DETHÈVE Claude (FR)
Une consultation médicale historique
Au petit matin du 18 octobre 1898, à Pékin, deux Occidentaux sont escortés et conduits dans la Cité interdite auprès de l’Empereur Guangxu (1871-1908). Il s’agit de Claude Dethève (1867-1936), docteur de la légation française à Pékin, accompagné d’Arnold Vissière (1858-1930), éminent sinologue et interprète de la légation (Gaspardone E., 1930). Suite à des rumeurs et des articles de presse décrivant l’Empereur comme souffrant, l’ambassadeur de France à Pékin, Stéphen Pichon (1857-1933) avait en effet proposé les services du Dr Dethève (Vissière A., 1900, p. 117) qui, fait exceptionnel pour l’époque, avait été autorisé à ausculter l’Empereur sous le regard attentif de l’Impératrice douairière Cixi (1835-1908). Cet examen médical se déroule dans un contexte très particulier, quelques jours seulement après la fin des évènements dits de la Réforme des Cent Jours et du coup d’état de Cixi (Brun J-F., 2010 ; Gernet J., 2005). Le Dr Dethève fut donc l’un des rares européens à avoir approché et touché le Fils du Ciel, lui qui n’était soigné que par des médecins chinois traditionnels (Franzini S., 1995).
Manœuvre politique ou réelle consultation, le médecin français diagnostique alors une néphrite chronique et atteste que la vie de l’Empereur n’est pas en danger.
Cette entrevue insolite d’une heure fera l’objet de divers rapports diplomatiques, mais également d’un compte-rendu détaillé de Claude à sa mère (Médiathèque Roannais Agglomération - Roanne, 2 E 456). Il y décrit l’ambiance de la consultation, mais aussi ses conséquences directes puisque l’évènement fut largement relaté par les journaux internationaux (Daily Mail, Le Constitutionnel, 1898) et les légations étrangères. La carrière du jeune médecin français connut là son heure de gloire.
De la Creuse à l’Empire du Milieu
Rien ne prédestinait pourtant Claude Dethève à une carrière militaire médicale internationale. Né en 1867 à Roanne au sein d’une modeste famille originaire de la Creuse, orphelin de père à l’âge de cinq ans ; il est alors élevé par sa mère et ses grands-parents paternels. Ces derniers appartenaient à cette génération de « maçons Creusois » partis gagner leur vie sur des chantiers, dont ceux de Roanne au début du XIX ͤ siècle. Toute sa vie, Claude Dethève garda des liens très forts avec sa famille et vécut par intermittence dans la Creuse.
Dans sa jeunesse et pour ses études, il bénéficie certainement de l’appui d’un couple de notables de Vallières auprès duquel travaille sa mère. Admis à l’École de médecine navale de Toulon en 1889, il soutient sa thèse à la Faculté de Bordeaux en 1894 (Dethève C., 1893) et intègre alors le corps de santé des colonies (AD 23, 1R 419).
S’ensuivent plusieurs courtes missions qui le mènent à Obock (Djibouti) en Afrique de l’Est puis à Madagascar, alors en guerre (hôpital d’Isoavinandriana) avant sa nomination à Pékin en 1898 (AD 23, 1R 419).
Il découvre alors l’Empire du Milieu à un moment tumultueux de son histoire, entre la Réforme des Cent Jours initiée par l’Empereur et peu avant les premiers troubles de la terrible Révolte des Boxers qui secouèrent la Chine jusqu’en 1901.
Après l’épisode de la consultation impériale et à compter de novembre 1899, il est placé en congé spécial et détaché pour six ans, en partie au service de la compagnie franco-belge de construction de la ligne de chemin de fer Pékin-Hankou.
Il rejoint la France pour se marier le 17 novembre 1900 à Roanne avec Jeanne Monteret (1872-1953), descendante de la fameuse famille creusoise Cancalon (AD 42, 3E188_73).
