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Commentaire biographique

Jean Chaffanjon naît à Arnas, près de Villefranche-sur-Saône, le 8 septembre 1854, de parents cultivateurs. Pendant la guerre franco-prussienne de 1870-1871, il s’engage dans le corps des francs-tireurs Beaujolais. En 1873, il entre à l’école normale du Rhône de Villefranche, dont il sort diplômé en 1875.

Une formation de naturaliste

Jean Chaffanjon commence comme instituteur, enseignant les sciences naturelles au premier degré. Affecté à Tarare, il y reste jusqu’en 1877, date à laquelle il donne sa démission, l’enseignement primaire ne lui donnant pas entière satisfaction (Verneau R., 1913). Il poursuit ses études à la faculté des sciences de Lyon et se spécialise dans les sciences naturelles. À cette même date, la Société d’entomologie l’admet parmi ses membres, signe de son intégration dans la communauté scientifique. En 1878, Chaffanjon interrompt ses études, pour faire son service militaire, durant lequel il se blesse à Dijon. Il est libéré de ses obligations le 7 février 1879, en tant que fils aîné de veuve. Contraint de trouver un emploi pour subvenir aux besoins de sa famille (Verneau R., 1913, p. 549), il obtient un poste d’aide-naturaliste au Muséum d’histoire naturelle de Lyon. Parallèlement à ses fonctions, il donne un certain nombre de conférences publiques sur la géologie générale et la géologie régionale à la mairie du 1er arrondissement de la ville. En 1880, il est également préparateur du cours d’anthropologie de Louis Lortet (1836-1909), doyen de la faculté de médecine de Lyon. En avril 1882, il est envoyé au lycée de Saint-Pierre de La Martinique, où il est chargé du cours d’histoire naturelle. Depuis les Antilles, il procède à des envois réguliers de collection de crustacés et de poissons de la région aux Muséums d’histoire naturelle de Paris et de Lyon.

La découverte des sources de l’Orénoque

Éprouvé par la perte de plusieurs membres de sa famille, survenue pendant l’épidémie de fièvre jaune qui a sévi sur l’île (AN, F/17/2946/1), Jean Chaffanjon sollicite auprès du ministère de l’Instruction publique une mission gratuite, qu’il obtient en mai 1884. Il assure sa charge d’enseignement jusqu’en novembre (Verneau R., 1913, p. 549), et part au Venezuela cartographier le cours de la Caura, un des plus grands affluents de l’Orénoque, dont il ambitionne de découvrir la source dans le cadre d’une autre mission. Alphonse Milne-Edwards (1835-1900) et Ernest-Théodore Hamy (1842-1908) le soutiennent dans ce nouveau projet. Le 6 février 1886, il embarque à Bordeaux pour Caracas. Il s’adjoint les services du jeune dessinateur Auguste Morisot (1857-1951), ancien élève de l’école des Beaux-Arts de Lyon et futur époux de Berthe Morisot (1841-1895). L’explorateur est accueilli avec considération par Joaquín Crespo (1841-1898), alors président du Venezuela. La mission arrive le 7 avril 1886 à Ciudad Bolívar, sur les rives de l’Orénoque, véritable point de départ du voyage. Le 10 juin, ils appareillent, avec l’escorte de marins mise à leur disposition par le gouverneur de Ciudad Bolívar, à la demande du général Crespo. Ils remontent un fleuve énergique et franchissent de nombreux rapides. À Mapire, les marins s’enfuient, craignant les anthropophages supposés peupler les bords du fleuve. La maladie oblige Chaffanjon et son compagnon de voyage à s’arrêter à Caicara le 22 juillet. Leur état ne leur permet de repartir que le 21 août en direction de Cabruta. La ville de San Fernando atteinte, la mission pénètre en terra incognita. L’Orénoque s’amenuise. Et le 18 décembre, l’explorateur en localise les sources dans la Sierra Parima.

La Société de géographie de Paris lui décerne à son retour la troisième médaille d’or et la Société de géographie commerciale la médaille Dupleix. Il reçoit une médaille de la Chambre des négociants commissionnaires (Labbé P., 1913, p. 692). Le Venezuela le récompense aussi pour service rendu. Il est élu le 3 juin 1888 membre associé et correspondant de l’Union géographique du Nord, lors de la commission réunie à Laon. Cette mission marque les esprits. Elle inspire notamment à Jules Verne (1828-1905) son roman Le Superbe Orénoque (1898), où le protagoniste principal Jean de Kermor présente de nombreuses similitudes avec Jean Chaffanjon.

