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21/03/2022 Collectionneurs, collecteurs et marchands d'art asiatique en France 1700-1939

Commentaire biographique

Abel-François Poisson de Vandières (1727-1781), marquis de Marigny (1754) et marquis de Menars (1778), est le frère de Jeanne-Antoinette Poisson (1721-1764), marquise de Pompadour. Ils sont les enfants de François Poisson de Lucy (1684-1754) et de Louise-Madeleine de La Motte (1699-1745). Il naît à Paris le 18 février 1727. François Poisson est employé des frères Pâris, munitionnaires, notamment, des armées françaises. Durant la régence exercée de 1715 à 1723 au nom du jeune Louis XV, les frères Pâris sont très proches de Louis-Henri, alors duc de Bourbon (1692-1740). Louise-Madeleine de La Motte est la fille de Jean de La Motte, qui possède la concession de boucherie pour l’Hôtel Royal des Invalides à Paris. François Poisson pâtit de la disgrâce des frères Pâris qui suit l’exil du duc de Bourbon, en 1725. À partir de mai 1727, François Poisson vit sept ans hors de France, dans un exil qu’il s’est imposé.

Durant l’exil de Poisson, Louise-Madeleine est la protégée de Charles-François Lenormant de Tournehem (1684-1751), qui pourvoit à l’éducation d’Abel-François au lycée Louis-le-Grand. Sa sœur, Jeanne-Antoinette épouse le neveu de Lenormant de Tournehem, Charles Lenormant d’Étiolles, en 1741. En 1745, Jeanne-Antoinette Poisson abandonne son mariage et son nom de Madame d’Étiolles pour devenir la maîtresse reconnue du roi Louis XV. Elle est anoblie marquise de Pompadour et réside à la Cour. Le 19 décembre 1745, Lenormant de Tournehem est nommé par Louis XV directeur et ordonnateur général des Bâtiments du Roi. Le 10 janvier 1746, est confiée à Poisson de Vandières la succession de la charge de directeur et ordonnateur général des Bâtiments, Jardins, Arts, Académies et Manufactures du Roi. Commence alors un apprentissage informel, qui culmine avec le plus long séjour en Italie qu’ait réalisé un administrateur français au XVIIIe siècle. De décembre 1749 à septembre 1751, Monsieur de Vandières voyage, accompagné de l’architecte Jacques-Germain Soufflot, de l’imprimeur Charles-Nicolas Cochin fils et de l’abbé Jean-Bernard Le Blanc, homme de lettres. Lenormant de Tournehem meurt en novembre 1751, et Poisson de Vandières commence sa carrière professionnelle. Il est anobli marquis de Marigny en 1754 après la mort de son père, François Poisson, dont il hérite le château de Marigny-en-Orxois.

À la charge de directeur et ordonnateur général des Bâtiments du Roi s’attache une responsabilité étendue dans la Maison du Roi. Le ministre veille aux nouvelles constructions et aux réparations des châteaux et propriétés royales et administre les commandes royales de travaux de peinture, de sculpture et de gravure. En outre, le directeur des Bâtiments tient sous sa supervision les Académies royales d’architecture et de peinture ainsi que l’Académie de France à Rome. Les Bâtiments ont aussi le contrôle des manufactures royales de tapisseries et de tapis. Après 1755, Marigny se fait rejoindre au sein de son administration par Cochin fils et Soufflot qui y tiendront un rôle important. Soufflot est contrôleur du département de Paris, qui comprend la manufacture des Gobelins et les deux ateliers de la Savonnerie, tandis que Cochin est « chargé du détail des arts », sorte d’intermédiaire principal entre l’administration et les académies.

Le marquis de Marigny possédait l’une des collections particulières d’œuvres d’art les plus remarquables et les mieux documentées du XVIIIe siècle. Il en avait hérité, pour partie, de sa sœur, la marquise de Pompadour, grande collectionneuse de céramiques chinoises, impériales et modernes. Marigny achète lui-même des laques et d’autres objets japonais, mais la seule manière de distinguer ses achats de ceux de Madame de Pompadour est de comparer attentivement les inventaires après décès de l’une et de l’autre.

