LECLÈRE Adhémard (FR)
Commentaire biographique
Figure de l’orientalisme de terrain dont les écrits sont encore régulièrement consultés par les spécialistes des études khmères, Adhémard Leclère reste méconnu dans sa ville natale, Alençon. Une salle du musée de la préfecture de l’Orne conserve pourtant les objets, nombreux et insolites, qu’il a collectés tout au long de sa vie cambodgienne. Son fonds documentaire comprenant ses précieux écrits, mais aussi de nombreux manuscrits cambodgiens, se trouve également conservé dans la bibliothèque municipale.
L’histoire personnelle d’Adhémard Leclère peut se lire au prisme de celle du mouvement ouvrier. Né en 1853 dans une famille normande d’origine pour partie paysanne et de conviction républicaine, Adhémard monte à Paris pour travailler dans l’imprimerie comme ouvrier typographe, en 1874. Il y fait ses classes dans le mouvement ouvrier, devient lui-même journaliste pour divers titres avant de combattre pour les idées progressistes au sein du journal Le Prolétaire, devenu l’organe officiel du Parti Ouvrier. Il en devient Secrétaire de rédaction en 1879, et représente alors une mouvance anti-marxiste dite « possibiliste », emmenée par Paul Brousse, dont il est une courroie de transmission vers le mouvement socialiste allemand (Candar G. et Ducange J.-N., 2010, p. 171-204). Lors de la constitution de la Fédération des travailleurs socialistes de France, en 1883, il prend la tête de la Fédération algérienne et prône l’extension du socialisme dans les colonies. Mais, trouvant dans le même temps à s’employer pour La Justice, le quotidien de Clemenceau, et semble-t-il lassé des querelles internes au mouvement ouvrier, Leclère se rallie à ce dernier qui l’enrôle bientôt dans sa campagne électorale pour la députation du Var, en 1885. Grâce à son soutien, Leclère parvient à se faire nommer dans l’administration coloniale qui le dépêche au Cambodge dès 1886. Débarqué au lendemain d’une insurrection provoquée par la gestion calamiteuse du royaume par les Républicains, il y passera toute sa carrière, soit un quart de siècle.
À mesure qu’il abandonne la cause ouvrière au profit d’un radical-socialisme bourgeois transplanté sous les tropiques, s’opère chez lui un transfert d’objet du combat progressiste qui était le sien depuis la figure de l’ouvrier vers la paysannerie khmère et, plus généralement, la société cambodgienne. Considérée comme arriérée, celle-ci doit être étudiée en profondeur afin d’établir l’étendue des mesures à mettre en œuvre pour la réformer dans le sillage de la « mission civilisatrice » républicaine. C’est donc une écriture en quelque sorte militante qui se donne à lire à travers les nombreux textes qu’il fait désormais paraître à un rythme soutenu et qui portent sur l’histoire, la religion, les traditions littéraires, les mœurs ou les coutumes des Khmers, ceux de basse extraction comme ceux de prestigieuse naissance. Mais se manifeste en même temps et par là même une tension de reconnaissance sociale, dans la mesure où cette écriture à vocation savante vise aussi à l’inscrire dans le monde des notabilités orientalistes et des cercles érudits de la métropole, et ce faisant, à l’installer en bourgeoisie. Messianisme républicain, pratique ethnographique de l’écrit et procès d’embourgeoisement sont liés chez Leclère par une relation dialectique qui le pousse vers les hauteurs de la société sans qu’il n’y parvienne, toutefois, comme il l’aurait souhaité. Pris de haut par les orientalistes académiques en raison de son manque de rigueur (Cœdès G., 1914, p. 45-54), enchaînant les postes de Résident de province sans parvenir à dépasser le grade de Résident-maire de Phnom Penh, échouant donc à devenir Résident supérieur – l’autorité coloniale en charge du Cambodge dans son entièreté –, ses multiples candidatures à la Légion d’honneur seront systématiquement écartées (AN OM, RSC, 255.59). Il sera également mal reçu dans sa ville natale où, après une tentative malheureuse de se présenter aux élections législatives soldée par une déclaration de forfait faute de soutiens au sein de son propre camp (1902) (AD 61, M544 commissariat de police d’Alençon. Rapport. 3 avril 1902), il finit par prendre sa retraite en 1910. Écrivant dès lors plus volontiers sur l’histoire de la municipalité que sur le Cambodge (Leclère A., 1914) (Leclère A., « Les Œuvres de Charité à Alençon sous l’Ancien Régime », 1914 ; Histoire des cimetières. La place de la Madeleine et le champ de foire, 1914 ; Histoire des deux halles. La halle aux toiles. La halle aux blés, 1914 ; La Commune d’Alençon. Histoire de son Administration municipale de Louis XI à la Révolution, 1914 ; La Révolution à Alençon. Année 1790, 1914 ; « L’Aliénation des Terrains du Parc d’Alençon. La création des promenades et des Rues de 1775 à 1795 », BSHAO, 1916 ; L’Aliénation des Terrains du Parc d’Alençon. La création des promenades et des Rues de 1775 à 1795, 1916), il peine à se faire accepter par les édiles locaux et leur société savante, la Société historique et archéologique de l’Orne, pour qui ses manières restent celles d’un parvenu (« Séance du 18 avril 1917 », BSHAO, t. XXXVI, 1917, p. 427-428). Il y décède le 16 mars 1917.
