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Estampe d'Utamaro représentant une sauterelle posée sur un tuteur au milieu de fleurs roses et violettes.

JACQUEMART Nélie et ANDRÉ Édouard (FR)

21/03/2022 Collectionneurs, collecteurs et marchands d'art asiatique en France 1700-1939

Commentaire biographique

Nélie Jacquemart et Édouard André formaient un couple improbable : une femme catholique, peintre de portraits, et l’héritier protestant d’une fortune bancaire. Leur mariage fut arrangé dans des circonstances peu ordinaires : alors que déclinait la santé d’André, sa famille chercha à lui épargner la spoliation et le scandale. (N. Sainte Fare Garnot, 2011, p. 7). La réunion de ce couple a donné naissance à l’une des plus remarquables collections privées d’art du Paris fin-de-siècle.

Nélie Jacquemart

On connaît peu les circonstances qui virent naître Jacquemart et les origines de sa fortune personnelle. Elle est officiellement la fille de Marie Hyacinthe Rivoiret et de Joseph Jacquemart le 25 juillet 1841. Son père aurait été agent électoral d’Alphée Bourdon de Vatry (1793-1871), élu à la Chambre, qui entretenait à cette époque une demeure au domaine de l’abbaye de Chaalis, dans l’Oise (A. et R. Bautier, 1995, p. 81). La proximité entre la famille Jacquemart et les Vatry, plus particulièrement l’intérêt et l’affection de l’épouse d’Alphée, Paméla Hainguerlot de Vatry (1802-1881), pour Nélie fut source de conjectures romanesques. On a suggéré que Nélie était la fille adultérine de monsieur de Vatry, car on savait, dans la société parisienne, que madame de Vatry était stérile (Sainte Fare Garnot, 2011, p. 6). Certains historiens locaux ont même évoqué des liens familiaux avec un prince d’Orléans duquel Nélie resta toujours proche (J.-P. Babelon, 2012, p. 44). En l’absence de preuve à l’appui de l’une ou l’autre de ces théories, la seule certitude est l’attachement de Nélie pour madame de Vatry, qui protégea la jeune femme et encouragea son goût pour la peinture.

Lorsque Nélie eut seize ans, deux lithographies, cosignées par elle-même et par Léon Cogniet (1794-1880), artiste établi, parurent, en 1858, dans l’hebdomadaire L’Illustration. Prenant pour thème les funérailles de Malka Kaxhwar, reine d’Oude, ces pièces présagent de l’intérêt que porta plus tard Nélie Jacquemart à l’Inde et à l’Extrême-Orient. Peu après, les frères Goncourt commencent à la nommer « la peintresse » (E. de Goncourt, 1891, p. 167). Elle présente pour la première fois des peintures au Salon – l’exposition annuelle de l’Académie des Beaux-Arts – en 1863. L’année suivante elle enseignait aussi dans une école de dessin parisienne. À la même époque, sa carrière artistique s’affermit, avec des commandes publiques pour des travaux décoratifs dans plusieurs églises de la capitale (J.-P. Babelon, 2014, p. 46). 

C’est probablement à cette époque que le peintre Ernest Hébert (1817-1908) remarque Nélie. Il l’invite à Rome pour lui faire découvrir la villa Médicis. En Italie, elle noue une vive amitié avec Geneviève Bréton (1849-1918), dont le journal, tenu avec soin tout au long de sa vie, dépeint une « jeune femme déterminée », qui désirait « être quelqu’un » (G. Bréton, 1994). La diariste note aussi les réticences que suscite Nélie dans la bonne société parisienne, y compris de la famille Bréton, qui la considère « trop artiste » et marque du dédain pour ses origines modestes (J. Verlaine, 2014, p. 54). L’expérience jumelle des splendeurs de l’Italie et de la fermeture snob de l’aristocratie parisienne prend un certain relief lorsqu’on pense au lignage italien que Nélie invente à sa mère décédée, allant jusqu’à commander une plaque en sa mémoire, gravée du nom de San Bernardi di Rivori (J. Verlaine, 2014, p. 52).

