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21/03/2022 Collectionneurs, collecteurs et marchands d'art asiatique en France 1700-1939

La verrerie et la dynamite : l’alliance de deux familles de l’industrie

La comtesse d’Armandy (1860-1949), née Pauline Catherine Françoise Barbe, le 20 septembre 1860 à Strasbourg, est issue de l’union de Marguerite Joséphine Julie Quennec (1838, Épinal-1876, Paris) et de François Barbe, dit Paul Barbe (1836, Nancy-1890, Paris), diplômé de l’École polytechnique (1855) et alors lieutenant au 6e régiment d’artillerie-pontonniers.

Sa mère Julie Quennec appartient à une famille propriétaire de manufactures de verrerie dans les Vosges puis à Progens dans le canton de Fribourg en Suisse. À partir de 1862, le père de Julie Quennec et grand-père de la comtesse d’Armandy, Théodore Quennec (1803, Vannes-1870, Progens) devient copropriétaire, avec l’industriel français Jean Baptiste Jérôme Brémond, de la Société des Mines et Verrerie de Semsales, première fabrique de verre et de cristal en Suisse tout au long du XIXe siècle. Au décès de Théodore Quennec, son fils aîné, l’ingénieur Henri Joseph Quennec (1838-1899), prend la tête de la verrerie, avant que la Société ne devienne entière propriété de la famille Quennec en 1901. Julie Quennec a deux autres frères : Nicolas Léon Quennec (1840-1877), lieutenant de vaisseau et officier de l’ordre royal du Cambodge (AN, LH/2245/82) dont Pauline Barbe héritera l’année précédant son mariage (CHA, Vincennes, GR 10 YD 1087), et Lucien Théodore Quennec (1843-1905) qui épouse la comtesse Barbara Nicolaevna dite Barbe Hendrikoff (1855-1945). Le fils de ces derniers et cousin germain de Pauline Barbe, Léon Quennec (1883-1974), sera l’un des légataires de la comtesse d’Armandy en 1949 (Archives du musée de l’Armée, dossier du legs de 1950). Capitaine d’infanterie des troupes de Tunisie au moment d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1931 (AN, 19800035/1255/44818), Léon Quennec a été en poste en Tunisie pour la première fois en 1910, puis affecté à partir de 1925 à l’état-major de la division d’occupation de la Tunisie. C’est à partir de cette date qu’il réside comme colon à Pavillier (aujourd’hui Menzel M’hiri) dans la région de Kairouan.

Le père de la comtesse d’Armandy, Paul Barbe, est issu lui aussi du monde industriel de l’Est de la France. À la tête, dès 1861, des industries familiales de la Maison Barbe Père et Fils et Cie, regroupant alors les fonderies de Tusey près de Vaucouleurs (Meuse) et les hauts fourneaux de Liverdun (Meurthe et Moselle), l’ingénieur Paul Barbe devient, par son activité à la fois industrielle et capitalistique, l’un des pionniers de la seconde Révolution industrielle française (Bret P., 1996). En 1868, au lendemain du brevet d’invention de la dynamite par Alfred Nobel (1833-1896), l’ingénieur nancéen s’associe à l’industriel et chimiste suédois pour l’exploitation de l’explosif, en particulier à destination de l’industrie minière. Profitant en France d’une législation favorable à l’industrie privée des explosifs à partir de 1875, Paul Barbe œuvre ensuite à la consolidation du capital de la compagnie Nobel et au regroupement des activités en deux vastes sociétés mères, l’une anglo-allemande et l’autre dite « latine » (sociétés française, espagnole, portugaise, italo-suisse, et leurs filiales implantées en Amérique latine au moment du percement de l’isthme de Panama), soit la Société Centrale des Dynamites, dont il devient le directeur général en 1887 (Praca E., 2007). L’associé de Nobel s’engage aussi dans d’importantes entreprises agricoles en Algérie et en Cochinchine (culture de la ramie, plante textile) et est l’administrateur des Messageries fluviales de Cochinchine(Robert, Bourloton, Cougny, 1889-1891). Entre-temps, l’homme d’affaires, qui côtoyait depuis longtemps les cercles politiques en raison d’une intense activité lobbyiste, est surtout élu député radical-socialiste de la Seine-et-Oise (1885-1890), puis nommé ministre de l’Agriculture en 1887. Personnalité de la haute finance et homme politique désormais, Paul Barbe fait partie des parlementaires impliqués dans le scandale du canal de Panama et s’est livré aussi, avec d’autres directeurs de la « Dynamite Centrale », aux spéculations illégales sur la glycérine qui, à son décès en 1890, feront vaciller l’empire Nobel (Bret P., 1996).

