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L’étude et la pratique du bouddhisme (qui découlent d’intenses réflexions de jeunesse sur les religions et la philosophie antique) et le goût tôt manifesté pour le théâtre et les arts du spectacle forment deux intérêts personnels dont on peut considérer qu’ils se croisent sous de multiples rapports tout au long du parcours de vie d’Alexandra David-Neel. Sans en être toujours les thèmes explicites, ils forment comme la trame de la vie et de l’œuvre de l’autrice. Si le bouddhisme est indissociable du personnage dans l’opinion publique, le théâtre, quant à lui, a joué un rôle plus souterrain.

À ces deux intérêts majeurs s’associe la pratique précoce de l’écriture : à titre privé d’abord (en témoignent des carnets et des agendas tenus depuis 1882 [MADN, Archives, ADN-G2-AG1-6 et CADN 18], un journal intime couvrant les années 1889-1892 [MADN, Archives, CADN, s.n., reproduit dans David-Neel A., 1986], conservés dans sa maison à Digne, mais dont David-Neel a, à différentes périodes, détruit les plus anciens (notamment en 1910 où il s’agissait pour elle de « détruire tous les vestiges matériels de liens et de partir, ayant enseveli le passé », David-Neel, 2000, p. 266]) puis, dès 1893, des publications ponctuelles dans des revues [Le Lotus bleuL’Étoile socialiste]. Sans qu’il y ait de véritable solution de continuité dans sa trajectoire, l’on distinguera ici trois périodes successives, d’environ trente-trois années chacune, dans la longue existence de l’autrice : la période de l’enfance et des premiers engagements (1868-1900), celle de la femme de lettres orientaliste (1901-1936), celle enfin de l’écrivaine accomplie (1937-1969). Chacune de ces trois périodes correspond à un périple en Asie : la première à deux premiers voyages en Inde et en Indochine en 1894 et 1895-1896 ; la seconde au long séjour qui dura de 1911 à 1925 et durant lequel elle vécut principalement au Sri Lanka, en Inde, au Sikkim, au Népal, au Japon, en Chine et au Tibet ; la troisième à la dernière de ses grandes traversées asiatiques, de 1937 à 1946 : de Paris à Pékin (Beijing) par le Transsibérien et, de là, vers la frontière tibétaine par le Wutaishan, Hankeou, Chengdu et Dartsedo (Kangding), puis rapatriée en avion après avoir visité Kunming et revu Darjeeling et Calcutta.

Les années de formation et l’actrice lyrique engagée (1868-1900)

Pour la première période, la critique biographique a longtemps été tributaire des présentations rétrospectives qu’a fait David-Neel de sa propre jeunesse et de sa famille, à de rares occasions dans son œuvre publiée et plus abondamment dans sa riche et fascinante correspondance avec son mari, dévoilée au public après sa mort (David-Neel A., 2000). De récentes recherches en archives (voir l’exposition permanente du musée de la maison de l’écrivain, MADN ; Mascolo de Filippis J., 2018 ; Éprendre N., 2019) ont fait apparaître de nouvelles données éclairant l’enfance, la jeunesse et la carrière d’actrice lyrique de David-Neel, principalement sous le pseudonyme d’Alexandra Myrial (David-Neel A., 2018). Le goût du pseudonyme et des identités multiples accompagne la trajectoire de l’autrice. Déclarée à l’état civil sous les prénoms Louise Eugénie Alexandrine Marie (MADN, Archives, CODN 1578), elle est appelée Louise par son parrain, mais Nini (diminutif présumé d’Eugénie) par son père et Alexandrine par sa mère (MADN, Archives, CODN 364) ; ce dernier prénom est probablement le plus usité, comme l’attestent des partitions de piano et des ouvrages annotés de sa bibliothèque. Louis Pierre David (1815-1904), instituteur en Touraine et journaliste pour le quotidien républicain Progrès d’Indre-et-Loire, journal politique, agricole, commercial et littéraire, est anticlérical. Proscrit en décembre 1851, il s’exile en Belgique où il rencontre et épouse, en 1853, Alexandrine Panquin, née Borgmans (1832-1917) qui tient une boutique de mode ; elle est issue d’un milieu catholique et la fille adoptive d’un employé d’assises de Louvain (Van Grasdorff G., 2011, p. 53). Ensemble, ils tiennent un commerce de textiles qui semble florissante. Après 1865, ce couple quelque peu disparate s’en va vivre en France, à Saint-Mandé, où naît Alexandra. En 1874, la famille David s’installe à Bruxelles. C’est sans doute Alexandra elle-même qui se choisit, peut-être à sa majorité, le prénom par lequel elle se fera appeler toute sa vie durant et certainement parce qu’ainsi elle se démarque doucement de sa mère et de son nom de baptême. Peut-être a-t-elle d’ailleurs moulé son prénom sur celui d’une amie proche, Alexandra de Kozoubsky (1868-n.c) dont l’origine russe et le lieu de naissance (Jérusalem) la font rêver. Son aînée d’à peine un mois, cette dernière est entrée en même temps qu’elle au Conservatoire royal de Bruxelles (CRB, Archives, Demandes d’admission). À tout le moins peut-on supposer qu’elle endosse par ce jeu onomastique l’imaginaire exotique, à la fois frondeur et nobiliaire dont le prénom était alors porteur. En 1895, elle revendiquera en effet une origine russe imaginaire dans un portrait publié dans Le Courrier d’Haiphong (24 décembre 1895, p. 23). Nous ne possédons pas plus de certitudes au sujet du choix du patronyme qu’elle prend cette même année, au moment de partir pour la saison d’opéra lyrique de la troupe d’une certaine Mme Debry au Tonkin (Thévoz S., 2019). Son compagnon d’alors, le musicien et compositeur Jean Hautstont, figure comme contrebassiste de la troupe sous ce même nom (ANOM, GGI, R.62, 1896).