Une troisième mission conduit ce dernier au lac de Maracaibo, dans les hauts plateaux colombiens, et dans la Guyane vénézuélienne, à la recherche d’une civilisation disparue. Pendant trois ans, il parcourt la région du Caratal et de l’État Maturin. Il passe par la cordillère du nord du Venezuela, la Punta Guiria. Il franchit la cordillère des Andes et descend son versant est, du côté de Maracaibo en Colombie. Son périple se termine en 1891, date à laquelle il rentre des Amériques.

Une carrière avortée dans la politique

De retour en France, Jean Chaffanjon fait connaître son envie de retourner dans les colonies, « dans les régions nouvelles », et de poursuivre ainsi ses travaux de géographie, d’anthropologie et d’ethnographie, tout en bénéficiant des commodités d’un poste administratif (AN, F/17/2946/2). Le ministère ne donne pas suite à cette demande. Chaffanjon s’engage alors dans le débat politique, en défendant les idées républicaines aux élections législatives du 3 novembre 1893, dans la 2e circonscription de Villefranche. Mais, sa candidature, préparée à la hâte, ne lui permet pas de l’emporter (Le Bon Citoyen de Tarare et du Rhône, 14 août 1898). Déçu, il renonce définitivement à la politique.

La traversée de l’Asie centrale

Par arrêté du 19 octobre 1894, Jean Chaffanjon reçoit l’autorisation du ministère de l’Instruction publique de partir en Asie. Son ami Gabriel Bonvalot devait participer au voyage, mais sur le point de se marier, il choisit de rester. Il l’accompagnera plus tard pour effectuer les fouilles d’Afrasiab (Ouzbékistan) [Gorsenina S., 1999, p. 372]. La mission gratuite est financée par le Lyonnais Lucien Mangini, fondateur et administrateur du Crédit lyonnais, à l’origine du projet. Henri Mangini, fils du mécène, et Louis Gay, formé à l’école d’Agriculture de Versailles, participent à l’exploration en qualité de naturalistes. La mission ambitionne une traversée en diagonale de l’Asie centrale, de la mer Noire à la mer du Japon, par la Transcaspie, le Turkestan, la Mandchourie, la Mongolie, la Sibérie et les provinces maritimes de l’Amour. Le but est d’étudier l’histoire et la géographie de ces régions, notamment par des relevés orographiques et topographiques, des études de la faune et de la flore et des prélèvements géologiques.

