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Estampe d'Utamaro représentant une sauterelle posée sur un tuteur au milieu de fleurs roses et violettes.

LEPRINCE-RINGUET Félix (FR)

Commentaire biographique

Félix Leprince-Ringuet est le fils du négociant Edmond Adrien Leprince-Ringuet et de Marine Anne Michelle Paillard, sans profession. Son mariage avec Renée Stourm, fille de René Stourm (1837-1917), secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, et de Louise Stourm, née Lefébure de Fourcy, le 29 mars 1900 en l’église de Saint-Thomas d’Aquin, marque l’alliance de deux familles notables. Dès lors, il se fait Aubois et exerce ses droits électoraux à Bercenay-en-Othe, où réside sa belle-famille. Il passe ainsi tous ses étés dans la propriété des Stourm. Accepté dans la petite communauté auboise, il est élu le 15 janvier 1926 membre à vie de la Société d'agriculture, sciences et arts du département de l'Aube. Il devient en 1933 président du Cercle de l’Aube à Paris. Félix Leprince-Ringuet mène une carrière brillante au sein du corps des ingénieurs des Mines, abordant sous différents angles la question de l’exploitation houillère.

Les années de formation

Il suit des études au collège Stanislas, où il reçoit en 1892 le prix Lagarde en mathématiques spéciales (L’Univers, 1892, p. 3). Il poursuit sa formation à l’École polytechnique à Paris, dont il sort licencié ès sciences, en 1894. Il devient l’année suivante élève ingénieur des Mines et fait son service militaire, avec le grade de sous-lieutenant d’artillerie, d’octobre 1894 à octobre 1895.

Études géologiques en Chine : première mission

En qualité d’élève ingénieur, il entreprend en 1897 de nombreux voyages d’études, qui le conduisent en Belgique, en Allemagne, en Russie et en Transcaucasie. L’année suivante, il est détaché au ministère des Affaires étrangères. Théophile Delcassé (1852-1923) l’envoie en Chine, en mission pour le compte du Crédit lyonnais. Assisté de Louis Feydel, ingénieur civil des Mines, il étudie les différents champs d’activité offerts aux entreprises européennes. Ses études le conduisent sur les pas du géologue allemand Ferdinand von Richthofen (1833-1905). Les objectifs de sa mission en Chine s’avèrent assez vastes. Il s’agit notamment d’étudier les deux voies ferrées concédées par le gouvernement chinois : la ligne de Pékin(北京)-Hankou (漢口) [actuelle Wuhan(武漢)] et celle de Zhengding (正定)-Taiyuan (太原), d’effectuer des prospections en vue de leur ramification éventuelle, et d’examiner les ressources potentielles de cette zone. Le pays est certes accessible aux étrangers, mais un certain nombre d’évènements viennent contrarier l’installation des potentiels investisseurs et les compromettre des débouchés prometteurs pour le commerce. Ce sont les débuts du soulèvement des Boxers. Des rumeurs circulent sur l’empoisonnement de l’empereur et visent les Européens. La xénophobie des Chinois demeure latente.

Voyage scientifique et plaisir sportif

Animé d’un goût pour l’alpinisme, il gravit le mont Hua (華), montagne sacrée située dans le Shanxi (山西), qui culmine à 1 623 mètres d’altitude. Il fait le compte rendu de cette ascension dans l’Annuaire du Club alpin français (1900), dont il est membre. Le voyage de retour s’effectue par le Japon, la Colombie britannique et le Canada, où il profite de son passage pour faire l’ascension du mont Sir Donald, culminant à 3 284 m, représentant vingt heures de marche et d’escalade. Il en publie le récit dans le New York Times du 3 août 1899. Il raconte également son excursion dans le Caucase et son ascension du mont Ararat devant l’auditoire passionné du Club alpin français (1902).

À l’occasion d’un voyage entre anciens de l’École des Mines et des Ponts et Chaussées, il visite en 1903 la Suisse et passe par le Col du Simplon. En 1911, il est envoyé en mission dans la région montagneuse de la Transbaïkalie, oblast de la Russie impériale situé dans le prolongement du lac Baïkal au nord de la Mongolie. Là, il fait la rencontre fortuite du Dalaï-Lama. En 1921, il est chargé de mission en Espagne.