L’union de Pauline Barbe et du comte Eugène Buisson d’Armandy

C’est encore mineure et sous la tutelle légale de son père, que Françoise Barbe épouse à l’âge de 17 ans le comte Eugène Sylvestre Buisson d’Armandy (1848, Toulouse-1936, Paris), le 31 juillet 1878 à Paris. Établie par le notaire Maître Bourget (38 rue Saint-Georges à Paris), la « Déclaration d’apport de mariage » des futurs époux (CHA, Vincennes, GR 10 YD 1087) précise que l’apport de Pauline Barbe provient de la succession de sa mère décédée deux années auparavant et estime le revenu de la future épouse à « environ douze mille francs, tant en créances hypothécaires qu’en rentes sur l’État français et dations industrielles ». Conclu devant le même notaire, le « Contrat de mariage » des futurs époux (CHA, Vincennes, GR 10 YD 1087) mentionne pour Eugène Buisson d’Armandy la propriété du château des Cinq-Cantons sur les communes de Carpentras et Loriol (Vaucluse), lui provenant de la succession de son père. Pour Pauline Barbe, outre les valeurs des créances hypothécaires (dont une de « quatre-vingt-dix mille sept cent soixante et onze francs » qui lui est due par son père) et des rentes sur l’État, il y est fait mention de « deux cents actions timbrées par abonnement de la société de Dynamite » pour une valeur évaluée à « quatre-vingt mille francs ». Plusieurs rapports annuels de l’armée rappellent combien l’officier saint-cyrien (1866) Eugène Buisson d’Amandy « a fait un très bon mariage » en épousant « une femme qui sera riche un jour » (CHA, Vincennes, GR 10 YD 1087, inspection de 1882).

Eugène Buisson d’Armandy est le fils du général Édouard Buisson d’Armandy (1794-1873), polytechnicien et saint-cyrien, dont la carrière au sein de l’armée française fut interrompue de 1816 à 1831, après qu’il ait été réformé pour des opinions bonapartistes (CHA, Vincennes, GR 7 YD 1309). Lors de cet exil où il parcourt le Moyen Orient et l’Asie centrale jusqu’en Inde (Colozzi R., 2007), Édouard d’Armandy entre au service d’un sultan d’Oman à Mascate (dans son testament, la comtesse d’Armandy mentionne, parmi des objets destinés à être vendus, une bague donnée par « l’Iman de Mascate au père de son mari le GL de division Édouard d’Armandy quand il était en mission près de lui », archives du musée de l’Armée), puis s’établit en Perse au service du souverain Qajar Fath Ali Shah (1771-1832) jusqu’en 1821 et le déclenchement de la guerre turco-persane. De retour en France en 1823, il est nommé agent consulaire à Moka au Yémen (Washington, The Thomas Jefferson Papers at the Library of Congress, lettre d’Édouard Buisson d’Armandy au diplomate David B. Warden), puis vice-consul de Damiette en Égypte (Colozzi R., 2007). Après la révolution de 1830, Édouard d’Armandy est rétabli par ordonnance royale dans son ancien grade de capitaine d’artillerie (CHA, Vincennes, GR 7 YD 1309). Il est envoyé en Algérie où son fait d’armes est la prise de Bône le 27 mars 1832 (Buisson d’Armandy, E., 1882), avec l’appui du « capitaine Yusuf » (Joseph Vantini) à la tête du régiment des chasseurs d’Afrique. Promu chef d’escadron et nommé chevalier de la Légion d’honneur (AN, LH/392/40), il demeure à Bône jusqu’en 1838, prenant part aux deux expéditions françaises de Constantine, avant une nouvelle affectation en Afrique du Nord de 1850 à 1854 comme général de division commandant l’artillerie en Algérie (CHA, Vincennes, GR 7 YD 1309 et Francfort L., 1893, p. 272-273).

Au moment de son union avec Pauline Barbe, Eugène Buisson d’Armandy est capitaine d’infanterie et a pris part à la campagne du Sénégal de 1869 à 1870 (décoré de la médaille coloniale avec l’agrafe « Sénégal » en 1888), puis à celle de Cochinchine en 1873, avant un retour précipité en France en raison du décès de son père dont il est alors l’unique descendant. Promu colonel d’infanterie en 1901, puis général de brigade à partir de 1906 (affecté à la 25e brigade d’infanterie à Lons-le-Saunier), Eugène d’Armandy est décoré de la Légion d’honneur (chevalier en 1888, officier en 1904 et commandeur en 1910, AN, LH 392/41) et de plusieurs médailles étrangères au cours de sa carrière militaire : officier de l’ordre royal du Cambodge en 1887, commandeur du Nichan Iftikhar de Tunis et commandeur de l’ordre de Saints-Maurice-et-Lazare (royaume d’Italie) en 1904.