De Marseille, passant par Constantinople (Istanbul), la mission arrive à Batumi.Chaffanjon et ses compagnons, voulant éviter la traversée de l’Oural, empruntent alors le chemin de fer transcaspien. Ils descendent ainsi jusqu’à la mer Caspienne à travers le Caucase, jusqu’à Samarkand, au Turkestan russe (actuel Ouzbékistan), en passant par Bakou (actuel Azerbaïdjan). Chaffanjon mène, en collaboration étroite avec le gouvernement russe, un certain nombre de fouilles archéologiques, notamment à Merv (Mary, au Turkménistan) et à Afrasiab. Après un séjour de trois semaines à Tashkent pour les préparatifs du voyage, la caravane est prête à partir en mars 1895. De Bishkek, ils font un détour vers le Sud. La mission contourne les Tian shan (天山) et débouche sur l’Ysyk-Köl, qu’ils longent sur sa rive nord jusqu’à Prjevalsk (actuelle Karakol), du nom de l’explorateur russe Nikolaj Mihajloviče Prževalʹskij (1839-1888), auquel ils rendent hommage. À la fin mai, ils arrivent à Verniy [Almaty], ville principale de l’Oblast de Semiretchie, sur la frontière chinoise. Là, Chaffanjon fait la rencontre de Paul Gourdet, ingénieur de son état, déjà occupé à faire des fouilles sur le site, et avec qui il étudie la nécropole nestorienne de la ville. Quittant Almaty au début du mois de juin, ils traversent la frontière de la Mongolie chinoise pour atteindre Kouldja (Yinning [伊寧], Xinjiang [新疆]). Ils gagnent ensuite les régions d’altitude du lac Sayram (赛里木), situé à 2 072 m au-dessus du niveau de la mer, et redescendent vers les marécages et le lac Ebi (艾比), à 300 m au-dessus du niveau de la mer. Après le lac Ulungur (烏倫古), dans la partie extrême occidentale du désert de Gobi, ils s’engagent dans l’Altai. La mission arrive à Khovd et poursuit dans la région des lacs aux eaux salines d’Uvs Nuur et Hyargas Nuur. La mission entreprend d’explorer les bassins de l’Ider Gol et de la Selenga. Ils relèvent une route nouvelle. Passant par le lac Tsagaan Nuur, ils redescendent dans la vallée de l’Orkhon, à la recherche de l’ancienne capitale de Gengis Khan, Karakorum. Passée Ourga [Ulan Bator], en novembre 1895, ils choisissent Irkoutsk, comme lieu d’hivernation. Après un temps de latence, la mission retourne à la ville sainte d’Ourga, d’où commence l’exploration de la vallée de la Kerulen (克魯倫) [Herlen Gol, en mongol], un des affluents de l’Amour. En mars 1896, ils arrivent à Qiqihar (齊齊哈爾), capitale de la Mandchourie [actuelle ville de la province du Heilongjiang (黑龍江)]. Après la traversée des Hinggan (興安), le voyage les conduit en août dans la vallée de la Zeya, où Chaffanjon étudie la tribu des Aratchones, et aux environs de Khabarovsk, les peuples Goldes et Ghiliaks. Il découvre dans la vallée de la Dzhapi des mines de houille. La mission observe l’éclipse du 9 août et, malgré le ciel brumeux, réalise « une série assez complète de photographies du phénomène » (La Politique coloniale, 24 novembre 1896, p. 3). Ils arrivent enfin à Vladivostok par l’Oussouri (烏蘇里). Une dernière étape les conduit brièvement au Japon, d’où ils prennent le bateau pour la France. L’Océanien accoste le 14 décembre 1896 au port de Marseille. Le lendemain, la mission est de retour à Paris.

La réussite de cette mission est le fruit d’un travail collectif. Louis Gay et Henri Mangini sont également admis comme membres de la Société de géographie de Paris, le 4 décembre 1896. Et sur l’insistance de leur chef de mission, ils sont élevés au rang d’officiers d’Académie (Journal officiel du 18 janvier 1897). Le 16 mars 1896, Chaffanjon reçoit pour ses travaux la médaille Dupleix, qui lui est attribuée par la Société de géographie commerciale de Paris. Il est lauréat du prix Léon Dewey en 1897, la Société de géographie de Paris lui décernant sa médaille d’or. Au renouvellement du bureau, il en est nommé, pour l’année 1897, secrétaire. L’Académie des sciences lui décerne en 1898 le prix Tchihatchef, qui récompense les naturalistes dans leur exploration du continent asiatique (Le Temps, 20 décembre 1898).

Jean Chaffanjon fait de nombreuses conférences sur son voyage. Le 20 février 1897, il communique devant l’auditoire de la Société de géographie de Paris. En septembre 1897, il participe au 11e Congrès international des orientalistes, dans la Section d’ethnographie et folklore, évoquant les tombes nestoriennes de Bishkek, dans le Turkestan, à la vallée de la Hailar (海拉), en Mandchourie (actuelle région autonome de la Mongolie intérieure). Dans ses communications, il décrit l’avancée des Russes dans le Turkestan, soulignant le rôle important des Cosaques, « soldats laboureurs », « excellents colons », « secondés du reste par le courant d’émigration que le gouvernement dirige habilement sur les territoires libres » (Bulletin de la Société de géographie commerciale, 1897, p. 113). Pour Chaffanjon, la Mandchourie a un potentiel d’avenir et regorge de richesses minières sous-exploitées. Il enjoint de futurs investisseurs à aller voir par eux-mêmes (1897b).

Il conçoit le projet d’installation d’un représentant consulaire à Vladivostok, projet dont il fait part au ministre des Affaires étrangères, pour lequel il se porte d’emblée candidat. La proposition, soulevant objections, est rejetée le 9 octobre 1897 (AN, F/17/2946/2).

L’explorateur obtient une nouvelle mission le 31 mars 1898, ayant pour but la Transbaïkalie, les provinces maritimes de l’Amour, Vladivostok, le détroit de Behring et une percée en Corée. Le naturaliste se fait accompagner du préparateur Bohuhof, rattaché au Muséum national d’histoire naturelle, diplômé du Cours des voyageurs, créé par Alphonse Milne-Edwards. Cette mission s’inscrit dans la continuité de la précédente.