En 1886, tout juste sortie de son second pensionnat (le premier était protestant, ce dernier catholique), Alexandra David, empêchée par sa mère d’entreprendre des études de médecine (la même année, Augusta Dejerine-Kumpke [1859-1927] est la première femme admise à l’internat des hôpitaux de Paris), s’est inscrite aux cours de langue italienne, de déclamation, de solfège, de chant, de maintien et de mimique du Conservatoire qu’elle quitte en remportant un premier prix de chant en 1889. C’est l’année de sa majorité : comme en témoigne une note dans son carnet personnel, c’est pour elle une étape qu’elle place immédiatement sous le signe de l’émancipation (David-Neel A., 1986, p. 28). Commence alors une intense recherche de sens à donner à sa vie. Sans doute encore soutenue financièrement par ses parents chez qui elle a toujours son domicile, elle gagne un peu d’argent par quelques concerts donnés irrégulièrement en Belgique et dans le Nord de la France. Parallèlement, elle fréquente, à Bruxelles mais aussi lors de brefs voyages en Suisse notamment, les milieux protestants issus du mouvement baptiste orientés vers les œuvres de charité comme l’Armée du Salut puis les courants à tendance syncrétiste comme le protestantisme libéral et l’unitarisme (David-Neel A., 1986 et MADN, Archives, CADN 18). Lectrice passionnée et curieuse, encline à l'introspection, volontiers solitaire, voire misanthrope, la jeune Alexandra aiguise son esprit critique en lisant abondamment les philosophes antiques, la littérature religieuse et les grandes œuvres des religions orientales, au sens large que le terme avait alors. Par une amie, elle entend parler en 1892 de la Société de théosophie pour la première fois. Elle se rend cette même année à Londres, séjourne au quartier général de la Société, rencontre ses dirigeants les plus importants, George R. S. Mead (1863-1933) et Annie Besant (1847-1933) et, sans doute quelques-uns des membres des branches françaises et belgo-hollandaises présents durant la Convention annuelle européenne de la Société qui se tient à Londres cet été-là. Devenue membre elle-même, elle rompt brièvement ses relations avec ses parents et prend officiellement domicile au 3, boulevard Saint-Michel à Paris, nouveau siège de la branche française. La Société de théosophie ouvre à Alexandra David les portes de l’Asie et s’offre d’abord à elle comme un vivier intellectuel local et international (David-Neel A., 1986 et MADN, Archives, CADN 18).

Tout en acceptant des contrats de chant au pied levé, vivant d’expédient, Alexandra David, partiellement insatisfaite de l’approche théosophique des religions d’Asie et du bouddhisme en particulier, s’inscrit à l’École pratique des hautes études. Elle fréquente, dans la mesure de ses disponibilités, les cours de japonais, de religions d’Extrême-Orient et les leçons sur le bouddhisme donnés par Léon de Rosny (1837-1914), savant éclectique, pionnier des études asiatiques et ethnographiques en France avec qui, par l’entremise de Jacques Tasset (1868-1945) rencontré à la Société, elle établit une relation intellectuelle tumultueuse mais durable (MADN, Archives, n.c.). Elle suit aussi le cours de Philippe-Édouard Foucaux (1811-1894) au Collège de France sur le Lalitavistara Sūtra, le premier récit étendu de la vie du Bouddha à avoir retenu l’attention des savants européens. Le voyage qu’effectue Alexandra David en Inde en 1894 s’explique ainsi par son désir de confronter la réalité du terrain à ses conceptions personnelles et aux savoirs et représentations circulant en Europe. L’année précédant son voyage, quittant Paris pour Bruxelles, elle a rencontré Jean Hautstont (1867-entre 1939 et 1941) par ses contacts avec la branche belge de la Société de théosophie. Leurs affinités artistiques se sont d’abord associées à un intérêt commun pour l’ésotérisme, avant que Jean n’initie Alexandra à l’anarchisme. Ils vivent en union libre, même si elle le présentera plus tard comme son premier mari (MDH, SAP, 2/AM/1/K30e). Ils prennent un pied-à-terre à Passy sous leur patronyme d’élection. Mais ils vivent tous deux entre Paris et Bruxelles et Jean introduit Alexandra dans les milieux artistiques, ésotériques et libertaires bruxellois, cercles bohèmes autant que bourgeois. C’est ainsi qu’elle fréquente le salon d’Élise Soyer et Raymond Nyst (1864-1948) et se lie d’étroite amitié avec Élisée Reclus (1830-1905) et sa famille. Les quelques articles qu’Alexandra David publie à cette période sous les noms de Mitra et de Myrial témoignent de son évolution : d’un débat d’idées « en interne » sur les valeurs et les croyances des théosophes, elle s’oriente, suite à son voyage en Asie, vers les milieux socialistes et anarchistes à l’intention desquels elle compose une version libertaire du Bouddha et de son enseignement (Mitra, 1895). La tournée d’Indochine ne lui a pas ouvert les portes de l’Opéra-Comique de Paris, comme le lui laissait espérer le soutien de personnalités comme Jules Massenet (1842-1912) ; mais cette expérience lui assure des engagements comme première chanteuse de drame lyrique dans les saisons des théâtres de province ; en Belgique, à Athènes et finalement à Tunis en 1900. Alexandra Myrial, dont on parle désormais dans la presse locale et musicale, fait ainsi par la scène ses premiers pas dans l’espace public (Thévoz S. dans David-Neel A., 2018, p. 342-345).

