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Commentaire biographique

La biographie d’Eugène Gallois s’avère lacunaire. On sait qu’il est né le 11 mai 1856, au 41, rue Meslay, dans le 3e arrondissement de Paris. Il est le fils d’un architecte, Marie Paul Gallois, et de Marie Gabrielle Amélie Bresson, sans profession, mariés depuis près de deux ans (AP, 5Mi1 896).

Après des études menées au collège Stanislas, il aurait commencé à parcourir le monde (Curinier Ch.-E., 1899, p. 86). Ses ouvrages et ses articles permettent seuls de reconstituer sa vie, et représentent autant de voyages et d’aventures vécus par l’auteur. Les sources le décrivent avant tout comme un publiciste (terme archaïque, désignant la profession de journaliste), un écrivain prolifique et un conférencier pédagogue, un explorateur et un artiste-peintre confirmé. Ses contemporains sont dithyrambiques à son sujet, faisant l’éloge de cet orateur, volontiers spirituel. Eugène Gallois pourrait s’apparenter en ce sens à un reporter avant l’heure.

La passion des voyages

Eugène Gallois exprime une véritable passion pour les voyages, qui constituent, à le lire, un véritable mode de vie. En 1895, il traverse le Caucase, par la route de Géorgie, qui le conduit de Tiflis à Vladikavkaz, en passant par Erivan et le mont Ararat. Il fait une excursion dans les Gorges du Tarn et aux Causses en 1896. L’hiver 1896-1897, il s’aventure dans les volcans de Java. Un tour du monde le rapproche de l’Extrême-Orient, le conduisant aux Indes, en Birmanie et en Indochine. En 1899, Eugène Gallois obtient du gouverneur général d’Indochine, Paul Doumer (1857-1932 ; gouverneur de 1897 à 1902), une mission gratuite pour réaliser une étude économique de la colonie. L’Asie est considérée comme le « berceau du monde », « foyer des civilisations antérieures à la nôtre » (Gallois E., 1903, p. V). Après l’Asie centrale, et passant par le royaume de Tamerlan, il se rend en Asie Mineure et au Levant. L’Afrique attire également son attention, et il fait une excursion au royaume de la reine de Saba (actuel Yémen) en 1898. Il s’intéresse aussi à la péninsule ibérique en 1899. Une autre mission, délivrée par le ministère des Colonies, lui permet de rendre visite en 1901 aux établissements français situés en Océanie, et plus particulièrement en Nouvelle-Calédonie, ce qui lui vaut d’entrer dans la confrérie des Pionniers de l’Océanie, une association créée en 1909, dont il devient le vice-président. La Société de géographie commerciale de Paris lui décerne en 1902 la Médaille La Pérouse pour ce dernier voyage. En 1904, il explore la Chine et donne ses « impressions » sur le Japon (Gallois E., 1904e). Le ministère de l’Instruction publique lui confie en 1908 une autre mission à Madagascar.

Les formes du voyage

Grâce à une « fortune considérable », placée judicieusement, comme il est rapporté dans les Annales coloniales (1916), Eugène Gallois peut se permettre de financer ses propres expéditions, partant de son propre fait ou sous couvert d’une mission officielle, gratuite. Sa liberté d’action n’en est que plus grande : il peut concilier le voyage d’agrément aux besoins de l’impérialisme français. Le voyage peut être envisagé à plusieurs niveaux : le divertissement, la curiosité touristique, la connaissance scientifique et l’intérêt économique.

Son engagement dans diverses associations sportives confirme l’aspect physique et ludique qu’il leur attribue également. Le voyageur expérimenté est notamment membre fondateur du Touring-Club de France (1898) et du Club alpin français (1899). Par ailleurs, il apprécie le sport de haut niveau, figurant au jury du IVe Concours international de ski à Eaux-Bonnes, dans les Basses-Pyrénées, où il préside la section du « Saut international, Amateurs ».

Le voyage est aussi créatif et donne lieu à de nombreuses réalisations artistiques. Au cours de ses excursions, Eugène Gallois se livre à l’exercice du dessin et de la photographie, qu’il relie à un devoir citoyen, une nécessité d’information et de documentation, opposé à un pur amusement. Alors qu’il se trouve en Grèce en 1899, il décrit ainsi ses occupations à l’explorateur et géographe Joseph Eysséric (1860-1932) : « On dessine, on croque, on peinturlure, mais sans excès, car il fait bon de se laisser vivre simplement » (bibliothèque Inguimbertine, Ms. 2495).

Eugène Gallois n’est pas un simple « globe-trotteur », se contentant de rapporter des souvenirs de voyage, comme semble le penser le géographe Numa Broc (2003). Au contraire, pour Gallois, le voyage favorise l’expansion française (1899c, p. 5-6) et l’argumentaire qu’il développe doit inviter le futur lecteur à lui succéder.