Si ses travaux sur la ville alençonnaise n’ont guère été jugés dignes d’intérêt par les praticiens de l’histoire locale, et par là même son nom vite oublié, il n’en fut pas de même dans le microcosme des études khmères au sein duquel son œuvre cambodgienne a commencé à être étudiée dès le milieu des années 1950 (Porée-Maspero E., 1955, p. 364 ; Bitard P., 1957, p. 563-579). Ce dernier était en effet le plus à même de saisir la richesse du paradoxe leclérien : mû par un messianisme républicain dont la vocation était de lutter contre les archaïsmes de la société cambodgienne, l’administrateur colonial mit une énergie peu commune au service même de la connaissance de ses traditions ; en les observant in vivo avant qu’elles ne soient balayées par diverses manifestations d’une modernité agressive à leur endroit, il en aura sauvé des pans entiers. La source de ce paradoxe est peut-être à chercher du côté de ses ascendances rurales : étudier les rites de passage populaires du pays khmer lui remémorait, sans doute, le monde superstitieux, enchanté et conservateur de ses grand-mères mayennoises (Fonds Adhémard Leclère (FAL), ms. 703/4, Souvenir d’enfance, 9 ff.), auquel l’éducation républicaine l’avait tôt arraché. Sa grand-mère paternelle, accoucheuse et quelque peu « sorcière par ses aïeuls » (sic), était en effet de conviction royaliste, tandis que sa grand-mère maternelle, paysanne, était apparentée à quelques familles de hobereaux locaux.
Quoi qu’il en soit, l’œuvre leclérienne est loin d’avoir épuisé ses vertus : outre de nombreux documents cambodgiens qui restent à étudier, son fonds manuscrit recèle encore quelques inédits, et notamment des romans à clef décrivant la vie coloniale dans le Cambodge du Protectorat (cf. inter alia : Le Résident Verrier (FAL, ms. 701/2 ; 701/3-d), qui mériteraient l’édition. Plusieurs zones d’ombre entourent en outre son parcours biographique, que ce soit du côté de ses soutiens (ou de ses adversaires) au sein de l’appareil administratif colonial, ou du côté des équipes, des réseaux et des factions cambodgiens avec lesquels il fut en contact et par le truchement desquels il put accéder à une information, documentaire ou rituelle, de première main.
Constitution de la collection
Conservé à la Médiathèque d’Alençon, le fonds des manuscrits d’Adhémard Leclère, entièrement numérisé, est accessible en ligne sur le site : https://bibliotheque-numerique-patrimoniale.cu-alencon.fr/Fonds-Adhemard-Leclere, de même que l’inventaire du fonds et son descriptif détaillé auquel on renvoie ici le lecteur (inventaire et descriptif tous deux extraits de Mikaelian, Grégory, Un partageux au Cambodge : Biographie d’Adhémard Leclère suivie de l’inventaire du Fonds Adhémard Leclère, Cahiers de Péninule, 2011, n° 12, p. 173-457). Disons rapidement que ce sont au total 17 000 feuillets comprenant plusieurs textes inédits de Leclère, certains d’un grand intérêt pour l’histoire de la société khmère sous domination coloniale, mais aussi, et surtout, des documents cambodgiens de première importance, manuscrits narratifs traditionnels ou documents de la pratique administrative et royale dont l’étude sera nécessaire pour améliorer notre connaissance de l’histoire du Cambodge aux époques moderne et contemporaine.
Conservés au musée des Beaux-Arts et de la Dentelle d’Alençon, entreposés pour partie d’entre eux seulement dans une salle qui leur est spécifiquement dédiée depuis 1982, les objets rapportés par Adhémard Leclère n’ont pas encore été inventoriés avec précision. Le fonds constitue pourtant l’une des plus riches collections d’objets cambodgiens (mais aussi, plus largement, indochinois) conservée dans les musées de France. Ils témoignent de la vie quotidienne et cérémonielle du peuple khmer, de ses élites monastiques et palatiales, mais aussi de celle des peuples des hautes terres vivant sur les hauts plateaux en marge de la royauté khmère ou de celle des populations urbaines interlopes. Ce sont ainsi quelque 800 objets aussi divers que des massacres de gibier, des monnaies, des médailles, des sceaux, des armes, de la vannerie, des instruments de musique, des bijoux, des vêtements, des coiffes de théâtre, des supports cultuels, des moulages de sculptures angkoriennes, de la statuaire bouddhique post-angkorienne, des dessins et des aquarelles, des manuscrits traditionnels sur feuilles de latanier, des artefacts préhistoriques, et encore près de 440 photographies dont certaines sur plaques de verre. Quatre expositions ont permis aux Alençonnais et aux visiteurs curieux d’en observer quelques-uns : la première du vivant de Leclère, en 1894, la seconde en 1976 (« Le Cambodge à Alençon. Présentation des collections Adhémard Leclère », 1976), la troisième en 1982, et la dernière en 2009 (« Le Cambodge d’Adhémard Leclère et le trésor indochinois d’Alençon - (1853-1917) », 2009).
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