Quand Claude Dethève retourne en Chine, le pays vient de connaître de violents heurts avec les Occidentaux et l’Empire est soumis économiquement aux puissances alliées. Les témoignages de militaires en poste, dont Pierre Loti (1850-1923), suffisent pour comprendre l’état d'un pays pillé, jonché de ruines et de cadavres (Loti P., 2008 ; Pavé F., 2008 ; Saillens M., 1905 ; Smit C., 1900). Nous savons peu de choses sur les années de détachement de Claude Dethève sur cette ligne de chemin de fer, chantier pharaonique illustré par une exposition au musée Cernuschi (2013) et au musée Train World près de Bruxelles (2021).
Le fonds de plusieurs centaines de cartes postales conservées à la médiathèque Roannais Agglomération-Roanne illustre ses différentes missions, la vie au sein des légations et une correspondance suivie avec sa femme, sa belle-famille et sa mère même s’il ne donne que peu de détails sur ses activités. Il pratique également la photographie en amateur (Beauffet J., 2016 ; Henri C. et Suchel-Mercier I., 2008) et collectionne les cartes postales, bien souvent pittoresques. Sa femme le rejoindra en Chine près de Pékin où ils habiteront et il est intéressant de noter que le trajet aller de ce voyage est effectué par voies terrestres et ferrées, mais le retour, par voie maritime. Ce long périple de plusieurs semaines à travers des dizaines de pays dont la Russie et la Sibérie explique certainement la présence de certaines pièces dans la collection des époux.
La ligne de chemin de fer est inaugurée le 14 novembre 1905 et Claude Dethève quitte la Chine en 1906 non sans emporter avec lui les objets asiatiques qui l’entouraient dans sa demeure chinoise comme en témoignent plusieurs clichés de l’époque.
L’après-Chine
Après une affectation à Lorient (1907), il est ensuite envoyé en mission en Afrique occidentale à l’hôpital de Dakar.
Il retourne en Asie avec sa femme en 1911 pour une mission à l’hôpital d’Hanoï au Tonkin et rentre malade en métropole l’année suivante. Un temps à Toulon, il sera ensuite mobilisé sur le front de la Première Guerre mondiale avant sa démobilisation en 1919 (AD 23 1R49).
Claude Dethève passera sa retraite entre Riorges et Roanne où il meurt le 5 mars 1936 sans descendance (AM Roanne, Mairie de Roanne, État civil registre de décès-1936).
Si l’on connaît peu d’éléments personnels sur Claude Dethève, on sait qu’il reçut honneurs civils et militaires à plusieurs reprises. Son portrait photographique militaire le montre portant l’Ordre rarissime du Double-Dragon de l’Empire de Chine (suite, probablement, à sa consultation auprès de l’Empereur), l’insigne d’Officier d’Académie, la médaille de Chevalier de l’Ordre de François-Joseph, celle d’Officier de l’Ordre de la Couronne d’Italie et d’Officier royal de l’Ordre du Cambodge. Il fut nommé Chevalier de la Légion d’honneur par décret en date du 10 juillet 1913. Des témoignages populaires présents dans sa collection d’objets conservée au Musée Joseph Déchelette de Roanne laissent supposer qu’il fut également apprécié de ceux qu’il eut l’occasion de soigner lors de ses missions. Plusieurs insignes et des banderoles tissées louent ainsi ses compétences médicales et le bien apporté autour de lui.
À Roanne, il a laissé le souvenir d’un homme très discret, doté d’un esprit curieux et dont « les voyages et les lectures donnaient à sa conversation un charme tout particulier » (nécrologie dans le Journal de Roanne, 1936, p. 3/10). Il fut candidat au Touring-Club de France, mais aussi membre de la Société linnéenne de Lyon (société savante d’histoire naturelle) de 1926 jusqu’à son décès (Ramousse R., 2020), sa bibliothèque illustrant bien son intérêt pour la nature et les sciences.
Sa femme Jeanne lui survivra jusqu’en 1953. On ne sait hélas que peu de choses sur Madame Dethève si ce n’est qu’elle perpétua l’engagement de sa mère au sein de l’antenne de la Croix-Rouge de Roanne et fut présente auprès des sociétés de bonnes œuvres locales. À son décès et conformément à leurs volontés testamentaires, les objets d’art du couple sont légués au musée Joseph Déchelette et à la bibliothèque de Roanne.