De la femme de lettres à l’écrivaine (1901-1936)

Son arrivée à Tunis représente une période de rupture importante, puisque Alexandra David met là un terme définitif à sa carrière lyrique (mais ce n’est pas littéralement un adieu au théâtre) et s’installe chez Philippe Néel (1861-1941) avec qui elle a eu une liaison à la suite d’une représentation. Après avoir vécu avec lui en union libre, elle l’épouse en 1904. Cette période de crise, caractérisée par un changement de mode de vie, en apparence antithétique avec ses idéaux de jeunesse, traversée de tendances neurasthéniques et compliquée pour plusieurs raisons sur le plan affectif (sa relation avec Philippe, la mort de son père, puis celle de son père spirituel, Élisée Reclus), est simultanément une période d’intense activité littéraire. L’actrice devenue femme de lettres signe encore Alexandra Myrial jusqu’en 1906. De 1907 à 1924, son nom d’autrice est Alexandra David. Elle considère sa maison arabe, la Mousmé, achetée par Philippe à la Goulette, comme son matham : le maṭha est le nom donné aux monastères hindous ; c’est aussi le titre d’une de ses nouvelles en 1903 (Neel-David A., 1903). L’œuvre qu’elle produit dans cette première maison d’écrivain prend de multiples formes et se déploie tous azimuts : débats d’idée, pamphlets militants, nouvelles, romans, vulgarisation scientifique. L’autrice en herbe rédige plusieurs études sur l’Asie qui portent tour à tour sur le Japon, la Corée, l’Inde, la Chine, le Tibet. Si les sujets sont des plus divers, bon nombre de ses contributions ont en commun de porter sur les liens entre religion et politique. À l’heure de la loi sur la séparation des Églises et de l’État, elle entend contribuer par la présentation de modèles venus d’Asie au débat autour du « solidarisme » de Léon Bourgeois (1851-1925) par exemple. Concurremment, elle milite en faveur d’un « féminisme rationnel », s’engage pour la défense de l’enseignement et de la morale laïques, de la prise en charge des orphelinats par l’État, de la réforme du mariage, d’une réflexion sur l’instruction des filles ou des indigènes dans les colonies ; toutes ces causes expliquant son entrée en franc-maçonnerie dans ces mêmes années. Elle devient également membre de plusieurs sociétés savantes, principalement dans les domaines de l’anthropologie et de la géographie. Publiées dans la grande presse parisienne, belge, tunisienne, dans des journaux comme La Fronde et dans des revues comme le Mercure de France, ses publications reflètent moins l’écrivaine isolée dans sa retraite lointaine, s’adonnant aux sports nautiques et à des excursions dans le Sahara (dernière expérience qui sera toutefois de premier ordre pour l’écrivaine), qu’une femme sans cesse en correspondance et en déplacement entre Tunis et Paris, Londres, Rome, travaillant d’arrache-pied à consolider son réseau de relations, fréquentant salons mondains et littéraires (notamment celui de Rachilde (1860-1953), milieux intellectuels et académiques (MADN, Archives, ADN-G2-AG3-16).