Le négoce en Mandchourie et dans les Indes néerlandaises

Alors que Louis Gay et Henri Mangini s’établissent à Blagovestchensk, Jean Chaffanjon renoue sur le tard avec son passé de négociant. Son nom, suivi de la mention « explorateur à Vladivostok », figure sur la liste des conseillers du commerce extérieur, un poste nouvellement créé par le ministère du Commerce en 1898. Il s’agit de « correspondants de l’office, choisis parmi les industriels et négociants français établis tant dans la métropole qu’aux colonies ou à l’étranger, y jouissant d’une grande notoriété dans les affaires d’importation ou d’exportation et ayant personnellement contribué au développement du commerce extérieur soit par la création, la direction ou la représentation de maisons ou de comptoirs, soit par l’accomplissement de missions commerciales, par des publications et des études ou l’envoi régulier d’informations commerciales. Les fonctions de conseiller du commerce extérieur sont gratuites » (Le Temps, 27 mai 1898).

Chaffanjon vient en effet de s’installer à Vladivostok, où prospèrent trois maisons de commerce françaises. « Chaff », comme on l’appelle dans le milieu des affaires, fait du négoce avec diverses régions de l’Extrême-Orient.

En 1900, il revient certainement quelque temps en France, à l’occasion d’une conférence donnée au pavillon de la Presse coloniale, à l’Exposition universelle, où il s’exprime sur la situation politique en Chine : celle-ci est mise à mal par la révolte des Boxers, qui menace la sécurité des étrangers, et des missionnaires de Mandchourie en particulier (Coldre L., 1900).

Dès 1902, le commerce est mis en difficulté. Deux des trois maisons de Vladivostok de commerce périclitent. La troisième, dirigée par Jean Chaffanjon, se transporte à Port-Arthur. Comme le relève Paul Labbée, « depuis que la douane a été créée et que Vladivostok a cessé d’être port franc, le commerce étranger a reçu une rude atteinte » (Labbé P., 1902).

Lorsque la guerre russo-japonaise (février 1904-septembre 1905), Jean Chaffanjon, représentant de la maison de commerce Marcerou, Schréter et Cie se réfugie à Harbin (哈爾), dans le Heilongjiang. Sa femme, qui tient un magasin de mode à Port-Arthur, choisit de rester avec sa fille de neuf ans, dans leur maison située au cœur de la ville, alors que les bombardements font rage entre février et mars. Toutes deux sont engagées dans les ambulances de Mme Stœssel. À la fin mars, en compagnie de sa fille, cette « amazone » de Belleville, comme l’appelle un journaliste (Perrinet, Le Figaro, 1904), finit par rejoindre son mari et leurs deux fils.

En 1911, Jean Chaffanjon est chargé par une société privée de diriger des plantations d’arbres à caoutchouc (hévéa), dans les Indes néerlandaises, dans la presqu’île de Malacca [actuelle Indonésie]. Le commerçant souhaite répéter l’opération pour son propre compte dans l’île voisine de Bintang, île principale de l’archipel de Riau, au sud-est de Singapour. Il meurt à l’âge de cinquante-neuf ans, le 7 septembre 1913, à Tijtlom, d’un accident (Vaissier M., 2005).

Constitution de la collection

Les résultats de la mission en Asie englobent différents domaines scientifiques. Sur 4 000 km d’itinéraire, 1 800 km relèvent de la nouveauté. La mission a permis de rectifier certains points de la carte. Quarante-deux observations ont été effectuées en Mandchourie et soixante-six cercles d’horizon ont été dessinés à l’orographe Schrader. Outre ces relevés géographiques et météorologiques, la mission s’est efforcée de constituer des collections documentant l’histoire naturelle, l’anthropologie, l’ethnographie et l’histoire des populations rencontrées au cours de la traversée. Force est de constater la diversité des collections, marquée toutefois par une dominante naturaliste, inhérente à la spécialité des trois membres de la mission.