En 1929, il profite de sa présence en Afrique pour faire une excursion dans le Congo belge, au volcan Nyiragongo, situé dans la vallée du Grand Rift. Il envisage de faire l’ascension du Kilimandjaro, mais une douleur au pied le fait renoncer à son projet. Il rentre à Marseille, par le golfe d’Aden et le canal de Suez. Dans le compte rendu qu’il publie dans les Annales des Mines (1931) sont décrites certaines ressources de l’actuel Zimbabwe : le gisement houiller de Wankie [actuelle Hwange], la mine de chromite de Railway Block, dans la région de Selukwe, les mines d’amiante de Shabani [actuelle Zvishavane], et des mines de mica, ainsi que les gisements d’or sud-africain et leurs conditions d’exploitation.

À la suite d’un voyage aux États-Unis, Félix Leprince-Ringuet est admis à la Société de géographie de Paris en 1931. La géologie s’inscrit dans l’idée d’une géographie pluridisciplinaire.

Électricité et charbonnage

En 1899, il est diplômé ingénieur du corps des Mines. Il exerce successivement à Alais, Amiens, Béthune et Arras. Il participe au Congrès de l’électricité à Marseille en 1908 et part en mission l’année suivante en Allemagne et en Angleterre pour étudier les stations centrales pour la production et la fourniture à distance de l’électricité. En 1910, il étudie plus particulièrement l’électricité dans les charbonnages dans ces deux pays. Il participe au Congrès de l’industrie minérale à Düsseldorf, précédant ses recherches minières en Sibérie orientale. En 1911, Félix Leprince-Ringuet passe ingénieur en chef des Mines. L’arrondissement minéralogique de Nancy, puis celui de Versailles sont placés successivement sous sa direction. Après la guerre, il aura la charge de celui de Paris. En 1913, il étudie les salines de l’Ouest. De 1912 à 1920, il occupe le poste de président du district de l’est de la Société de l’industrie minérale, puis de celui de Paris de 1936 à 1943. Par décret du 8 janvier 1913, il est fait chevalier de la Légion d’honneur.

La conscience du danger des mines et la question de la protection des mineurs

Sans doute éprouvé par la catastrophe de Courrières, à laquelle il a assisté alors qu’il n’était que fraîchement diplômé, il n’aura de cesse, tout au long de sa carrière, d’approfondir la question de la sécurité dans les mines. C’est du moins ce que relèvent ses pairs dans la notice sommaire pour soutenir son dossier de promotion au grade de commandeur de la Légion d’honneur (AN, 19800035/177/22814). Félix Leprince-Ringuet a conscience des dangers que représente l’exploitation minière pour les ouvriers travaillant sous terre. Il tient un rôle important dans le sauvetage des mines de Courrières à Billy-Montigny en 1906, alors qu’elles ne figurent pas dans son sous-arrondissement. Le 10 mars 1906, un coup de grisou tue 1 099 mineurs. L’explosion avait été précédée quelques jours auparavant d’un premier incendie, qui suscita un climat de tension parmi les mineurs. Après la catastrophe, Félix Leprince-Ringuet, ingénieur de contrôle, avec son frère René, ingénieur de la Compagnie de Courrières, mène activement les recherches pour retrouver d’éventuels survivants. Ils descendent dans les puits et parcourent les voies. Cette catastrophe marque profondément les consciences. Félix Leprince-Ringuet étudie l’exemple anglais dans la gestion de ces catastrophes. Il publie à la suite un travail sur la chaleur dans les mines et l’inflammabilité du grisou, qu’il présente en 1907 à l’Académie des sciences. En 1919, il étudie les institutions collectives de la Ruhr, et approfondit la question de la sécurité et des progrès dans le domaine de l’exploitation minière. Il reçoit à cette date le prix Montyon récompensant les travaux en « arts insalubres ». L’Académie des sciences ainsi salue les initiatives et les études entreprises par Félix Leprince-Ringuet sur les moyens de protéger les ouvriers exposés aux dangers des excavations minières. En 1936, il est nommé vice-président de la Commission des recherches scientifiques sur le grisou et les explosifs employés dans les mines.