Composition de la collection
La collection des époux Dethève questionne sur de multiples aspects liés à l’identification et à l’origine de certaines pièces qui sont en cours d’étude à l’occasion de ce programme de recherche. Elle n’en reste pas moins attractive quant à sa diversité et ses liens avec la petite Histoire comme la grande. Cette collection se compose de plus d’une centaine d’objets conservés au musée Joseph Déchelette de la ville de Roanne. De plus, la Médiathèque Roannais Agglomération - Roanne valorise 502 cartes postales, 271 photographies et une centaine de livres du couple Dethève. Ces deux ensembles ont été légués à la ville de Roanne par Jeanne Dethève à la fin de l’année 1953.
La collection du musée n’a encore jamais fait l’objet d’études approfondies ou d’exposition monographique en dehors d’une présentation partielle de la collection au musée en 2011 et 2017. La Médiathèque Roannais Agglomération — Roanne a exposé une partie des fonds de photographies du docteur en 1999 puis en 2008 (Henri C. et Suchel-Mercier I., 2008).
À quelques rares exceptions, la majeure partie de ces pièces est datable de la seconde moitié du XIX ͤ siècle ou du début du XX ͤ siècle.
Géographiquement, les objets d’art proviennent des lieux de missions du docteur en Asie même si quelques pièces seraient originaires d’Afrique et du Japon, dernier pays où, à notre connaissance, il n’est pas allé. Il est également intéressant de noter que les pays d’où il rapporta des objets sont ceux où il était accompagné de sa femme. Environ 2 % de la collection provient du Vietnam à travers une production d’objets, plateaux et paravent, en bois exotique et décors d’incrustations de nacre. On relève également la présence de 4 kilims de Mongolie intérieure et une tenture probablement ouïghoure. Le reste des items a été créé en Chine ou en provient.
La collection chinoise frappe au premier abord par sa variété : une vingtaine d’items en céramique, une trentaine de pièces textiles de soie et de laine (tentures, rideaux, éléments d’habillement, insignes et bannières pour des célébrations laïques), quatre statuettes en terre cuite, quatre autres liées aux représentations bouddhiques, une dizaine de figurines en bois sculpté. Deux encensoirs, mais aussi une trentaine d’objets de la vie quotidienne : des plats, un nécessaire à thé de voyage, quatre pipes, quelques éléments de mobilier, des parures de cheveux, cinq paires de chaussures complètent l’ensemble. Une fois la surprise de la découverte passée, on se doit d’apprécier une collection immersive dans la Chine du début du XX ͤ siècle qui couvre les domaines du quotidien comme celui du sacré, du banal comme de l’exceptionnel et convoque tous les sens de l’observateur.
Une collection aux multiples facettes
Si l’on décèle dans l’ensemble de pièces du docteur Dethève, l’œil d’un amateur éclairé intéressé par de nombreux pans de la culture chinoise, nous n’y retrouvons pas pour autant la cohérence d’un collectionneur aguerri ou l’expertise d’un connaisseur.
Il est à ce titre intéressant de relever certains titres (Favier A., 1897 ; Raquez A., 1900) de sa bibliothèque personnelle, relatifs à des récits de voyage en Chine et véhiculant une vision, du moins occidentale sinon stéréotypée, de la Chine à la fin du XIX ͤ siècle. Il n’est pas impossible que ces ouvrages l’aient marqué, car certains objets mentionnés comme typiques de la culture chinoise (et reproduits dans les planches de ces livres) sont présents dans sa collection. C’est le cas des chaussures, des pipes à opium ou à eau, des petites bourses de senteur ou encore des étuis d’éventails. Chaque catégorie est néanmoins déclinée dans sa diversité — couleur, matériaux, usage — ou provient de minorités distinctes. Ainsi, plusieurs chaussures pour pieds bandés de la dynastie Han, mais également des chaussures mandchoues réservées à différentes occasions (Lemahieu S. et al. 2019).
Quelques pièces (céramiques, mobilier) sont de facture assez commune, certainement destinées à la clientèle occidentale de l’époque. Elles gardent néanmoins un intérêt par rapport à la constitution de la collection avec des objets se voulant « typiques », en particulier par le choix de thèmes spécifiquement chinois (scènes d’enfants jouant, animaux symboliques porte-bonheur, Bouddhas, etc.).