L’exhaustivité comme méthode de collecte

Il semble bien que l’exhaustivité soit le principal guide de la collecte des objets. Les résultats obtenus sont le fruit d’un travail collectif. Pour autant, les tâches sont réparties au préalable entre les différents participants. Henri Mangini est chargé de constituer les collections d’entomologie et de zoologie, tandis que Louis Gay, en plus des collections botaniques, s’occupe de prendre les photographies.

Chaffanjon avait acheté des collections déjà constituées en Amérique (MNHN, Ms. 2257), il semble que cette pratique se soit pérennisée dans son voyage en Asie. Lucien Mangini a notamment acheté la collection Borschesvky à Samarkand. Des photographies annotées en russe montrent une acquisition extérieure.

Les fouilles archéologiques dans le Turkestan oriental

Au début de la mission, Chaffanjon entreprend un certain nombre de fouilles dans le Turkestan oriental. Il obtient du gouvernement russe d’effectuer des fouilles à Afrasiab. Outre les nombreuses poteries anciennes, il trouve des bombes à feu grégeois. Il procède entre autres sites à Merv, où se trouve la mosquée du sultan Ahmad Sanjar (xiie siècle). Il collecte un certain nombre de céramiques et de tessons, de Samarkand et de Boukhara, des faïences émaillées et des mosaïques, des pierres funéraires ou des roches amphibologiques et des ornements en terre cuite. Il emporte aussi avec lui des estampes des portes coraniques de Samarkand. Sur le site de Karakorum, la mission se procure de petits cônes, fabriqués à partir des cendres des morts incinérés.

Le déroulé des fouilles ne répond pas aux normes méthodologiques et éthiques de la science d’aujourd’hui. « Sa méthode préférée : la dynamite », comme le formule ironiquement Jean-Marie Thiébaud (2005, p. 145). Jean Chaffanjon amasse de la sorte une quantité de matériaux entiers ou en morceaux, de céramiques, souvent émaillées, de vases en verre et d’objets en métal, qu’il adresse au Musée Guimet. En Transcaspie, il rassemble une collection numismatique sur le terrain. À Almaty, où il arrive le 26 mai 1896, il fait la rencontre de Paul Gourdet, ingénieur, et de Nikolaï Nikolaievitch Pantoussov, attaché au gouvernement de l’Oblast de Semiretchie, chargé des fouilles des tombes nestoriennes. Chaffanjon participe à l’œuvre d’excavation et envoie au ministère de l’Instruction publique des crânes et des pierres tumulaires trouvés in situ (Chaffanjon J., 1899, p. 63-64). Ces différentes fouilles livrent aussi un certain nombre d’amphores, de lampes, de vases à anses et de statuettes, la plupart anthropomorphes, des sarcophages ornés et de nombreux débris, produits par la méthode d’excavation choisie. « Le souci de cette époque n’était pas la mise en lumière de la structure urbanistique de la ville ancienne et des étapes de sa formation, mais la découverte d’œuvres d’art sensationnelles, confirmant l’existence dans la région de civilisations anciennes » (Gorshenina S., 1999, p. 367).

Une collection d’histoire naturelle abondante

La mission a récolté un ensemble d’échantillons et de spécimens représentant la faune et la flore, destinés au Muséum national d’histoire naturelle. La collection zoologique est ainsi constituée de plus de 100 mammifères, 500 oiseaux, et ainsi que de poissons, reptiles et insectes. La collection botanique comporte plus de 8 000 échantillons, constitués en herbiers ou en graines. La collecte s’avère particulièrement fructueuse à Almaty. L’explorateur s’est « efforcé de réunir le plus d’exemplaires possible de chaque espèce animale ou végétale » (Chaffanjon J., 1897a, p. 121), se conformant aussi aux prescriptions d’Alphonse Milne-Edwards (AN, F/17/2946/2). Chaffanjon organise des battues, avec le concours d’une société d’officiers russes de chasseurs, pour l’aider à compléter sa collection dans la région du lac Baïkal (AN, F/17/2946/2). À la collecte effectuée directement par la mission s’ajoutent aussi les envois des musées de Khabarovsk et d’Irkoutsk, qui lui fournissent gracieusement quelques spécimens.

Concernant la préparation de la collection ichtyologique, Chaffanjon innove : depuis son voyage aux sources de l’Orénoque, il utilise de l’acétate de soude, comme recommandé par le naturaliste Léon Louis Vaillant (1834-1914) [Duchèque, 1890].