Sur le plan intellectuel, le croisement de son intérêt pour l’Asie, de son combat pour la laïcité et de ses ambitions internationales culminera dans les années 1910 par sa collaboration aux Documents du progrès, revue diffusée en plusieurs langues et dirigée par le sociologue pacifiste et internationaliste Rudolf Broda (1880-1932), et à plusieurs revues connexes. C’est le moment où elle redonne au bouddhisme une place de premier rang dans sa vie (elle présente son matham tunisien comme le siège d’un « Comité de propagande » bouddhiste [The Maha-Bodhi and the United Buddhist World, 1910, p. 448] et développe activement ses relations avec les réseaux bouddhistes mondiaux) comme dans son œuvre (son Bouddhisme du Bouddha et le Modernisme bouddhiste paru en 1911 peut être considéré comme son premier livre d’autrice). C’est aussi le moment où prend forme son projet d’un grand voyage en Asie, encouragé par son mari. Avec l’appui du ministre des Affaires étrangères, Stephen Pichon (1857-1933), et celui, mitigé, de l’archéologue et sinologue Édouard Chavannes (1865-1918) , elle obtient une modeste subvention du Ministère pour une mission scientifique d’une année en vue d’« étudier, sur place, les manifestations modernes des grandes écoles philosophiques et religieuses d’origine hindoue : le bouddhisme réformiste ou moderniste et le néo-védantisme. » (AN, F/17/17281) Pareille mission devait intéresser moins les philologues orientalistes que les ethnographes et anthropologues dont Alexandra David était proche. Complété par « quelques études sur le yoguisme [sic] moderne » et « une enquête sur l’enseignement indigène, spécialement en ce qui concerne l’instruction des filles », le voyage prévu principalement en Inde devait la mener ensuite en Birmanie, en Indochine et au Japon. Rien ne laissait présager qu’Alexandra David deviendrait une autorité sur le Tibet, ni moins encore sur le bouddhisme tantrique tibétain. Cette spécialisation est donc entièrement le fruit d’une rencontre de terrain. Intriguée par le néo-tantrisme bengali lors de son séjour à Calcutta, notamment auprès de John Woodroffe (1865-1936), elle apprend la fuite du Dalai lama à Kalimpong, à la frontière de l’Inde et du Sikkim, où elle se rend sans tarder (David-Neel A., 2000, p. 108-140).

Alexandra David découvre au Sikkim les pratiques tantriques, auxquelles l’initie le troisième sgom chen (« grand yogi ») de Lachen, Kunzang Ngawang Rinchen (1867-1947), dans une caverne aux confins du Tibet qu’elle baptise « De-chen Ashram » (l’ermitage de la « Grande Paix », selon sa propre traduction). L’univers religieux tibétain qu’elle observe et dont elle étudie les textes s’offre à elle comme un terrain d’enquête jusqu’ici inexploré, en marge des formes ritualistes et ecclésiales de ce qu’on appelait alors le « lamaïsme » et auquel on réduisait le fait religieux tibétain. En 1913, dans son rapport intermédiaire de mission (AN, F/17/17281), elle avance ainsi : « Le Bouddhisme thibétain est très peu, et, surtout, très mal connu. Les écrivains qui ont publié des livres à son sujet n’ont parlé que des pratiques extérieures du culte populaire, faute d’avoir pu pénétrer au-delà, la réserve des lamas lettrés étant extrême envers les étrangers. » Naît dès lors un programme d’écriture alimentant l’œuvre future et prolongé par un long séjour au monastère de Kumbum (sKu ’bum byams pa gling) dans la province du Qinghai en 1920 : « J’apporte du nouveau, du complètement inédit dans lequel il y en a pour tous les goûts : histoire, légendes, philosophie, mysticisme, occultisme, géographie et même littérature égrillarde. » (David-Neel A., 2000, p. 753) Cette liste embrasse précisément les différents genres et registres littéraires qui se mêleront dans l’œuvre de l’écrivaine en devenir et indique le réservoir narratif, s’ajoutant à l’expérience viatique, dans lequel elle puisera pour l’alimenter.

Les péripéties viatiques de cette période, en compagnie de son fils adoptif, Aphur « Albert » Yongden (1899-1955), en marge du cahier des charges initial qu’elle s’était donné, sont bien connues par les récits qu’elle publiera à son retour et par les nombreuses biographies consacrées à l’autrice (parmi celles-ci, lire Désiré-Marchand J., 1996). L’exploit de son voyage à Lhassa en 1924 est, selon le mot de l’indianiste Sylvain Lévi (1863-1935), un « magnifique record d’énergie, de volonté, d’endurance » (AN, F/17/17281). Surtout, en bravant obstacles et interdits, la « Parisienne » démontre au monde, par l’exemple, la ténacité de ses aspirations libertaires et de sa philosophie individualiste. Désormais, l’expérience du voyage et l’importante collecte de textes alimenteront quasi exclusivement la double production littéraire de l’écrivaine : ouvrages populaires d’un côté et ouvrages à caractère orientaliste de l’autre, répondant ainsi aux encouragements de Désirée Lévi qui ajoutait en post-scriptum à une lettre de Sylvain Lévi en 1911 (MADN, archives, CODN 441) : « Revenez-nous […] avec une belle moisson d’impressions et de documents, les premières pour moi, les secondes pour mon mari. » C’est certainement dans la zone franche entre ces deux orientations qu’il faut chercher la voix originale de l’écrivaine. Ses publications, souvent réalisées avec l’aide et parfois même avec la plume complice d’Aphur Yongden, auteur de plusieurs ouvrages lui aussi, se partagent entre récits de voyage ou romans d’aventures destinés au grand public et ouvrages plus pointus sur des sujets d’orientalisme, mais toujours orientés vers un public situé aux franges du lectorat spécialisé (je renvoie pour l’œuvre de l’auteur à la bibliographie chronologique disponible sur le site de la MADN : https://www.alexandra-david-neel.fr/bibliographie).