Un géographe reconnu sur le tas

Eugène Gallois acquiert une aura de géographe, par l’expérience vécue, et, par-là même, une légitimité de parole, qu’il revendique à maintes reprises. Il se rapproche ainsi des Sociétés de géographie, aux séances desquelles il fait part de ses voyages. Les Sociétés de géographie de Paris, Lille, Dunkerque (1904-1908), Bordeaux et de Marseille le comptent parmi leurs membres. Il adhère également à la Société de géographie commerciale de Paris et fait partie de son Conseil d’administration en 1913.

Ses écrits ne se veulent pas pour autant « scientifiques », mais plutôt pédagogiques. Il s’agit d’« instruire en distrayant » (Gallois E., 1899b, p. 12). Telle est sa devise ; il vise à toucher un large public. Ses monographies apparaissent comme des compendiums de savoirs acquis, à la manière des guides de voyage. Ce ne sont pas non plus des carnets de route, mais des « étude[s] sérieuse[s], documentée[s] avec soin », des pays visités (Gallois E., 1899b, p. 9). Ses articles publiés dans le Bulletin de la Société de géographie, destinés à un public plus averti, présentent toujours ses conclusions sur les « choses vues ». Les images servent le plus souvent le discours. S’agissant des Indes britanniques, Eugène Gallois exprime le « désir de fixer [ses] souvenirs », de « faire une œuvre durable », et par là même de relativiser ces « visions fantastiques [conçues] à la suite de nombreuses lectures concernant ce pays merveilleux » (1899b, p. 7). D’autres moyens de valoriser cette production iconographique sont également mobilisés, reposant sur des dispositifs éphémères : expositions et projections lumineuses lors de conférences. La correspondance entre l’image et le texte répond à un impératif social pour l’explorateur, qui conçoit une géographie utilitaire.

La conception d’une géographie utilitaire

L’idée d’une géographie utile à son pays, fructueuse en termes de retombées économiques et de recherche de débouchés, semble motiver les voyages et les investissements d’Eugène Gallois. Mieux connaître un pays, ou une région, et transmettre ce savoir, acquis in situ, traduit une volonté d’étendre l’influence française dans le monde et de stimuler les forces vives de la nation, de les encourager à voyager et à investir à l’étranger. Eugène Gallois s’inscrit dans cet élan impérialiste français, particulièrement prégnant au début du XXe siècle, et enrichit de ses ouvrages, de ses conférences et de ses expositions les sciences coloniales. Le 14 novembre 1900, ce « cicerone », comme on l’appelle, donne ainsi une conférence « au nom de la France coloniale moderne », au « Grand Amphithéâtre de la Sorbonne », au 28, rue Serpente, sous la présidence du géographe et professeur Marcel Dubois (1856-1916), qui inaugure l’exposition sur la France d’Asie.

Eugène Gallois participe aussi au lancement de la revue L’Expansion française coloniale, en mars 1900, et devient membre du Comité de direction et de la Société d’études industrielles, commerciales, maritimes et financières qui suit. Il collabore également aux Annales coloniales. En janvier 1914, il est élu assesseur à l’assemblée présidant à la Revue des questions coloniales et maritimes, organe de la Société des études coloniales et maritimes. Il figure dans la liste des membres de la Ligue de la patrie française, publiée dans Le Gaulois, le 8 janvier 1899. Il devient membre fondateur à vie du Comité des colonies françaises en 1910. Son investissement est grand dans la construction de l’empire colonial français, ses contributions nombreuses. Son adhésion à la Société des études coloniales et maritimes montre une volonté de valoriser et faciliter les échanges entre les colonies et la métropole. Il propose ainsi avec le vice-amiral Besson : « Que le gouvernement français favorise la création de services directs de navigation à vapeur entre nos ports et ceux de la côte sud-américaine du Pacifique par le canal de Panama. Qu’il favorise en outre la création d’un service postal direct par paquebots français entre la France et Tahiti, service actuellement assuré par une Compagnie américaine via San Francisco » (Paris J., 1914, p. 4).

Soucieux de diffuser son savoir et ses connaissances à un large public, son investissement dans les sciences coloniales se voit confirmé par le legs de ses multiples dessins, aquarelles, photographies et archives à la Bibliothèque nationale et à la Société de géographie de Paris, enregistré en 1928. Il lègue également 5 000 francs pour la fondation d’un prix annuel à l’Académie française. Ainsi, les Annales coloniales saluent à sa mort, l’œuvre d’un mécène généreux (1906).