Chaffanjon prend soin d’étiqueter les objets, notant l’altitude et le lieu de prélèvement, ainsi que la nature du sol. Les roches recueillies par la mission en Asie centrale sont présentées aussi lors de l’exposition des « Actualités géologiques » de 1897. Les prélèvements effectués en Chine, et particulièrement dans le Sichuan (四川), reçoivent un traitement particulier, les charbons de la Chine étant mis en exergue.

Collection anthropologique

La collection anthropologique comprend un certain nombre de crânes mongols, bouriates, goldes et kourgane. Sur les dix-sept recueillis dans les environs d’Ourga, « trois sont réduits à la base, les calottes en ayant été sciée par des bonzes pour être transformées en coupes à boire. » (Verneau R., 1913, p. 551).

Diversité des collections ethnographiques

Les collections ethnographiques se rapportent aux peuples sarte, kirghize, bouriate, golde et mongol, à leur habitat, à leurs vêtements et à leurs artefacts du quotidien.

La mission rapporte ainsi deux types de tentes : une tente bouriate et une tente des Mongols du Nord, en feutre blanc, décorée de bandes bleues, couleurs réservées au chef de la tribu, qui sera exposée au Muséum national d’histoire naturelle en 1897.

Un ensemble de costumes et de broderies, des robes en peaux de poissons, de phoque ou de saumon, des chaussures, des bonnets des régions de l’Amour, des ornements et des bijoux (ornements de nez, trouvés chez les Goldes) permettent de reconstituer le type de vêtement porté par différents membres des tribus rencontrées, bien que l’idée de systématicité de la collecte ne soit pas encore confirmée. On trouve encore des objets évoquant la petite enfance (un berceau et des jouets), l’équipement du cavalier (des selles, des étriers, une cotte de mailles recueillie en Boukharie), des instruments agraires (des rouets, des moulins à extraire les grains de coton, des clochettes de caravane, une charrue, une herse, un joug), des éléments de mobilier (une commode, des tabourets pour nourrices, des coffrets en bois ou en écorce de bouleau, des tapis, une hotte, une fourche à argol, des tentes), et des objets du quotidien, des ustensiles domestiques surtout (des cuillers, une pipe, une boîte à lait en écorce de la culture tangoute, une théière, des plats divers en bois), et religieux (des moulins à prières, un chapelet en omoplates de mouton, un oriflamme bouddhiste, des objets bouddhiques de toutes sortes). Chaffanjon a pu rassembler une collection de figurines en terre cuite émaillée, représentant la société mongole : le lama, l’homme et la femme, le jeune garçon et la jeune fille, le cortège princier et l’attelage de bœufs assurant le transport du thé. Les caisses envoyées au Muséum révèlent ainsi une profonde diversité des objets collectés.

Une collecte de vues pour documenter la vie sibérienne

La mission revient aussi avec une collection photographique d’environ 2 000 clichés. Les fonds de la Société de géographie de Paris n’en présentent qu’une infime partie, reposant sur une quarantaine de plaques de verre, qui servaient pour les projections de la firme Molteni, sollicitée pour offrir le spectacle de ces vues, lors des conférences organisées à l’hôtel de ladite Société, sis boulevard Saint-Germain. Il s’agit donc de reproductions de photographies, dont l’identification est sujette à caution. Certains clichés sont d’Émile Ninaud (1845-1923). Dans son ouvrage, Michel Vaissier, petit-fils de Louis Gay, donne à voir d’autres aspects de la production photographique de la mission.

Suivant ce corpus, peu de vues de ruines et des fouilles réalisées dans le Turkestan russe. Des premières étapes du voyage, la mission propose plusieurs vues de Baku et de ses puits pétroliers. Un ensemble de vues présentent la ville de Samarkand et de ses monuments marquants, tels le tombeau de Tamerlan, la Madrassah de Shîr-Dâr ou la mosquée de Tilla Kari. La mission s’intéresse également au bazar de la ville, la photographie montrant en surplomb une foule opaque envahissant l’image. De nombreux portraits d’individus, hommes et femmes, présentés à l’exposition du Muséum, mais dont on trouve seulement un exemplaire dans les collections de la Société de géographie de Paris, et des portraits de groupe attestent de cette volonté de documenter par l’image l’ethnographie des peuples rencontrés. Les photographies suivent la progression de la caravane, telle une mise en scène de la mission, et décrivent la succession des paysages observés. L’exposition du Muséum restitue l’ampleur de la collection. On y trouve ainsi des photographies du marché de Samarkand et d’Almaty et du bazar d’Oulan Bator, mais aussi un marchand de paniers de Tiflis (Tbilisi en Géorgie), une charrette à bœufs dans les environs, une boucherie à Samarkand, une voiture à bœufs en Mongolie, etc. (Froideveaux H., 1897, p. 621).