Simultanément, la femme de lettre est devenue, par une formidable campagne médiatique, femme-aventurière héroïque et figure d’autorité : Alexandra David-Neel est désormais pleinement reconnue dans l’espace public. Depuis Lhassa, elle proclame à son mari : « Je crois bien qu’à l’heure actuelle, je suis, parmi tous les voyageurs blancs, celui qui connaît le mieux le Tibet. » (David-Neel, 2000, p. 736) Se mettant rapidement au courant des dernières publications sur le bouddhisme et le Tibet, l’exploratrice réalise sur le chemin du retour combien les territoires qui lui paraissaient déserts et inconnus pendant les quatorze années qu’elle les arpentait font désormais l’objet d’une concurrence serrée dans le monde de la librairie. Alexandra David-Neel place son œuvre sous le signe de l’aventure et de la découverte d’un monde jusqu’alors insoupçonné. Volontiers ouverts au merveilleux, au rêve, à la magie, à la féerie, ses livres comportent une dimension dramaturgique et spectaculaire unique. Par les sortilèges assumés de l’écriture, l’autrice nourrit l’ambition positive d’apporter un souffle spirituel nouveau à ses contemporains meurtris par la guerre : à ses yeux, la littérature a alors pour mission d’aider à se relever et à s’élever (voir Thévoz S., 2016). Le sujet de prédilection de nombreux de ses ouvrages, celui du moins qui a le plus durablement retenu l’attention du lectorat, est l’initié tantrique, le lama-yogi qui, « sportsman de l’esprit », est entre autres capable de produire un « feu intérieur » (tumo, tib. gtun mo). Attirant un public familier de l’Asie occulte des théosophes, dans la lignée de quelques ouvrages de vulgarisation et de fiction encore récents sur le tantrisme indien et tibétain, cette figure héroïque est jugée comme quelque peu romanesque par les orientalistes comme Sylvain Lévi qui la somme de produire une traduction conforme aux normes académiques. Ce conflit ne doit pas cacher que c’est au contact d’autres cercles savants, qui lui apportent une caution et une légitimité scientifique, que l’écrivaine développe le personnage du tantrika récurrent dans son œuvre : elle fréquente ainsi Jacques Arsène d’Arsonval (1851-1940), physicien, inventeur de l’électrothérapie médicale et président de l’Institut psychologique de Paris, dont plusieurs chercheurs associés s’intéressent au phénomène de la thermogenèse animale et humaine. Les Tibétains deviennent détenteurs d’un savoir ignoré des savants européens et tout juste fantasmé par les occultistes occidentaux.

En 1928, après une intense campagne de conférences publiques et universitaires, David-Neel finit par faire l’acquisition d’une propriété à Digne (MADN, Archives, Acte notarié, CODN 1580 et n.c.). En 1929, elle envisage d’en faire un centre de retraite pour méditants (Buddhist Annual of Ceylon, 1929, p. 252). Elle baptise celle-ci d’un nom sanskrit, « Dhyāna Vihāra » (monastère de la méditation), dont l’équivalent tibétain, « Samten Dzong » (bsam gtan rdzong, Fort de la Concentration ou, selon sa propre traduction, Forteresse de la Concentration), deviendra l’identité de la maison de l’écrivaine. C’est depuis ce nouvel et définitif matham (après la Mousmé à Tunis et l’ermitage de Dechen-Ashram au Sikkim) qu’elle diffuse son œuvre la plus importante, entourée de ses manuscrits tibétains et des nombreux objets qui l’ont suivie tout au long de ses voyages. Comme jadis à Tunis, elle quitte fréquemment sa thébaïde pour sillonner l’Europe, notamment à l’occasion de tournées de conférences, et continue à développer le vaste réseau de relations déjà établi en France et à l’étranger auquel elle restera remarquablement fidèle sa vie durant. Rentrée à contrecœur en Europe, le désir de repartir en Asie ne l’a pas quittée. En 1929, elle conçoit une nouvelle mission ambitieuse intéressant les « sciences psychiques et religieuses », motivée par une récolte ethnographique, photographique, cinématographique et livresque inédite (AN, F/17/17281). Cette seconde mission, pour laquelle l’Institut psychologique de Paris et son illustre président, Arsène d’Arsonval, se portent garants (Lévi, de son côté, ne la tient « ni pour une orientaliste ni pour une sanskritiste » et adopte la même posture ambiguë que Chavannes précédemment), doit la mener vers la Sibérie, la Mongolie, la Chine du Nord-Ouest, aux confins du Tibet. Elle part à la recherche de la mythique cité de Shambhala et d’informations sur les doctrines et pratiques relatives à ce qu’elle appelle une « énergie sans causes perceptible et perpétuellement active en tout » (David-Neel A., 1994, p. 552).