Conquêtes de l’Empereur de La Chine

Si le marquis de Marigny possède une vaste collection de porcelaines et d’œuvres d’art chinoises et japonaises, sa contribution majeure aux relations entre l’Europe et la dynastie chinoise des Qing concerne la plus importante commande directe de gravures occidentales par un acheteur chinois au XVIIIe siècle. Il en résulte une suite de 16 gravures sur plaques de cuivre de dimensions exceptionnelles intitulées Conquêtes de l’Empereur de la Chine, qui sont réalisées à Paris entre 1767 et 1773 par des graveurs et eaufortistes français membres de l’Académie royale des peintres et sculpteurs. La commande est passée au nom de l’empereur Qianlong 乾隆(1711-1799) par des marchands Han qui servent d’intermédiaires et par le vice-roi de Canton (Guangzhou 廣州). Le commanditaire impérial chinois paye la très large somme de 112 000 livres pour ce projet complexe et d’un grand raffinement. Les tirages conservés sont rares. S’il existe des milliers d’exemples d’Européens et autres Occidentaux ayant fait l’acquisition aux XVIIe etXVIIIe siècles de travaux de peinture, de gravures sur bois, de céramiques, de jades, de textiles, de laques, de meubles et d’objets de métal chinois, on identifie aujourd’hui relativement peu d’objets occidentaux qui furent directement commandés par l’empereur de Chine. Ce prestigieux mécène chinois, de son nom personnel Aisin Gioro Hongli 愛新覺羅弘曆(1711-1799), régna sous le nom de Qianlong, de 1735 à 1796. Il est le sixième empereur de la dynastie Qing 清朝.

Avant de parvenir à la connaissance de Marigny, en 1767, la commande suivit un circuit long et compliqué. Qianlong imagine ce projet en s’inspirant d’une suite de peintures qu’il avait commandées en 1762 à ses artistes missionnaires catholiques résidant à Pékin pour commémorer ses campagnes militaires de 1754-1759 dans le Turkestan oriental afin de reconquérir et de pacifier le XInjiang et la vallée de l’Ili. Ces peintures étaient exposées dans le Tzu-kuang-ko (aussi composé Zi Guang Ge 紫光阁), une salle de réception pour les ambassadeurs étrangers dans la Cité interdite, à Pékin. En 1765, Qianlong demande aux artistes missionnaires Giuseppe Castiglione (1688-1766), Ignatius Sichelbarth (1708-1780), Denis Attiret (1702-1768) et Jean-Damascene Sallusti (?-1781) de réaliser de grandes copies à l’encre des peintures originales pour servir de modèle à une commande de gravures sur cuivre européennes. Qianlong avait vu, en effet, dans la bibliothèque de la mission jésuite à sa Cour, de telles vues panoramiques européennes de batailles.

Qianlong ordonne à son vice-roi de Canton d’attribuer la commande à une nation européenne disposant d’une compagnie commerciale mais sans spécifier à laquelle échoirait cet honneur. La Compagnie française des Indes obtient la commande et un contrat est passé à Canton à la fin de l’année 1765. Les copies furent divisées en quatre envois comportant chacun quatre dessins. Le premier parvient en France, à L’Orient (Lorient), en août 1766. En décembre, l’existence de la commande est communiquée par les syndics de la Compagnie des Indes au ministre Henri Bertin qui leur conseille de s’adresser à Marigny. Le 17 décembre 1766, les syndics écrivent à Marigny, lui transmettant le contrat passé avec eux par la maison de commerce Han de Canton, connue sous le nom de Landeikou (P’an K’i-kouan) (Torres, 2009, p. 36-37). Bertin écrit au marquis de Marigny pour lui demander que le directorat royal des arts se charge de la commande de l’empereur de Chine. En janvier 1767, Marigny confie l’entière direction du projet à Charles-Nicolas Cochin le fils, qui était précisément « chargé du détail des arts », et lui-même premier graveur de l’Académie royale de peinture et de sculpture.

Le document essentiel qui identifie le rôle tenu par Marigny dans cette commande est conservé dans les minutes d’une réunion de travail personnelle du roi Louis XV avec Marigny, le 1er mai 1767 (AN, O1 1055, 1er Mai 1767). Sous le titre « Gravures des desseins représentant les conquêtes de l’Empereur de La Chine », on y trouve consigné que « ledite jour [fut] envoyé au dit S[eigneur marquis de Marigny] un Bon du Roy par lequel Sa Majesté ordonne à Monsieur le Directeur général de faire graver par les 4 plus celebres artistes sous la Direction de M. Cochin quatre desseins des conquêtes que l’Empereur de La Chine a chargé ses mandarins d’envoyer en Europe et qui ont été adressés par le père Castiglion [sic] de l’ordre de l’Empereur à la compagnie des Indes pour les faire passer à Paris à cet effet et pour le payement desquelles gravures, il a été remis de la part de l’Empereur de La Chine aux préposés de la Compagnie des Indes établis à Canton la somme de 112 000[livres] audite Bon est jointe une copie du décret de l’Empereur de La Chine en françois, une copie en latin et une copie en italien, la copie d’une lettre du Père Castiglion, un mémoire ; plus une lettre de M. Bertin du 26 décembre 1766 écrite à Monsieur le Directeur général, une lettre de M[essieu]rs les Sindics et Directeur de la Compagnie des Indes de Paris à Monsieur le marquis de Marigny du 17 décembre 1766 et un pli adressé à Monsieur le Directeur général contenant les traductions latines et Italienne du décret de l’Empereur de la Chine. Ledite Bon et lesdites pièces enregistrées le 1er Mai 1767. »

