BACOT Jacques (FR)
Commentaire biographique
Raymond Bacot possède une usine de céramique à Briare (Loiret), pour laquelle Jacques Bacot n’éprouve guère d’intérêt dans sa jeunesse. En revanche, étant voyageur, membre de la Société de Géographie, recevant chez lui des explorateurs, il transmet à son fils Jacques le goût du voyage, qu’il tenait lui-même d’un père grand voyageur. Jacques Bacot consulta d’ailleurs les notes de voyage de son grand-père. L’aisance financière de la famille va lui permettre à son tour de prendre la route. Il entame ainsi, en 1904, à vingt-sept ans, un périple autour du monde. Il découvre l’Asie en Indochine et fait la connaissance des Pères des Missions étrangères. Les explorations effectuées en Haute-Asie, dont il a écouté les récits, ont propulsé l’Asie centrale sur le devant de la scène, tandis que le Tibet demeure sur la carte une tache blanche. Le mythe d’un Tibet pays des sages, forteresse initiatique, est en place. En outre, les publications des missionnaires allemands au Tibet occidental, français au Tibet oriental, le développement de la photographie, permettant en 1901 la première prise de vue du Potala, les études de l’iconographie du bouddhisme tibétain, l’entrée au musée Guimet en 1903 des premières peintures tibétaines, témoignent de l’attention nouvelle dont ce pays mystérieux est l’objet. C’est dans ce contexte que Jacques Bacot effectue, de mars à décembre 1907, son premier séjour au Tibet. Il l’aborde par le Yunnan et parcourt la région frontière orientale comprise entre la Salouen, le Mékong et le Fleuve bleu, malgré les mises en garde des Pères missionnaires. Les troubles liés à la révolte des Tibétains contre la Chine, entre 1905 et 1906, viennent, en effet, seulement de s’achever dans la région, théâtre d’épisodes sanglants. La caravane de Jacques Bacot comporte deux interprètes : un pour le chinois, qui avait accompagné le prince Henri d’Orléans, un autre pour le tibétain. Malgré les dangers de la route, Jacques Bacot se présente comme un simple « touriste », non comme un explorateur, car le chemin qu’il suit pour atteindre la province tibétaine de Tsarong est déjà connu. Il sera pourtant le premier Européen à parcourir le massif du Dokerla, célèbre lieu de pèlerinage du Kham situé entre la Salouen et le Mékong, ceci après avoir échappé à la surveillance de son escorte et des autorités chinoises. Mais celles-ci le contraignent à interrompre ensuite une expédition entreprise vers le petit royaume de Pöyul, à l’ouest du Kham. Durant ce premier séjour, son âme de voyageur et d’explorateur, son goût pour la liberté, se révèlent, ainsi qu’en témoigne son récit (Bacot J., 1909). Il est aussi un observateur très attentif de la flore et de la faune qu’il dépeint avec lyrisme et l’humour qui le caractérise. Il est séduit par les Tibétains et leur sagesse, fasciné par le pays.
Il revient en France avec un Tibétain de Patong, Adjroup Gompo. En 1908, il entre à la Société Asiatique et devient élève à l’EPHE, dans la section des sciences historiques et philologiques. Il y suit les cours de Sylvain Lévi (1863-1935) qui dirigeait la chaire d’indianisme, à laquelle les études tibétaines étaient rattachées. Bacot commence la traduction d’une version tibétaine dialoguée du Vessantara jâtaka, dernière vie antérieure du Bouddha (Bacot J., 1914). Cependant, dès mai 1909, après avoir appris le tibétain parlé avec Adjroup Gompo, il repart vers le « Tibet révolté », dont il ne reviendra qu’en mars 1910 (Bacot J., 1912). Bien que la situation politique soit encore plus menaçante, en raison de la guerre sino-tibétaine, Bacot brave le danger, muni des seuls renseignements fournis par le Père Monbeig (1875-1914), missionnaire à Tsakou, sur le Mékong. Il va ainsi traverser tout le Kham, en suivant un chemin alors en grande partie inexploré. Il parvient à Lithang, à travers la région du Nyarong et cherche encore à atteindre le mystérieux royaume de Pöyul, puis Népémako, la légendaire terre promise des Tibétains, sans y parvenir. Mais il s’imprègne ainsi avec intensité de la culture, de l’âme tibétaine, et entreprend à travers ce périple une véritable quête intérieure. Il fait aussi une découverte fortuite, mais d’importance : celle de la source orientale de l’Irrawady. C’est avec grand regret qu’il quitte le Tibet, en raison de la menace chinoise et du risque de pillage des caisses de documents qu’il a réunies. Durant les hivers 1913-1914 et 1930-1931, il effectuera des séjours d’étude dans l’Himalaya, notamment à Kalimpong, au Sikkim (Lebègue R., p. 3).