Ceci étant, l’une des spécificités de la collection réside dans ces pièces dédiées à Claude Dethève qui reflètent son travail et son engagement auprès de la population locale. Le Docteur Servel en 1902 nous rappelle que « Le docteur Dethève, médecin du chemin de fer franco-belge à Chang-Hsin-Tien avait une consultation très suivie ; et, dans l’intérieur des terres en un point où l’Européen avait été à peine entrevu sans jamais y séjourner ». Il souligne également comment un médecin « qui a guéri ses parents ou sauvé sa vie » peut acquérir auprès d’un chinois « un titre sans pareil à sa reconnaissance ». On trouve ainsi, une tenture noire et rouge avec des inscriptions chinoises dorées en témoignage de reconnaissance au docteur pour ses compétences médicales sur le chantier de construction de la ligne de chemin de fer. De nombreuses autres pièces présentent des motifs de bon augure, propres aux pièces offertes à l’occasion de cérémonies ou comme remerciements et qui agrémentaient souvent les maisons de l’époque (Favier A., 1897, p. 460-461).
Certains objets très singuliers interpellent également, indépendamment de leur valeur matérielle, par leur rareté dans les collections publiques. On pense ici à ces petites figurines de bois sculptés représentant les petits métiers de rue en Chine, typiques de l’artisanat des orphelinats et dont on ne connaît d’exemplaires similaires qu’au Musée des Tissus et des Arts décoratifs de Lyon (Henriot C., 2014).
Enfin, quelques objets de haute qualité se démarquent et s’apparentent à des pièces d’exception, avec toute la réserve permise sur les pièces produites à cette époque et dans ce contexte (Duhem S. et Roffidal E., 2019 et Brizay B., 2013). On pense par exemple à cette belle gourde en porcelaine de forme Bianhu en camaïeu bleu de cobalt sur fond blanc, ornée d’entrelacs et de motifs floraux reposant sur son socle en bois sculpté et portant le sceau de l’Empereur Qianlong (MBAAJD, inv. 2732).
De même, cet ensemble composé d’un brûle-parfum tripode en bronze doré et émaux cloisonnés à décor de feuillages, fleurs de lotus et motif « shou », symbole de longévité et orné de deux dragons (MBAAJD, inv. 2743). Il est accompagné de deux vases aux motifs similaires MBAAJD, inv. 2744.1 et 2744.2). Ces éléments devaient être accompagnés de deux chandeliers formant une garniture d’autel.
La collection honorifique d’un amateur éclairé ?
En l’absence d’écrits personnels à ce sujet et de témoignages directs, il reste difficile de cerner les motivations du docteur Dethève et le contexte d’acquisition de ces objets. Étaient-ils de simples présents ou « curiosités » rapportés de ses missions ? La consultation impériale de 1898 et les réseaux de Claude Dethève au sein des légations étrangères auraient-elles donné lieu à des cadeaux ou achats d’exception ? L’entourage de Claude Dethève en Chine comptait certains amateurs de culture chinoise comme Arnold Vissière (1858-1930), aurait-il pu être conseillé en ce sens ? Aucun document ne permet de l’attester.
Plusieurs photographies et documents témoignent que le couple vivait, aussi bien en Chine qu’en France, entouré de ces objets, ce qui laisse supposer un attachement certain à cet ensemble. Le généreux legs au musée va également dans le sens d’une sauvegarde de la collection.
Il semble clair que Claude Dethève avait un esprit ouvert, appréciant toutes les formes de la culture chinoise, des plus anecdotiques aux plus raffinées. Cette constitution de collection est donc intéressante à plus d’un titre, à la fois témoin de la vie quotidienne d’un médecin occidental en Chine à la fin du XIX ͤ siècle et reflet d’une fascination millénaire pour un pays lointain contraint aux prémices de la mondialisation. Un intéressant article du Journal de Roanne de 1928 nous renseigne par ailleurs sur le fait que Claude Dethève effectua lors de sa retraite des « causeries avec projections » où il évoquait auprès de la population roannaise ses voyages en Chine et le « charme et l’étrangeté de ce pays mystérieux ». On peut considérer ce partage et cette valorisation comme un témoignage ultime de la part de celui qui en chinois s’appelait Duodefu et dont l’expérience de l’Empire Céleste aura si profondément marqué la vie.
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