L’écrivaine accomplie (1937-1969)

Le conflit sino-soviétique lui impose de reporter son départ. Elle monte dans le Transsibérien en 1937 pour revenir neuf ans plus tard, à l’âge de 78 ans. C’est donc en Asie qu’elle se trouve durant les deux Guerres mondiales. En Asie, la situation n’est guère paisible : la guerre sino-japonaise (1937-1945) puis la longue guerre civile chinoise (1927-1950) entravent ses projets initiaux et la confinent principalement dans la province du Sichuan. Ces conflits généralisés (« la guerre est l’état normal des êtres, l’univers est un champ de bataille », écrit-elle dans son agenda de 1956 [David-Neel A., 1986, p. 229] affectent directement sa production littéraire, ainsi que le ton de ses nombreuses lettres présentes dans les archives de la maison de Digne (MADN, archives, CODN, varia). Si la période précédente apportait au sentiment de désillusion philosophique et existentielle une manière d’élan allègre et volontariste (« les bouddhistes sont des pessimistes du genre calmement gai », David-Neel A., 2000, p. 761), la résignation et la nostalgie, que viennent amplifier la mort de Philippe Néel en 1941 et celle d’Aphur Yongden en 1955, caractérisent ses écrits de la dernière période, progressivement marquée par le sentiment de la « vanité, l’inutilité de toute activité littéraire » (BDG, CH/BGE/Ms. fr./7088/79). Auparavant, le Tibet était le cœur même du projet littéraire ; durant cette troisième période, l’œuvre s’étend, comme en écho à ses premières années de femme de lettres, à d’autres aires géographiques (l’Inde, la Chine) et porte plus fortement sur le monde contemporain. Ou, plus exactement, par le détour de l’Asie, l’autrice entend apporter un point de vue faisant autorité sur le monde contemporain, centré sur son expérience individuelle et ses connaissances acquises : après son dernier voyage, la mémoire de l’exploratrice devient le réservoir de prédilection dans lequel puise la production littéraire. Si l’œuvre publiée et continuée jusqu’à sa mort concrétise parfois des projets conçus longtemps auparavant (parfois même dès son séjour en Inde en 1911, comme sa traduction de l’Aṣṭāvakragītā en 1951 (d’autres ne seront jamais achevés), le matériau nouveau montre une évidente tendance à la rétrospection autobiographique et à l’évocation de souvenirs ressuscités du passé, sans souci de chronologie, par un narrateur omniprésent, simultanément démiurge et acteur principal. Comme par symétrie, David-Neel multiplie les réflexions sur la mort (ou sa réciproque : la quête d’immortalité). Les principes de son écriture ne changent pas fondamentalement, mais les pôles qui en assurent l’équilibre se renversent : la comédie tourne à la tragédie.

L’un des projets d’écriture tardifs et inachevés de David-Neel porte le titre Rencontre de Désincarnés (MADN, Archives, Manuscrits autographes, enveloppes 92-94) : dans cette manière de sotie, l’autrice imagine non sans humour qu’elle s’entretient avec des grandes figures du passé, parmi lesquelles Mao Zedong. Désormais, l’univers littéraire de David-Neel renvoie à un monde fini, à un monde figé dans ses frontières, le temps des vrais voyages étant irrévocablement révolu, voire à un monde à la dérive, à l’instar de la « Nef des fous », référence littéraire et artistique qui revient fréquemment sous sa plume, à un monde qui plus est menacé par une troisième guerre mondiale. Depuis son retour d’Asie, l’écrivaine ne quitte sa maison, dont elle traduit désormais le nom tibétain par « résidence de la réflexion », qu’à de plus en plus rares exceptions. Dans une lettre à Ella Maillart (1903-1997), une voyageuse écrivaine de la génération suivante qu’elle tenait en profonde estime, David-Neel conçoit malicieusement le projet de fonder, sur le modèle de la Société des explorateurs, un « club […] qui grouperait des Himâlayens : ceux qui ont vécu dans les Himâlayas, ceux qui en ont approché et, comme adjoints, ceux qui ont approché les Himâlayas spirituels, la pensée des Rishis [sic], qui y ont médité les Upanishads et la philosophie bouddhiste. » (BDG, CH/BGE/Ms. fr./7088/80) Quelques mois auparavant, l’exploratrice livrait à sa cadette la parfaite image de l’état d’esprit (on relèvera ici une manifestation tardive de l’anarchisme professé dans sa jeunesse) et de la vision du monde désabusée qui marquent le crépuscule de son existence à Samten Dzong : « Je regrette mon ermitage himâlayen, mais l’Asie a tellement changé qu’on n’y retrouverait plus rien de ce qui m’y retenait autrefois, l’Inde des Oupanishads [sic], des richis [sic] de la forêt, l’Inde du Bouddha. La parole y est maintenant aux politiciens et, des politiciens, on peut en trouver à foison en Europe. Il faut se refaire des Himâlayas et des ermitages en soi-même. C’est là la sagesse… Y êtes-vous entièrement parvenue ? » (BDG, CH/BGE/Ms. fr./7088/79).