Sa vocation de tibétologue va s’exercer dans de multiples directions, y compris la langue et la culture populaires. En 1912, il publie une étude sur les populations du Tibet oriental, puis en 1913, une autre sur les Mosso, ethnie très mal connue du sud-est du Kham. Cette même année, il épouse une bourguignonne, Marguerite Thénard, petite-fille du chimiste Louis-Jacques Thénard (1777-1857). Sa contribution à l’étude du tibétain, dont il admirait la richesse, fut importante. En 1914, il obtient le diplôme de l’EPHE, mais est mobilisé au mois d’août. Il devient officier dans un régiment d’infanterie territoriale, puis en septembre 1917, attaché à l’état-major de la mission militaire française en Sibérie, conduite par Paul Pelliot qu’il rencontre. Sa carrière de tibétologue débute véritablement en 1919, date à laquelle il commence à enseigner bénévolement le tibétain à l’EPHE, à la demande de Sylvain Lévi. En 1936, il devient directeur des études de tibétologie, cette direction ayant été créée à son intention. Jacques Bacot défend l’originalité de la culture tibétaine, y compris dans le domaine littéraire. Il avait rapporté de ses voyages une collection de livres tibétains, qu’il légua à la Société Asiatique, à la fin de sa vie. Nombreuses sont ses publications sur la langue tibétaine et sa grammaire. Mais il s’intéresse aussi au théâtre tibétain et fait paraître d’importantes contributions sur ce sujet. Les grands mystiques du bouddhisme tibétain retiennent également son attention et son talent de traducteur s’exerce dans la publication de la vie du poète Milarepa (1925), puis de Marpa (1937). La géographie et l’histoire du Tibet ne sont pas en reste : en 1920, Jacques Bacot devient membre du Comité français de Géographie, puis de la Commission centrale de la Société de Géographie. En 1940, le tibétologue entame notamment la traduction des documents tibétains de Dunhuang ayant trait à l’histoire du Tibet, rapportés par la mission Pelliot. Ce travail ne pourra paraître qu’après la guerre, durant laquelle il abrite chez lui une cellule de résistance. La publication a lieu en 1946, dans les Annales du musée Guimet, avec la collaboration de F.W. Thomas et C. Toussaint. L’un de ses derniers livres sera d’ailleurs, en 1962, une introduction à l’histoire du Tibet. Sa remarquable et abondante bibliographie témoigne d’un labeur mené sans relâche jusqu’à la fin de sa vie.
Constitution de la collection
Après être rentré de son second voyage, Jacques Bacot expose sa vision de l’art tibétain, en février 1911, dans une conférence donnée au musée Guimet, qui constitue l’introduction au catalogue de sa collection, réalisé la même année par Joseph Hackin (Hackin J., 1911, p. V-XXII). Sa vision est novatrice à une période où les peintures et sculptures bouddhiques venant du Tibet ne sont pas encore unanimement reconnues comme des œuvres d’art. Il presse la richesse et l’originalité de l’art du Tibet, en souligne la qualité, mais en considère les témoignages comme figés dans le temps, dénués de véritable évolution iconographique ou stylistique, et donc impossibles à dater. Néanmoins, la collection qu’il constitue au cours de ses deux voyages est clairement attribuable aux XVIIIe et XIXe siècles. Elle reflète en particulier la sensibilité de Jacques Bacot à l’aspect décoratif de la peinture tibétaine, domaine le plus remarquable de sa collection. N’ayant voyagé qu’à l’est du pays, aux confins sino-tibétains, Jacques Bacot a conscience que sa vision de l’art tibétain demeure partielle. Les œuvres réunies comportent, en effet, nombre d’éléments sinisants (paysages, couleurs…) caractéristiques de cette région. Il constitue sa collection au cours de ses deux voyages dans la région, au gré des opportunités qui se présentent. Mais il n’est pas un collectionneur au sens classique du terme, et n’achètera pas d’œuvres en vente publique.