Constitution de la collection

Eugène Gallois est reconnu comme un vulgarisateur actif dans le domaine de la géographie et des sciences coloniales. Ses photographies, aquarelles, dessins et autres croquis s’inscrivent le plus souvent dans un discours oral ou écrit. Cette production « artistique » a une véritable vocation didactique, une dimension rhétorique aussi.

L’art au service de l’expansion coloniale

Eugène Gallois associe expositions artistiques et expositions documentaires. Il participe à de nombreux cercles artistiques, comme celui de la rue Volney à Paris et adhère à des associations artistiques, telles que la Société des peintres de montagnes, soutenue par le Club alpin français. Il se révèle sensible aux effets de couleurs et aux jeux de lumière, à même d’enchanter l’œil, comme il le souligne dans ses nombreux ouvrages.

Il nourrit ainsi le discours colonial et multiplie les invitations par la beauté des images, l’art soutenant l’œuvre coloniale française. Il investit de la sorte les cimaises de la salle du Musée commercial de l’Office colonial, dite galerie d’Orléans, au Palais-Royal. La Société de géographie de Paris présente à plusieurs reprises ses travaux, issus de ses différents voyages, dans ses locaux du 184, boulevard Saint-Germain. Ses événements sont la marque d’une reconnaissance de son talent d’artiste et d’une contribution à la propagande coloniale.

La question de la pratique photographique

Eugène Gallois ne témoigne pas dans ses écrits de sa pratique photographique ou picturale. Il semble que l’exhaustivité et la spontanéité soient la règle, les images trouvant leur sens a posteriori. C’est comme si la pratique s’effaçait au profit du résultat iconographique. Le voyageur a pu récolter au cours de ses pérégrinations une véritable moisson d’images, son regard restant à l’affût. Le photographe saisit le sujet en multipliant le plus souvent les points de vue. Il adopte une vision englobante et exhaustive du réel.

Les visites des villes et de leurs monuments se déroulent de façon méthodique, « le pinceau ou le crayon et l’appareil photographique toujours à la main » (Gallois E., 1899b, p. 10). En outre, Eugène Gallois ne travaille pas seul. En règle générale, il emporte avec lui trois appareils photographiques. Cependant, nulle mention dans ses ouvrages des noms de ses compagnons de voyage. Les archives demeurent également muettes à leur sujet (ANOM, MIS 68).

Du tour d’Asie au tour du monde

De 1898 à 1904, Eugène Gallois entreprend un tour de l’Asie, qui devait devenir un tour du monde. Sa première intention était de « rendre compte de près des menées anglaises au Thibet ». Il devait ensuite poursuivre son voyage en Corée et en Mandchourie (Gallois E., 1905b, p. 215). Mais la Guerre russo-japonaise (8 février 1904 – 5 septembre 1905) l’amène à modifier ses projets. Il fait donc de ce tour d’Asie un tour du monde. Après avoir parcouru le littoral chinois, où il étudie l’influence respective des grandes puissances européennes et des États-Unis en Chine, il entreprend une « visite d’inspection de la grande route aquatique de la Chine », « cette merveilleuse contrée d’une incomparable fertilité qu’arrose le fleuve gigantesque » (Gallois E., 904a, p. 404). Pour désigner le fleuve Bleu, le vocabulaire utilisé emprunte au registre superlatif. C’est un regard plein d’étonnement qu’il pose sur la Chine, alléguant son impossible description. Il ne cesse de relever le caractère « inimaginable » de ces paysages : « On ne saurait se faire une idée, ni de cette terre sans pareille qui laisse loin derrière la fameuse vallée du Nil et donne jusqu’à trois récoltes annuelles ni de la vie active qui y règne, si on ne l’a pas vue » (1904a, p. 405).

Gallois parcourt le Moyen-Yangzi (Changjiang [長江]), de Hankou(漢口)jusqu’à Yichang (宜昌), sur l’Olry, à l’invitation de son capitaine, Louis Audemard (1865-1955). Puis, il poursuit son exploration, seul, par ses propres moyens, dans les gorges d’Yichang, dont les photographies anatomisent le défilé impressionnant. L’œil se laisse emporter par le réel. Le regard vogue littéralement au fil de l’eau.

La descente du Yangzi dans le fonds Gallois de la Bibliothèque nationale

Cet ensemble, réuni sous l’intitulé « Descente du Yangzi », se compose de 28 photographies, développées sur du papier aristotype, d’après des négatifs sur verre au gélatinobromure d’argent. La plupart sont légendées au verso. Eugène Gallois est désigné comme le « photographe présumé ». Si les photographies retrouvées portent l’indication d’une appartenance au fonds Gallois, rien ne permet d’affirmer qu’il en soit l’auteur (BnF, inv. EN1-122-BOITE FOL A), si bien que leur attribution est problématique.