Le temps de la mobilisation

En 1914, il est mobilisé au sein de l’armée. Il est nommé chef d’escadron du secteur nord-ouest de Toul, pour être commandant du Centre d’approvisionnement de matériel automobile (CAMA) de Vincennes du 1er octobre 1915 au 26 août 1916. Il reçoit les félicitations du sous-secrétaire d’État de l’Artillerie et des Munitions pour services rendus. Il est ensuite détaché au parc d’artillerie de Boulogne-sur-Mer, pour diriger le service des mines, dans le Territoire du Nord et du Pas-de-Calais, encore préservé de l’invasion allemande. Les excellents résultats obtenus lui vaudront encore une fois les félicitations du ministère des Travaux publics, le 13 janvier 1921. Il fait passer la production mensuelle des fosses non détruites de 650 000 (1913) à 700 000 tonnes en octobre 1916, à 1 000 000 tonnes en août 1917, et met fin au trafic du charbon dans les ports (AN, 19800035/177/22814). Le 11 novembre 1918, il se voit détaché au ministère de l’Armement, affecté au service des mines de Nancy, en tant que lieutenant-colonel.

De 1918 à 1919, il joue un rôle important dans la remise en état des mines de fer du bassin de Briey. Il participe à la création de l’école des Mines et de la Métallurgie de Nancy. De 1919 à 1936, il est nommé administrateur des Mines de Tharsis.

Le ministère des Travaux publics fait appel à lui pour l’évaluation des dommages de guerre miniers : il est nommé agent administratif central, délégué auprès de la Commission des réparations. Le février 1923, il est élevé au grade d’officier de la Légion d’honneur par décret du ministre des Régions libérées pour son action pendant la guerre.

Une expertise sollicitée

Félix Leprince-Ringuet tient le rôle de conseiller technique de la commission arbitrale des litiges miniers marocains de 1920 à 1923.

Le 16 janvier 1924, il est promu inspecteur général des Mines, à la première division de l’inspection générale (Nord et Pas-de-Calais). Ce statut confirme son expertise acquise dans ce domaine.

Il étudie la même année l’exploitation des phosphates du Maroc et les salines autrichiennes. Sur invitation d’Alfred Rudolf Zimmermann (1869-1939), commissaire général de la Société des Nations, Leprince-Ringuet est sollicité pour étudier à Vienne le budget et l’exploitation des salines autrichiennes et donner son avis à titre d’expert sur l’organisation et le rendement de cet important monopole d’État (Le Temps, 1924, p. 2).

Délégué par le ministère des Travaux publics, il assiste en 1929 au Congrès géologique international de Prétoria. Le développement des exploitations minières rend nécessaire d’établir la stratigraphie de l’Afrique subéquatoriale. Le congrès aboutit ainsi à la création d’une sous-commission des services géologiques africains. Félix Leprince-Ringuet étudie ainsi la constitution géologique et l’industrie minière en Rhodésie du Sud, dans le prolongement des deux missions consécutives menées par l’ingénieur en chef des Mines Lucien Dumas (1894-1984) en 1924 et 1925. Il profite également de sa présence en Afrique pour se rendre au Kenya par le Transvaal, visitant les mines de diamants, le lac Victoria, la haute vallée du Nil et la ville de Mombasa. Il est délégué au Congrès mondial de l’énergie au Danemark, et poursuit ses investigations en Suède, en Norvège et en Finlande.

En 1933, il est désigné par le ministère comme représentant de l’Algérie au Conseil de l’Ouenza. Fondée en avril 1914, la Société de l’Ouenza exploite des mines de fer dans le sud de Constantine. L’historien Samir Saul considère le gisement du Djebel Ouenza comme « le plus important de l’Afrique de Nord » (2016, p. 527). Leprince-Ringuet démissionne en 1939, faisant valoir son refus d’échanger ses fonctions contre celles d’ingénieur-conseil de l’Ouenza (AN, 19800035/177/22814).