Les carnets, publiés par Michel Vaissier, montrent que Louis Gay s’est entraîné et a cherché à reproduire les mêmes conditions de prise de vue, en Suisse, au mont Rose. S’il y a préparation en amont, Chaffanjon reçoit au cours de son voyage du matériel, appareils et accessoires photographiques, notamment des pellicules sensibles. Le colis préparé par les soins de l’atelier Nadar, est transmis par l’intermédiaire de l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, à Henri Mangini, par missive le 14 octobre 1895 (AN, F/17/2946/2).

Des colis envoyés au ministère de l’Instruction publique, le numéro 9 est spécialement adressé à Mme Chaffanjon. Contenant les notes et les photographies, cette dernière chargée de mettre en ordre et de préparer les clichés pour le retour des explorateurs (AN, F/17/2946/2). Les photographies sont ainsi considérées différemment, par rapport aux autres pans de la collection.

L’exposition du retour et la réception des collections dans la presse coloniale

En août 1897, le Muséum national d’histoire naturelle présente les résultats de la mission Chaffanjon. Inaugurée par le ministère de l’Instruction publique, l’exposition occupe les galeries de zoologie du premier étage. La première salle est consacrée aux bijoux et aux instruments de culte et réunit les collections de monnaies anciennes et modernes. La salle 2 suscite l’enthousiasme des visiteurs, qui découvrent la reconstitution d’une yourte mongole meublée : une huche à pain, qui sert de garde-manger à côté de l’entrée ; des nattes en poil de chameau sur lesquels dorment les habitants ; au fond d’un autel bouddhique, avec statuette de Bouddha, miroirs, cymbales, clochettes et vases à parfums et à offrandes. Le costume d’une jeune fille Tangoute de la région du lac Baïkal attire l’œil de plusieurs commentateurs, pour ses grelots ornant le bas ventre, qui signalent la virginité de la jeune fille. On relève également un vase émaillé décoré de versets du Coran, révélés lorsque le vase est plongé sous l’eau.

La presse s’en fait le relais. Le succès est tel que l’exposition est prolongée jusqu’en février 1897. La visite d’Henry Boucher (1847-1927), ministre du Commerce, de l’Industrie, des Postes et des Télégraphes, marque un temps fort de l’exposition, qui éclaire le sens de la mission. Chaffanjon oriente son discours de manière à souligner l’avancée de la colonisation russe dans cette région et les nombreux débouchés ouverts à l’industrie et au commerce français. Pour le journal L’Événement, l’exposition présente « un grand intérêt tant au point de vue des mœurs qu’à celui de l’industrie des races de la Sibérie orientale » (AN, F/17/2946/2). Pour les critiques, les photographies permettent de visualiser les potentialités de cette région. Le Soir souligne que les « diverses scènes de la vie agricole nous représentent les Mongols non comme un peuple nomade, mais comme un peuple devenu sédentaire par suite des bienfaits de la civilisation russe » (15 octobre 1897). « Ce sont là encore des documents commerciaux de premier ordre », selon l’historien et géographe Henri Froideveaux (1863-1954) [1897, p. 621].

Ainsi, les collections réunissaient initialement des documents informant sur les mœurs et les types des cultures de la Sibérie orientale et des frontières septentrionale et orientale de la Chine. La mission rend compte des potentialités économiques ; pour les commentateurs, les photographies et certaines pièces ethnographiques en fournissent la preuve. Mais, en 1912, Ernest-Théodore Hamy fait le constat de leur disparition (AN, F/17/17270). De même, le manuscrit de son récit de voyage, les photographies et autres dessins confiés aux éditions Hachette brûlent dans l’incendie de la rédaction (Goršenina S., 1999, p. 381). De fait, les seuls objets accessibles de nos jours sont issus de son voyage aux sources de l’Orénoque et les collections photographiques liées à l’Asie centrale sont restreintes au fond de la Société de géographie de Paris (Goršenina S., 1999, p. 381).