Constitution de la collection

L’œuvre publiée du vivant de l’autrice comporte une trentaine d’ouvrages et d’innombrables articles parus à travers le monde dans la presse et dans des revues ; un nombre important en est conservé dans les archives de la maison de l’écrivaine, dont le seul exemplaire connu de ses Souvenirs d’une Parisienne au Thibet paru en tirage confidentiel à Beijing en 1925. Toutefois, en l’absence d’une bibliographie exhaustive, encore impossible à établir, la recherche n’a pas encore sondé toute l’ampleur de la production écrite d’Alexandra David-Neel. L’on relèvera cependant que ce riche ensemble de contributions propose de multiples variations autour des thèmes récurrents décrits plus haut, laissant apercevoir la démarche d’une écrivaine soucieuse du choix du sujet, du ton et de la forme littéraires, visant à adapter son discours au plus près des publics multiples et variés auxquels elle s’adresse. David-Neel applique en cela le concept bouddhique d’upāya (méthode, moyen efficace) qui caractérise les enseignements du Bouddha lui-même, comme elle le relève dès son premier article publié en 1893 (Mitra, 1893).

En outre, l’écrivain laisse un important patrimoine constitué en premier lieu par sa maison de Digne dont, se faisant architecte, elle a assuré les agrandissements et les réaménagements (Gomez N., 2019 et Tugas J., 2018). La maison, présentant plusieurs emprunts à l’architecture tibétaine, héberge les archives personnelles de l’autrice, ses manuscrits autographes, ses effets de voyage, son fonds photographique (Gascuel G., 2018), ainsi que de nombreux manuscrits et objets asiatiques (plus de 300 pièces : objets usuels et rituels, statues de divinités, thangka, sculptures, estampes, calligraphies, charmes de protection et « boîtes à talismans »). Un nombre important de pièces principalement tibétaines a été légué post mortem à la demande de l’écrivain (MADN, Archives, Annexe testament 20 mars 1963, n.c.) au musée de l’Homme (aujourd’hui conservés au musée du Quai Branly) : ce sont 200 objets d’intérêt principalement ethnographique et 25 instruments de musique. D’autres ont été légués au musée Guimet : huit thangka (parmi lesquels une série de trois toiles du XVIIIsiècle figurant le Bouddha entouré de scènes narratives ; MA 3316), deux masques tibétains de danse cham (MA 3307-3308) (Bazin N., 2018) et plus de 400 manuscrits tibétains (Cramerotti C., 2018).

Dans les archives de sa maison sont encore conservés une bonne partie de sa bibliothèque occidentale (sa bibliothèque orientaliste et philosophique, plus de 400 livres et revues, a été léguée au musée de l’Homme, Gascuel G., 2018, p. 3), ses partitions (200 pièces, MADN, Archives, n.c.) et bon nombre de ses costumes de théâtre (une trentaine de pièces). Dans la garde-robe d’Alexandra Myrial, constituée entre 1893 et 1901 à Bruxelles et probablement aussi à Paris, mentionnons les éléments très reconnaissables de la tenue, presque complète, de Lakmé (MADN, Archives, FADN 105, 729, 739 et PHDN 12b), rôle-phare de la tournée de 1895-1896 à Haiphong et à Hanoi (David-Neel A., 2018). C’est à cette même période, comme le montrent quelques photographies prises dans son appartement de Passy et à Tunis (ADN, Archives, PHDN 19 et PHDN 23), que l’actrice orientalisante a rassemblé les premières pièces de sa collection asiatique. Ainsi, quelques objets d’Inde qu’elle a pu ramener de ses premiers voyages et plusieurs objets usuels de Chine (p. ex. une « horloge de feu », horloge à encens chinoise, DN 194) et du Japon (plusieurs kakemono), une statuette d’Amida Nyorai (Amitābha) debout (XIXs., DN 150), objets probablement en partie offerts par son ami Jacques Tasset au retour de son voyage d’études en Extrême-Orient (1893-1896). David-Neel tient particulièrement en affection une grande statue du bouddha Amida assis (Amitābha) (DN 149) qui se retrouve dès 1902 sur des photographies prises à Tunis (MADN, Archives, PHDN 2065a) et réapparaîtra au centre de la plupart des scénographies à venir.