Il assiste en 1934 au Congrès de l’industrie minière à Liège. En 1936, il représente la France à la session de l’Institut international de la statistique à Athènes. Il pousse jusqu’en Yougoslavie pour visiter un certain nombre d’exploitations.

Leprince-Ringuet participe de la création du Bureau de documentation minière en 1936. Il devient membre de la Commission centrale des machines à vapeur et de la Commission supérieure des inventions (AN, 19800035/177/22814). De 1942 à 1943, il participe de la Commission des règlements miniers coloniaux au ministère des Colonies.

Depuis 1912, Félix Leprince-Ringuet est membre de la Société d’études économiques. Il devient membre, puis président de la Commission chargée d’examiner et de coordonner les renseignements statistiques sur l’industrie minière et les appareils à vapeur, rattachée au ministère des Travaux publics. Il participe au Conseil supérieur de statistique et devient le président de la Société statistique de Paris de 1942 à 1945.

De 1936 à 1940, il occupe la fonction de directeur de l’École nationale supérieure des Mines. Il quitte ses fonctions en février, quelques mois avant l’occupation d’une partie de l’École par la Luftwaffe. Le 14 juillet 1939, il est admis à la retraite.

À l’appui de leur demande, ses référents pour l’obtention du grade de commandeur de la Légion d’honneur soulignent sa contribution dans la modernisation des programmes et des méthodes d’enseignement, ainsi que dans la construction de nouveaux laboratoires de chimie (AN, 19800035/177/22814).

Atteint d’une grave maladie, il se voit amputé des deux jambes dans les années cinquante. Le titre de commandeur de la Légion d’honneur lui est conféré le 27 octobre 1953, par décret du ministère des Travaux publics, en reconnaissance de ses nombreux services rendus.

Constitution de la collection

Le fonds Félix Leprince-Ringuet à l’École nationale supérieure des Mines

Les notes de voyages, les photographies et les archives de l’ingénieur des Mines ont été versées en décembre 2010, à l’École dont il a été le directeur, par ses 23 ayants droit. Bruno Turquet, petit-fils de Félix Leprince-Ringuet, a réuni l’ensemble des documents et a permis leur organisation formelle préalable.

Il s’est avéré que les plaques photographiques n’étaient pas toujours conservées dans de bonnes conditions. Certaines étaient devenues inexploitables. D’autres ne présentaient pas d’intérêt particulier. Il a donc fallu opérer une sélection dans la collection initiale et reconditionner les épreuves (Turquet B., 2016, p. 15).

Un travail d’identification des photographies s’en est suivi. Bruno Turquet revient sur le système d’annotation privilégié par Félix Leprince-Ringuet, qui se livrait à un report plutôt méticuleux des clichés pris sur le terrain dans un cahier de format A4 et sur des feuillets isolés. Le photographe notait à même le support, sur la gélatine, dans l’interstice des deux images stéréoscopiques. Il pouvait également numéroter le cliché, dans un coin de la plaque (Turquet B., 2016, p. 15). Certaines photographies demeurent néanmoins sans titre.

Un travail de numérisation des plaques de verre a été mené par le photographe Benoît Pin (Turquet B., 2016), membre du Centre de recherche en informatique de Mines Paris - PSL, qui a soutenu le projet. Les images, prises avec son appareil Canon EOS 5D Mark II, ont subi par la suite un traitement spécifique pour en faciliter la lecture sur écran d’ordinateur. La base de données, en cours d’indexation, respecte pour l’instant les titres donnés par l’ingénieur aux boîtes de rangement dans lesquelles les photographies ont été trouvées. La base de données iconographiques est hébergée par le site annales.org, et se trouve disponible à cette adresse : leprince-ringuet.annales.org. Une critique que l’on peut adresser à ce travail est d’avoir occulté l’objet photographique, pour ne conserver que l’image que la photographie représente. Le catalogue de la collection pallie cette lacune, en figurant les plaques stéréoscopiques.