Les époux d’Armandy comptent au nombre de leurs relations Charles Marie Quennec (1855-1936), qui achève sa carrière à la Préfecture de la Seine comme directeur de l’Octroi de Paris (AN, 19800035/249/33225), et Ernest Joseph Marie Quennec (1862-1936), vice-résident de France en Annam et au Tonkin depuis 1891 (AN, 19800035/545/62352), administrateur de la province de Bac Giang en 1904 (Lloyd G., 2018, p. 365), les deux frères n’ayant semble-t-il aucun lien de parenté avec la famille maternelle de Pauline d’Armandy (Le Figaro, 24 mars 1899, n° 83).

La correspondance des époux Buisson d’Armandy lors des dons au musée de l’Armée, en 1904 et 1934, ou celle de la comtesse d’Armandy accompagnant le don important au musée des Beaux-Arts de Dijon, en 1937, ne livrent que de rares bribes sur la vie du couple et ses voyages ou séjours à l’étranger. Une lettre de Paul Gasq, directeur du musée dijonnais, à son collaborateur et conservateur François Marion, résume les informations bien sommaires dont il dispose en 1936 : « Madame la comtesse d’Armandy ayant habité l’Égypte onze ans et sa famille ayant contracté des alliances en Russie a pu se procurer tous ces objets. N’ayant pas d’enfants, elle et son mari (Général mort il y a un mois) ont voyagé dans toutes les parties du monde. » Cette installation en Égypte pourrait se situer dans les premières années du XXe siècle, la comtesse d’Armandy figurant en 1905 parmi les passagers du paquebot-poste assurant la liaison Alexandrie-Marseille (The Egyptian Gazette, 5 juin 1905).

Sans enfant, la comtesse Pauline d’Armandy décède le 4 juillet 1949 (AP, 8D 239). Elle avait auparavant effectué le don de sa collection d’œuvres et d’objets d’art au musée de Dijon en 1937, après le décès de son époux le général Eugène d’Armandy (le 25 janvier 1936, AP, 8D216), « réalisant le souhait [qu’ils avaient] ensemble formé l’an passé » (archives du musée des Beaux-Arts de Dijon, Aa21).

Les musées bénéficiaires des libéralités de la comtesse d’Armandy

Le musée militaire de Fontainebleau a conservé, dans les années 1940, des « souvenirs » d’Édouard et d’Eugène Buisson d’Armandy donnés par la comtesse d’Armandy (CHA, Vincennes, GR 7 YD 1309, courrier du 2 novembre 1947 d’Hugo de Fichtner, fondateur du musée de Fontainebleau en 1938, adressé aux archives administratives de Paris). À Paris, le musée de l’Armée a bénéficié lui aussi de dons successifs des époux Buisson d’Armandy (en 1904 et 1934) et du legs de la comtesse en 1950, soit deux portraits peints d’Édouard Buisson d’Armandy (n° inv. 08095 et 6067) et 120 figurines de soldats d’étain.

Surtout, la collection de tableaux et d’objets d’art réunie par la comtesse d’Armandy, principalement entre 1878 et 1937, a été reçue en don par le musée des Beaux-Arts de Dijon en 1937 (archives du musée des Beaux-Arts de Dijon, Aa 21). Pauline d’Armandy fait cette donation au musée dijonnais (après avoir envisagé aussi le musée de Grenoble) à la fois en son nom et en celui de son époux récemment disparu. Dans une correspondance qui débute en 1936, elle informe Paul Gasq, directeur du musée, des peintures et dessins les plus remarquables en sa possession (École de Cimabue, École flamande, Boily, Vestier, Lauwrence, Vernet, Millet, Gasté) et de « différentes autres collections »: « Égypte, Chine, Thibet (tableaux), Perse, ainsi que des objets venant des empereurs de Russie (ceci donné à ma famille) ».