Cochin recrute, pour exécuter les plaques de cuivre, huit artistes : à Jacques-Philippe Le Bas (1707-1783) sont confiées cinq plaques (numéros 2, 3, 4, 7 et 16) ; à Benoît-Louis Prévost (1735-1804) les numéros 1 et 10 ; à Jacques Aliamet (1726-1788) les numéros 5 et 11 ; à Augustin de Saint-Aubin (1736-1807) les numéros 8 et 9 ; à Pierre-Philippe Choffard (1730-1809) les numéros 6 et 13 ; à Nicolas De Launay (1739-1792) le numéro 12 ; à Louis-Joseph Masquelier (1741-1811) le numéro 14 ; et à François-Denis Née (1732-1817) le numéro 15.

Les dessins originaux effectués par les artistes missionnaires à Pékin étaient extrêmement difficiles à transposer car ils recouraient inégalement à la perspective occidentale ou mêlaient des dispositifs picturaux asiatiques aux conventions artistiques européennes. Cochin doit en redessiner un grand nombre pour fournir des modèles à ses graveurs. Les dessins étaient aussi d’une taille exceptionnelle, et Marigny tenait à ce qu’ils fussent gravés dans leurs dimensions originales, ce qui nécessita qu’on acquît d’immenses plaques de cuivre en Angleterre et qu’on commandât un papier spécial de grand format, nommé Grand Louvois, à un papetier étranger.

Très peu de tirages des suites achevées demeurèrent en Europe. La bibliothèque du roi reçut un jeu d’épreuves, Marigny en promit un autre à Henri Bertin et en garda deux pour lui-même. Cochin en eut probablement un lui aussi. Toutes les plaques de cuivre et toutes les autres impressions sont envoyées à Qianlong en 1773, avec une presse complète et l’ensemble des outils. C’est ainsi qu’est introduite en Chine la gravure sur plaques de cuivre.

Constitution de la collection

Le marquis de Marigny possédait une importante collection, particulièrement raffinée, de porcelaines et d’œuvres d’art chinoises et japonaises, dont beaucoup étaient héritées de sa sœur, la marquise de Pompadour. Les vases chinois Qing de toutes tailles servaient de décoration d’intérieur dans ses demeures et châteaux comme « surtouts de cheminée » tandis que les grands vases colonnes japonais Tokugawa flanquaient probablement les encadrements de portes. Des pièces uniques très anciennes de porcelaine chinoise Yuan, Ming ou Qing, vases ou figures, étaient exposées sur des montures modernes françaises de bronze. Pour son ameublement, Marigny recourait volontiers à des éléments de laques japonais démontés et incorporés à des meubles de formes européennes. Les tissus chinois et indiens étaient abondamment utilisés comme rideaux ou tapisseries qu’accompagnaient des tapis persans ou de fabrication non occidentale. Son importance dans l’histoire des échanges de la Chine avec l’Europe au XVIIIe siècle tient essentiellement à son rôle dans la réalisation de la suite de gravures exécutées sous ses ordres par des artistes français sous la direction de Charles-Nicolas Cochin fils entre 1767 et 1773 connues sous le nom des Conquêtes de l’Empereur de La Chine évoquées dans la notice biographique (C.-N. Cochin, Conquêtes de l’Empereur de La Chine et P. Torres, 2009). Pour sa collection personnelle de plus de 60 pièces de porcelaines d’Asie, dont beaucoup montées sur de précieux bronzes dorés français, voir les 26 lots décrits de l’inventaire après décès du marquis de Marigny et de Menars classés dans la galerie de l’hôtel de Menars (hôtel de Massiac), place des Victoires, à Paris, dans Inventaire après décès du marquis de Marigny et de Menars (AN, MC/ET/XCIX/657, 1er juin 1781 ; A. Gordon, 2003, p. 312-313).