Photographies de Chine

Félix Leprince-Ringuet s’impose comme un collecteur de vues, la collection regroupant à la fois des photographies de l’ingénieur et des personnes de son entourage ou rencontrées au cours de ses voyages. Il achetait aussi des photographies in situ. Certains clichés sont le fait de son compagnon de voyage, Louis Feydel ; d’autres sont du missionnaire G. Maurice. L’ingénieur varie les supports, et exécute également quelques dessins, assez sommaires. Les carnets rendent compte de ses acquisitions et des dépenses lors du voyage, liées entre autres au développement des photographies in situ et à l’acquisition de matériels. Félix Leprince-Ringuet achète notamment un appareil photographique, deux châssis, un pied et un objectif. Il s’approvisionne aussi en plaques de verre. Certaines avaries l’obligent à faire réparer son appareil, indice montrant qu’il a côtoyé la communauté photographique de Chine. Les carnets s’avèrent assez lapidaires, et ne mentionnent pas le lieu et les raisons de l’incident matériel.

Félix Leprince-Ringuet exerce en photographe amateur, optant pour une diversité des techniques et des formats, avec une préférence marquée pour la photographie stéréoscopique (Turquet B., 2016). Les photographies sont généralement prises sur le vif. Le photographe opte quelques fois pour la photographie posée, reprenant certains codes de la photographie de studio, proche de la mise en scène, lorsqu’il s’agit surtout de photographies de groupe. La collection compte un portrait exécuté en studio, du père G. Maurice. Félix Leprince-Ringuet fait preuve d’audace dans ses prises de vues. Ses vues surplombantes, son cadrage tranchant attestent d’une certaine originalité.

La « terre jaune », symbole de la Chine

Étrangement, la photographie de paysage, attendue dans ce genre de mission, ne constitue pas un sujet dominant. Félix Leprince-Ringuet aborde des sujets divers et ne se restreint pas à son domaine de prédilection, que constitue la géologie. Un ensemble de photographie développe cet aspect proprement géologique, le regard se concentrant sur la configuration géologique du paysage, l’affleurement des roches, la stratigraphie du terrain et les modalités d’occupation de l’espace.

Dans le bassin moyen du fleuve Jaune, au nord de la Chine, Félix Leprince-Ringuet observe avec attention le « dédale de lœss » qui se déploie sous ses yeux dans la province du Shaanxi (陝西) [1902, p. 324]. Cette terre jaune devient le symbole de la Chine et retient l’attention des géographes Élisée et Onésime Reclus, pour figurer en couverture de leur ouvrage sur L’Empire du Milieu (1902). En réalité, le lœss n’est visible que dans les Ordos (Mongolie), et les provinces du Shanxi et du Shaanxi. Cette région est considérée par l’ingénieur comme « le berceau de la Chine » (1901, p. 347). Ce « manteau de lœss » « imprime au pays son caractère spécial » (1901, p. 951), pour Félix Leprince-Ringuet, qui laisse ouverte la question de son origine et de sa formation. Le photographe offre au regard la matérialité de cette roche friable, qui marque un paysage en mouvement. Le lit du fleuve Jaune a en effet évolué au cours du temps. Les modèles d’habitat et les cultures entrent aussi dans son viseur. Félix Leprince-Ringuet s’intéresse aux maisons creusées dans le lœss, donnant lieu à des photographies assez spectaculaires, prises en hauteur et dotées d’une large profondeur de champ.

Des photographies de fours et d’atelier de fonte complètent la mission, dans l’étude des activités minières. Pour autant, l’auteur n’apporte aucune précision sur les rouages de leur fonctionnement. De même, les ouvriers demeurent dans l’ombre. Par ailleurs, la concentration des foyers de chaleur, la présence de lumières parasites affectent le rendu de ces images.