Durant son premier séjour, il acquiert auprès d’un soldat chinois des objets provenant de lamaseries situées entre Tatsienlou et Bathang (Bacot J., p. 26). Ces objets sont présentés en 1908 au musée Guimet, avec d’autres pièces tibétaines appartenant à la collection Péralté (Hackin, J., 1908). Au sein de ce groupe d’objets essentiellement bouddhiques, figurent quelques pièces bönpo, c’est-à-dire relevant de l’ancienne religion du Tibet. La collection s’enrichit ensuite, lors du deuxième voyage de Jacques Bacot à l’est du Tibet. C’est pourquoi, en 1911, une exposition sera entièrement consacrée à sa collection au musée Guimet (Hackin J., 1911). Là encore, la provenance précise des œuvres réunies n’est pas connue.
Le don de 1912 au musée Guimet
Sa décision, début 1912, d’offrir une partie de sa collection tibétaine au musée marque une étape importante de l’histoire de l’institution et Émile Guimet, dans une lettre de remerciement à Jacques Bacot, datée du 28 mars 1912, souligne le grand intérêt scientifique et artistique de ce don généreux. Celui-ci marque le véritable point de départ de la section tibétaine du musée, même si une première peinture, de qualité très secondaire, était entrée en 1903 dans les collections de ce dernier. Dans cet ensemble figurent aussi des œuvres non présentées à l’exposition de 1911. Parmi plus de soixante-dix thangka (rouleaux peints), point fort de la donation, une des images les plus remarquables par son iconographie, sa taille et sa qualité, est celle de la déesse protectrice Palden Lhamo, (Béguin G., 1995, p. 261-262), sans contexte, le grand chef-d’œuvre de la collection Jacques Bacot du musée Guimet. L’ensemble est, en outre, d’une grande richesse iconographique : bouddhas et peintures narratives illustrant les épisodes de sa vie, bodhisattvas, personnages religieux, déités à l’aspect paisible ou terrible, mandalas etc. Les objets rituels et liturgiques sont également nombreux et en matériaux divers, y compris le textile, bien que le métal soit dominant : stûpa, moulins à prière, reliquaires, instruments de musique, dague, clochette, couperet, coupes, clochette, ex-voto (tib.tsa-tsa), encensoirs, rosaires… Parmi les statuettes les plus intéressantes se trouvent, là encore, une représentation de style sino-tibétain de Palden Lhamo (Béguin G., 1989, p. 20-21), ainsi qu’une image en cuivre doré, d’aspect très décoratif, de Padmasambhava, célèbre maître tantrique du nord-ouest de l’Inde, siégeant sur un lotus entre ses deux épouses mystiques, indienne et tibétaine (Béguin G., 1991, p. 40). Ces deux statuettes reflètent par leurs esthétiques la diversité de cet art et de la collection réunie par Jacques Bacot. Certaines œuvres à caractère populaire témoignent du goût de Jacques Bacot pour cet aspect de la culture tibétaine, et plusieurs thangkas semblent illustrer des pièces de théâtre religieux (Béguin G., 1995, p. 387-388).
La vente de 1951 au musée Guimet
En 1951, le don de 1912 fut complété par l’achat au tibétologue, par le musée Guimet, d’une statuette et de vingt-deux peintures, datant du XIXe siècle pour la plupart, voire du début du XXe siècle. En effet, la Société Asiatique, dont Jacques Bacot était alors le Président, se trouvait dans une situation financière difficile, et Jacques Bacot souhaitait ainsi lui apporter son aide en lui offrant le produit de cette vente.
Les dons au musée de l’Homme
Le musée de l’Homme bénéficia lui aussi largement de la générosité de Jacques Bacot, qui donna à ce musée, entre 1931 et 1938, des peintures et de nombreux objets ethnographiques tibétains, soit un ensemble d’environ 290 pièces. S’y ajoute, en 1937, un autre don, composé de trente-huit objets qu’il avait achetés au Père Georges André (1891-1965) des Missions étrangères de Paris (Dupaigne B., 2001), alors en congé en France. Ce dernier les avait lui-même acquis entre 1921 et 1931, dans la région de Yunnanfou (Chine). C’est durant le XXe siècle que se révèleront pleinement la richesse, la variété de l’art tibétain et son histoire, pressenties par Jacques Bacot.
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