Le registre de La Vie du musée (1935-1938) précise une entrée de la donation en deux temps. D’une part, le 17 août 1936 : « Tableaux – Porcelaines russes, françaises, Sèvres ancien, Saxe ancien – Objets divers de Chine et du Japon, du Thibet – Collection égyptienne – Vases, grecs phéniciens, Égypte, Pérou – Monnaies diverses : grecques, romaines, russes, etc. – Petite commode Louis XVI avec beau marbre etc. » Puis, le 30 avril 1937 : « […] des pièces d’or anciennes, des bibelots de toutes sortes, de l’orfèvrerie d’argent et des bandelettes provenant de momies d’Égypte, une icône russe dorée, sous verre, etc. une robe de mandarin chinois en soie bleue brodée d’or (magnifique costume). »

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la donatrice est de nouveau en relation avec le musée pour un ultime projet de don formé d’une « statuette égyptienne en bois, [d’une] montre russe en argent et [d’un] grand vase persan en grès » (archives du musée des Beaux-Arts de Dijon, Aa 21, lettre de Pierre Quarré, 8 mars 1946). Cette acquisition n’aura en fait jamais lieu, la comtesse d’Armandy réprouvant les aménagements muséographiques du nouveau directeur Pierre Quarré : la succession de « musées des collectionneurs » de l’avant-guerre a été refondue dans un parcours chronologique, par écoles et par techniques, et la disparition de la « salle d’Armandy » déroge donc, selon la donatrice, aux conditions de sa libéralité.

Souvenirs familiaux et de voyage

La donation au musée des Beaux-Arts de Dijon est constituée de 561 numéros (entrée E. 3496), dont un fonds asiatique de 120 numéros : porcelaines (Chine), jades et pierres dures (Chine), objets en bois de santal sculptés (Chine), ivoires (Japon), bronzes (Chine, Tibet, Thaïlande), cartes à jouer (Japon), peintures à la détrempe sur toile (Tibet) ou sur soie (Japon).

La comtesse d’Armandy, qui évoque dans sa correspondance le « plaisir de savoir que d’autres personnes auront la satisfaction de jouir de ce qui a été la joie de [sa] vie, d’abord de constituer ces collections, et ensuite vivre parmi [ses] souvenirs » (archives du musée des Beaux-Arts, Aa21, lettre du 21 décembre 1945), ne livre que de minces indices sur la provenance et la constitution de ce vaste ensemble.

Une partie de la collection de porcelaines (Saxe) et d’argenterie (Russie, Pologne), de numismatique, et surtout l’ensemble des pièces de verre et de cristal de Russie (dont certaines « venant des empereurs de Russie depuis Pierre le Grand »), émanent des attaches familiales de Pauline d’Armandy, dont l’oncle maternel Lucien Quennec a épousé la comtesse Barbara Nicolaevna dite Barbe Hendrikoff, descendante de Christina Hendrikov née Skavronska, sœur de l’impératrice de Russie Catherine Ire.

Les affectations militaires de l’officier Eugène d’Armandy, notamment lors de la campagne du Sénégal en 1869-1870, ou en Cochinchine en 1873, peuvent peut-être expliquer la présence d’objets extra-européens dans l’ensemble offert à Dijon par sa veuve en 1937. Il se peut aussi que des objets « orientaux », plus précisément du Maghreb, du Proche-Orient et de l’Iran soient issus de la succession du général Édouard d’Armandy, comme le suggère une aiguière en argent « venant du général Yusuf » (n° inv. 442), selon les indications de la comtesse d’Armandy (archives du musée des Beaux-Arts, Aa21).

Surtout, le long séjour de onze années en Égypte de la comtesse d’Armandy et les nombreux voyages du couple « dans toutes les parties du monde » (archives du musée des Beaux-Arts, Aa21, correspondance de Paul Gasq) sont à l’origine de la collection d’antiquités égyptiennes et probablement des nombreuses pièces issues du monde islamique et d’Extrême-Orient. Cette vie à parcourir le monde a pu être facilitée par les relations familiales (Léon Quennec, cousin germain de Pauline, est installé en Tunisie) et amicales (Ernest Joseph Marie Quennec, vice-résident de France en Annam et au Tonkin) du couple collectionneur.

La collection de la comtesse d’Armandy est installée en 1937 dans une salle portant son nom et spécialement aménagée pour l’occasion, au deuxième étage du musée (aile rue Rameau), à l’emplacement d’anciennes loges de l’École des Beaux-Arts (transférées en 1931). Cette nouvelle présentation est inaugurée le 15 février 1937 (archives du musée des Beaux-Arts de Dijon, Coupures de presse du 4 février 1934 au 3 novembre 1946), mais n’aura qu’une courte existence (à peine deux années), en raison à la fois du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et d’un parcours muséal entièrement renouvelé dans l’immédiat après-guerre.