Transports et commerce en Chine

Plusieurs photographies montrent les ports de Shanghaï (上海) et de Hankou (漢口) hérissés d’une foule de mâts, où les jonques agglutinées aux quais décrivent un désordre presque harmonieux. Le regard s’attarde sur le bassin du moyen Yangzi (Chang jiang [长江]), dans la province du Hubei (湖北), au niveau de Wuhan, dans le district de Hanyang (漢陽), lieu de confluence du Yangzi et de la Han 漢).

La question des moyens de transport et des routes caravanières est richement documentée. Le photographe adopte une perspective fuyante pour suggérer ce défilé interminable de charrettes de marchandises diverses. Il n’hésite pas à réduire le cadre de l’image et tronquer cette succession de véhicules en file indienne, induisant un hors-champ suggestif. Félix Leprince-Ringuet rend compte ainsi d’une activité « colossale » en hiver sur la route du Shanxi (Leprince-Ringuet F., 1902, p. 325), où transitent de l’anthracite, du fer en barres, de la chaux, de la houille, des peaux de toutes sortes, du parfum, du thé, de la farine et des céréales. Parfois, le regard s’attarde sur le caractère rudimentaire des moyens de transport et sur les infrastructures en place. Ce sont également les infrastructures de transport, qui sont incriminées. Quelques photographies font état du caractère vétuste ou peu développé du réseau de chemins et de routes. Félix Leprince-Ringuet évoque ainsi la chaussée « dégradée par le temps » de la grande route mandarinale, « car on ne répare plus rien en Chine, et le pays n’est plus qu’une ruine d’œuvres jadis grandioses » (Leprince-Ringuet F., 1902, p. 318). Les chantiers sont mentionnés à titre sporadique.

Ascension du mont Hua

La série des vues du mont Hua constitue un à-côté de l’exploration proprement dite. Cette ascension ne figure pas dans le programme de mission et n’apparaît pas visible dans le compte rendu paru dans les Annales des Mines (1901) ni dans la relation publiée dans la revue populaire du Tour du Monde (1902). Pourtant, pour Félix Leprince-Ringuet, ce lieu de pèlerinage taoïste représente un « spectacle peu banal », « comme on n’en voit qu’en Chine » (1900, p. 364). Nous ne disposons pas de vues globales de la montagne en elle-même. Il rend compte de l’ascension et de vues fragmentaires. Arrivé au sommet de la montagne, son regard se concentre sur les cimes des pics abrupts aux alentours. Le relief est escarpé, aride. L’œil est attiré par le profil tranchant du Pic du Nord (bei feng [北峰]).

La présence chrétienne

Quelques photographies rappellent la présence chrétienne en Chine. Félix Leprince-Ringuet fait étape à la mi-janvier 1899 à l’orphelinat des sœurs de Marie-Auxiliatrice à Tongyuan (通遠), dans le district de Gaoling (高陵), rattaché à la préfecture de Xi’an (西安), dans la province du Shaanxi. Il montre les bâtiments constitutifs de la mission et les sœurs à la prière, prises avec pudeur de dos. Le photographe s’attarde sur les églises rencontrées au cours de sa traversée du Shaanxi. La stèle datant de l’époque Tang retient également son attention. Ornée d’une croix, elle est le témoignage pour l’auteur de « la reconnaissance officielle du christianisme en Chine » en l’an 635 (1902, p. 354), aujourd’hui considérée comme une preuve pour d’autres, en ce début du XXe siècle, de la présence nestorienne en Chine, doctrine plutôt encline à l’hérésiologie (Gernet J., 2007).

Une vision restrictive de la société chinoise

Outre ces photographies souvenirs, évoquant le cheminement de la mission, Félix Leprince-Ringuet porte un regard sur les petits métiers, la vie portuaire et les moyens de transport. Ainsi, un restaurant ambulant se trouve stationné sur le port de Shanghaï. Là, une femme souffle sur son bol de riz encore chaud. Le photographe assiste à une séance de pédicurie sur la voie publique. Il saisit l’animation d’une rue commerçante à Xi’an (西安). Son regard est attiré par l’étal de marchands de fausses nattes à Weinan (渭南). Cette production révèle une dimension sociologique non négligeable, même si ce n’est pas le propos de son voyage. Félix Leprince-Ringuet dépeint quelques traits culturels. Le photographe saisit la déambulation d’un cortège funèbre dans la campagne chinoise. Il retient l’atmosphère festive du jour de l’an, cette foule réunie pour la fête des lanternes, agglutinée au rempart de la ville de Xiping (西坪), dans le district de Datong (大同), dans la province du Shaanxi. Ses photographies représentent la pauvreté d’une fange de la population d’Anyi (安邑), évoquant ces gens en haillons assis à même le trottoir.

