un article visant explicitement Edmond de Goncourt (1822-1896), la vogue du japonisme à un amoncellement de « japoniaiseries » (Rosny L., 1901a ; Belouad C., 2011, p. 31-32). Il semble ainsi peu sensible à la question d’un renouvellement esthétique au contact des arts venus d’Asie, à l’inverse de son élève et disciple Jacques Tasset (1868-1945) par exemple.
En revanche, la trajectoire de Rosny témoigne sinon de sa bibliomanie du moins de son goût raffiné pour la bibliophilie et en particulier de la place du livre japonais à l’époque du japonisme et de son influence sur l’orientalisme en France (Marquet C., 2021). Ses bibliothèques d’ouvrages asiatiques et d’études orientalistes en langues européennes ont été, de manière remarquablement intègre, conservées en divers lieux. Signalons ainsi le premier don fait par Rosny à la Bibliothèque de la Sorbonne (BIS) en 1902. Les livres du don (coté RLPX), une centaine en langues « tartares et mandchoues », portent le timbre « Collection Henry de Rosny » (1873-1894), en mémoire du fils de Léon de Rosny, mort prématurément, qui s’était engagé dans les études mongoles (dites alors « tartares et mandchoues »). Les ouvrages de ce fonds ne sont encore que très partiellement signalés dans le catalogue informatisé de la BIS (communication d’Isabelle Diry, conservateur du département des manuscrits et des livres anciens, BIS). Signalons en particulier les deux manuscrits cotés MS 1560-1561, « Wen Siouen » (Wen zi), traductions du 18e siècle en mandchou de l’anthologie de littérature chinoise de Tong Xiao (0501-0531).
Léon de Rosny renonça par la suite à léguer le reste de sa bibliothèque à la Sorbonne, avec laquelle il s’était brouillé et préféra décentraliser en province sa collection (Delrue-Vandenbulcken L., 2014, p. 303) en faisant don de sa collection d’ouvrages chinois (environ 500 titres, en partie hérités de son maître Stanislas Julien [1797-1873], Sun L., 2004) et japonais (environ 400 titres, Kornicki P., 1994), complétés par quelques cartes (notamment JAP-97) et des estampes (notamment de Nishikawa Ryûshôdô, JAP-94), à la ville de Lille dès 1906, puis en 1911 et en 1913 (Marquet C., 2022, p. 389 ; Delrue-Vandenbulcke L., 2014). Dans la collection chinoise, signalons un recueil d’opéras de l’époque des Yuan édité en 1573 (CHI-295), une édition du Sūtra du Lotus de 1496 (CHI-65) et un Atlas mondial de 1849 (CHI-241). Le fonds japonais révèle l’acquisition précoce de livres par Rosny (le premier, une édition du Heike monogatari publiée entre 1710 et 1750, porte l’ex-libris manuscrit daté de 1854). Parmi les ouvrages aux sujets littéraires et scientifiques très divers rassemblés par Rosny, le plus ancien est une édition princeps (1644) de la « Chronique de faits anciens » Kojiki (JAP-228). L’ensemble est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque municipale de Lille. Avec la bibliothèque asiatique d’Émile Guimet (1836-1918), la bibliothèque sino-japonaise savante de Rosny fait figure d’exception, car elle est la seule conservée en l’état en France (Marquet C., 2022, p. 390). Certains autres de ses livres japonais, signalés par son cachet (Roni-in 羅尼印), donnés à l’École des langues orientales (Marquet C., 2017, p. 33-34), notamment des ouvrages achetés au prêtre orthodoxe Makhov (communication de Benjamin Guichard, directeur de recherche et conservateur de la BULAC), sont aujourd’hui conservés à la Bibliothèque universitaire de langues des langues et civilisations (BULAC) et enregistrés sous les cotes ARC.BLO.12, ARC.BLO.18, ARC.BLO.19. Relevons à cet égard que Rosny a contribué, alors qu’il enseignait à l’École des langues orientales, à la constitution du fonds japonais de la bibliothèque par des propositions d’acquisitions. Il s’agit toutefois d’ouvrage transmis de son vivant. Plus rares sont les ouvrages disséminés dans d’autres bibliothèques, comme celle des Missions étrangères de Paris, à la Bibliothèque nationale centrale de Rome (dans le fonds Carlo Valenziani) et à la Bibliotheca Lindesiana de l’université John Rylands à Manchester, dans le cadre de l’acquisition en 1901 de la bibliothèque d’Alexander Lindsay (1812-1880), 25e comte de Crawford (Kornicki P., 1993).
Il faut enfin souligner la richesse de la bibliothèque orientaliste en langues occidentales de Léon de Rosny conservée à la Bibliothèque municipale de Lille (Fonds Léon de Rosny, 2008, Cotes RU4-017.1-ROS et SU4-017.1-ROS et dans le Fonds régional), fonds qui conserve également les ouvrages et tirés à part de l’auteur, les volumes de revues des différentes sociétés savantes qu’il a fondées, ainsi qu’un remarquable recueil de coupures de presse en douze tomes, intitulé « Le Bouddhisme en Europe » et sous-titré « Documents pour l’histoire de l’introduction du bouddhisme en Europe » (ROS-210). Rosny y a rassemblé les très nombreux entrefilets et entretiens qui lui ont été consacrés entre les années 1890 et 1893, soit les années du « bouddhisme éclectique », auxquels il ajoute des coupures en de multiples langues européennes d’articles portant sur les manifestations du bouddhisme en Europe.
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