Pour l’essentiel, la collection comporte des objets et des livres tibétains, de qualité et d’état variables, et a été constituée lors du long voyage de 1911-1925. En 1924, David-Neel écrit de Lhassa à son mari : « Je vais me retrouver dans l’Inde et toutes mes collections, mes livres, mes bagages de toutes sortes sont en Chine… […] Il y en a bien une soixantaine sans compter les gros bagages. Tout cela représente une somme d’argent considérable et une somme plus considérable encore d’efforts et de peines pour recueillir les livres, manuscrits anciens et objets divers intéressants au point de vue orientalisme. » (David-Neel A., 2000, p. 734) À l’intention de Sylvain Lévi, elle dresse une liste de ses quatre cents manuscrits tibétains (ACF, 41/CDF, archives de Sylvain Lévi, carton 18), tout en lui ayant d’abord souligné qu’elle « ne rapporte rien qui soit à vendre » (lettre inédite, MADN, Archives, CODN 441). Cependant, elle confie parallèlement à son mari qu’elle possède quelques « beaux manuscrits à vendre très cher à des musées ou à des universités en Amérique. » (David-Neel A., 2000, p. 769). Il a été ensuite question, par l’entremise de Sylvain Lévi et de Joseph Hackin (1886-1941), que le musée Guimet fasse l’acquisition de la bibliothèque tibétaine de David-Neel ; au soulagement de cette dernière, qui malgré les nécessités financières immédiates a placé dans sa récolte de manuscrits l’une des sources principales de son œuvre sur le long terme, le musée déclinera cette transaction par manque de budget à y allouer (AN, F/17/17281). Les manuscrits les plus remarquables – conservés au musée Guimet – sont sans doute le dGongs gcig ’grel chen snang mdzad ye shes sgron me ou Miroir de sagesse (Sobisch J.-U., 2015, BG 54596) et des versions de l’épopée de Gesar (Blondeau A.-M. Et Chayet A., 2014, BG 54805). À Digne, la pièce la plus précieuse est la statuette de Kannon (Avalokiteśvara) en bois laqué et doré (DN 148), antérieure au XVIIe siècle, peut-être offerte par Ekai Kawaguchi (1866-1945) en 1917 à Tokyo. Parmi les objets les plus dignes d’intérêt de cette partie de la collection figurent notamment des bagues rituelles et un rosaire (mālā) tantriques offerts par plusieurs sgom chen du Sikkim en 1914 et 1915 (DN 73, 100 et 101), un thangka du XVIIIe siècle (DN 1), représentant ’Od dpag med (Amitābha) assis entouré de Tsong kha pa et des divinités Kubera et Mahākāla, et une planchette de livre en bois gravé antérieure au XVIe siècle (DN 16), représentant Sangs rgyas sMan bla, le bouddha de la médecine (Bhaiajyaguru).

Moins soucieuse de la valeur et de l’aspect matériels de sa collection que sensible au pouvoir que dégagent les objets et au prestige qu’ils inspirent, c’est avant tout à un usage privé et semi-privé qu’Alexandra David-Neel destine les objets qu’elle a reçus, la plupart du temps, en cadeau ou qu’elle a acquis à l’occasion. Ceci explique qu’à part quelques dons (Musée du Quai Branly, Archives, 71.1935.94.1.1-2) et prêts isolés, par exemple des photographies lors de l’exposition « Le Tibet ethnographique » de Jacques Bacot (1877-1965) au palais du Trocadéro en 1933 (Musée du Quai Branly, Archives, 2 AM 1 C1), aucune exposition de la collection n’ait été organisée du vivant de l’autrice. L’histoire de l’acquisition des objets du legs demeure assez difficile à documenter. La collectionneuse souligne d’abord à son mari, en 1928, la valeur affective de ses objets asiatiques : « Il y en a que j’ai depuis ma jeunesse, même avant d’avoir été la première fois en Asie, et devant lesquels je rêvais à l’Inde, à la Chine avec le désir de m’en aller par là. D’autres ont été acquis au cours de mes premiers voyages… Bref, c’est toute ma vie passée qui est en eux, toute ma vie de voyageuse. » (MADN, Archives, CODN 361, inédit cité dans Gascuel G., 2018, p. 7). À Tunis, elle se plaisait à se faire photographier à son bureau entourée d’objets principalement chinois et japonais (MADN, archives, PHDN 19). À Samten Dzong, dans le paysage des Alpes de Haute-Provence (un « Himalaya pour Lilliputiens » répliquait-elle aux journalistes [Marie-Madeleine Peyronnet, communication orale]), elle conçoit celui de sa maison comme une manière de temple bouddhiste transculturel ou encore comme un « petit musée », un Guimet miniature dont les objets se font le support d’un voyage par l’esprit. À vrai dire, la dimension affective se double indissociablement d’une dimension théâtrale : « Je n’ai pas besoin de te dire que notre époque exige de la réclame, de l’apparence extérieure, que la manie de photographier les auteurs dans leur intérieur, de les interviewer chez eux et de décrire jusqu’à leur salle de bain. Tout ce que je possède en objets orientaux : statues, broderies, kakemonos, etc. ne sera pas de trop pour former une petite collection présentable » (David-Neel A., 2000, p. 811). En 1925, Joseph Hackin, qu’elle rencontre à Bombay, lui demande par ailleurs de constituer un oratoire tibétain à exposer au musée Guimet (David-Neel A., 2000, p. 780). Les arrangements d’objets qu’elle fera plus tard devant sa maison et photographiera témoignent du cheminement de cette idée (Gomez N., 2018, p. 59). L’actuelle scénographie de sa maison, inaugurée en 2019, reconstitue l’état dans lequel les visiteurs de l’écrivaine la découvraient ; état dont témoignent plusieurs photographies (p. ex. MADN, Archives, PHDN 4c, PHDN 204f [reproduite ici], Provence Magazine, 20 janvier 1969) : vestibule intimidant et petit salon de réception (« chambre d’un lama tibétain », Gomez N., 2018, p. 59) surchargé d’objets et de livres tibétains forment les espaces semi-privés dont David-Neel a parachevé la mise en scène d’un spectacle dont elle tient le rôle d’actrice unique et démiurgique. Aujourd’hui, la voix off de l’écrivaine et l’aura qu’elle a cherché à créer continuent à hanter ce matham singulier.

Voyages d'Alexandra David-Neel