Le corpus iconographique présente un panel restreint de la société chinoise. Le photographe le reconnaît, et tente de pallier ces lacunes en présentant au lecteur les photographies de marionnettes en papier découpé et des statuettes en bois, ayant valeur de substitut à la foule chinoise, cette « variété un peu confuse » (1902, p. 330).

Un collectionneur de souvenirs : photographies, objets et photographies d’objets

Certaines images relèvent de l’anecdote. Et le photographe ne manque pas d’humour, quand il pose avec ses acolytes, semblant émerger d’un vase sculpté monumental. Ces photographies sont des souvenirs, au même titre finalement que les objets collectionnés, fruits d’achats ou de paris. Car Félix Leprince-Ringuet est aussi un joueur.

Les photographies d’objets issus de la culture populaire indiquent, en plus de la collecte de vues, la constitution d'une collection d'objets. La lecture des carnets vient confirmer cet intérêt de l’ingénieur pour l’art et l’artisanat chinois, présentant la liste des achats et leur répartition dans les caisses à envoyer. Les objets se révèlent de nature hétéroclite et de valeur indéterminée. Une seule pièce est datée précisément. Il s’agit d’un vase d’époque Kangxi (康熙) [1654-1722 ; r. 1661-1722], de type meiping (梅瓶). Il faut noter en outre la diversité des matériaux collectionnés – bronze, étain, cuivre, porcelaine. Ainsi, cette collection comporte une robe de mandarin vert et une autre dans les tons de bleus. S’y ajoutent des éléments de la parure féminine, comprenant un ensemble de bagues et d’ornements, une coiffure de femme, des chaussures chinoises, sans doute des chaussons pour pieds bandés. On y rencontre aussi des vases en cuivre et en bronze, des cloisonnés, des « petits bronzes » – est-ce à dire des statuettes en bronze ? –, deux théières, un ensemble de sapèques des « pantins et bonhommes », sans doute les figurines de théâtre d’ombres représentées sur les photographies. La collection comprend également un nécessaire à fumer l’opium : un certain nombre de pipes, 8 cordonnets de pipe, une lampe à opium, des lithographies et un ensemble de 21 portraits, dont on ignore la qualité. On compte également une boussole, un jeu d’échecs, des « objets de Ningpo [Ningbo (寧波), Zhejiang(浙江)] », sans autre forme de précision. Des porcelaines de Pékin (北京), réparties en deux caisses, s’ajoutent à la collection. Enfin, les caisses numéro 11 et 12 contiennent des terres cuites de Tianjin (天津).

Des photographies, rangées dans la boîte « Chine », évoquent l’intérieur chinois de la maison du couple Leprince-Ringuet à Alès, dans le Gard, donnant à voir les objets dans leur contexte d’utilisation.

Pour Félix Leprince-Ringuet, le voyage s’avère indissociable de la collecte d’informations et du partage et de la transmission du savoir acquis. Il a permis de constituer un « bagage de souvenirs qui peuvent être utiles à d’autres » (1902, p. 313). Le photographe retient tout aussi bien le « charme » des paysages pittoresques, qui relève « la saveur du voyage », que la factualité des paysages, alimentant la documentation scientifique. Les photographies communiquées à Hachette, pour la revue du Tour du Monde, seront réutilisées dans les manuels scolaires des professeurs Fernand Maurette (1878-1937), agrégé d’histoire et de géographie, et d’Albert Demangeon (1872-1940), professeur de géographie économique à la faculté de Paris.