Certaines de ces images se sont vues éditées en cartes postales (Université de Bristol, Historical photographs of China, Plant, Cornell Collection). Une des photographies du corpus est une reproduction d’une œuvre de Teh-Kee, photographe chinois habitant sur les bords du fleuve Bleu, dont on trouve les gravures dans un article traitant de la présence militaire sur le fleuve, publiées dans le no 11 de la 4e série de la revue Armée et Marine (1902). Le photographe se concentre sur les forces vives du fleuve, les nautoniers, qui halent les jonques et autres bâtiments dans les rapides. Des recherches sur l’identification des photographies de ce fonds sont encore en cours.

Le traitement iconographique du Yangzi

L’ensemble iconographique (BnF, inv. EN1-122-BOITE FOL A) traitant du Yangzi s’avère relativement homogène et l’on peut supposer qu’il émane du même auteur. Le regard s’avère compulsif et englobant. Le photographe décompose le paysage, qui dévale sous ses yeux. L’œil semble se laisser emporter par le réel. Le regard saisit à la fois les rives et les remous du fleuve. Un croquis qui dissèque le passage de ses gorges escarpées.

Pour le patriote Eugène Gallois, la France occupe la première place en Chine, reléguant l’Angleterre à une position subalterne. Le fleuve Rouge et la vallée du Xi Jiang (西江) se trouvent dans la sphère d’influence de la France, portée par les promesses du chemin de fer du Yunnan (雲南). Il déplore en revanche l’absence de place forte, d’occupation effective du territoire, comme l’Angleterre a pu le faire à Hong Kong. Seul le Guangzhouwan (廣州灣) est territoire français, cédé à bail par les Chinois en 1898, pour une durée de 99 ans. Aussi, le Yangzi est-il considéré par Gallois comme une artère privilégiée, où l’influence occidentale prend une place croissante. Les photographies évoquent aussi la présence militaire française. La ville de Hankou, cette « nouvelle cité quasi-européenne » (Gallois E., 1905b, p. 216) est représentée au moyen d’un panorama, composé de photographies mises bout à bout.

Une dimension esthétique se dégage de cette production. Les calques attestent d’un travail de l’image photographique a posteriori, et révèlent une esthétisation des formes. L’élaboration de deux panoramas (BnF, EST, VZ 1369, Dossier "Chine"), que ce soit la reconstitution du défilé des gorges d’Yichang, véritable topos iconographique, ou le déploiement de Hankou, montre la volonté de restituer une continuité formelle du regard. L’amplitude déployée embrasse la totalité du réel, et en capte les aspects marquants et significatifs.

Si dans son ouvrage sur le Japon, Gallois évoque un simple « coup d’œil jeté à la Chine » (Gallois E., 1904e, p. 5) ; ses photographies attestent d’une technique d’observation fine, ou tout du moins d’une volonté de collecter les différents aspects du fleuve Bleu. L’œil travaille le paysage, alternant les vues globales, les zooms sur les méandres du fleuve, le défilé abrupt des gorges, perçu dans un nivellement subtil des plans.

Ce corpus montre également un effort pour légender ces images de la part de leur auteur ou collecteur. Il s’efforce d’identifier les lieux, de donner des précisions sur le point de vue adopté, le régime du fleuve au moment de la prise de vue. Outre ces considérations d’ordre technique, il assortit ses vues de commentaires historiques, permettant de documenter ce que donne à voir l’image. Se dégage ainsi une certaine rigueur non seulement dans la prise de vue, mais aussi dans la recension des images. Dans certains commentaires affleure le ressenti du photographe au passage des rapides. De sorte que le regard se révèle sensible, parfois immersif. L’auteur délivre à travers ses photographies une impression visuelle du réel, issue de l’expérience, ou captée à distance. Il propose une vue interne et externe de la navigation, se plaçant à la fois sur le bateau et comme témoin sur la rive.

Si la dénomination de reportage photographique est ici anachronique, on s’en rapproche, le fonds présentant une sorte de chronique visuelle de la descente du Yangzi, de la vie du fleuve et de ses abords urbains, ce qui était relativement peu présent jusqu’alors.

Eugène Gallois a donné de nombreuses conférences à la Société de géographie commerciale de Paris, accompagnées de projections photographiques, véritables « descriptions imagées » (Gallois E., 1905a, p. 141), une évocation « à la fois savante et artistique des pays qu’il a traversés ». Il s’affirme aux yeux de son auditoire en « artiste consommé » (Mabyre M., Lasseray C., 1900, p. 708), qui sait aussi bien manier l’objectif, que le pinceau ou le crayon et la plume. L’art et la science s’associent de fait harmonieusement.