De la fin des années 1860 au début des années 1970, Nélie jouit des succès rencontrés par sa peinture, remportant des médailles au Salon, chaque année, de 1868 à 1870. Le jury loue « une vigueur et une franchise rares chez les femmes artistes » affirmant, par exemple que « [son] nom ne peut être ignoré [, que] ce portrait […] la place au premier rang » (G. Lafenestre, 1914, p. 785). Avec ces succès académiques, le portrait devient la matière principale du travail de Nélie Jacquemart. Elle peint le maréchal de Canrobert (1809-1895) en 1870, et le président Adolphe Thiers (1797-1877), en 1872 – l’année même où elle réalise le portrait de son futur époux, Édouard André. Sa dernière expérience professionnelle en tant que peintre, avant son mariage, est sa participation à l’Exposition universelle de Paris en 1878, où elle présente six œuvres, et reçoit une médaille (A. et R. Bautier, 1995, p. 83).

Édouard André

La puissance et la fortune acquises par la famille André sont bien connues des historiens (V. Monnier, 2006). Les premières mentions du nom apparaissent au Hameau de Laval, dans le Vivarais. En 1600, la famille s’installe à Nîmes, centre protestant important, et place marchande pour la soie et la bonneterie. Jean-Jacques André, membre de l’académie de Nîmes, inaugure la tradition collectionneuse du nom, avec des œuvres signées par des artistes aussi prestigieux que Titien (1488/1490-1576), Corrège (1489-1534), Pierre Subleyras (1699-1749) et Hans Holbein le Jeune (1497-1543) (V. Monnier, 2006). Des branches de la famille s’établissent plus tard à Gênes, se spécialisant dans le prêt aux entreprises maritimes et dans le marché du change, mais aussi à Genève, comme banquiers. Au XVIIIe siècle, des André créent aussi des succursales à Naples et à Londres, puis à Lyon, et finalement à Paris, en1774 (J.-P. Babelon, 2012, p. 12). La famille finance certains des grands projets nationaux du jour, comme la ligne de chemin de fer Paris-Lyon, la Compagnie d’Orléans, et même le canal de Suez (J.-P. Babelon, 2012, p. 18).

Né le 13 décembre 1833 de Louise Mathilde Cottier (1814-1835), fille du riche banquier François Cottier, et d’Ernest André, Édouard devait hériter de ses deux lignées familiales une fortune considérable. Après la mort prématurée de sa mère, en 1835, il est élevé par la seconde épouse de son père, Aimée Louis Gudin (1812-1877), avec laquelle il entretient des relations très affectueuses.

Il n’est guère étonnant qu’Édouard, issu d’un milieu bonapartiste, choisisse la carrière militaire. En 1852, il est inscrit à l’École militaire spéciale de Saint-Cyr, fondée en 1802 par Napoléon. Quatre ans plus tard, il est affecté à la prestigieuse garde impériale de Napoléon III. Arguant de motifs familiaux, Édouard André remet sa démission en 1859, quoiqu’il reprenne brièvement du service en 1863, pour participer à l’expédition du Mexique (V. Monnier, 2006).

À la mort de son père, Édouard reprend le siège de ce dernier au Corps législatif comme représentant du Gard, un bastion protestant. Après la défaite de la France dans la guerre contre la Prusse et la chute du Second Empire, il quitte la vie publique. Hors ces déceptions, fréquemment avancées, il est probable que la piètre santé d’Édouard André l’ait à cette époque incité à se tourner vers l’activité de collectionneur – on savait à Paris qu’il était atteint de la syphilis (J.-P. Babelon, 2012, p. 20 ; G. Cilmi, 2020, p. 48).

Au cours de ces premières années, Édouard acquiert probablement des œuvres dans de grandes ventes aux enchères, et il prête ses collections pour les expositions organisées par l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, en 1863, 1865 et 1877. Après plusieurs années d’activité à l’Union centrale, il en est élu président en 1872 et achète la même année l’influente Gazette des Beaux-Arts, ce qui le place au cœur du monde des arts en France.

Durant ses premiers pas de collectionneur, André se lance dans un second projet : la construction d’un hôtel particulier, boulevard Haussmann. Les plans en sont commandés au réputé Henri Parent (1819-1895). Les travaux de construction commencent à la fin de l’année 1868, et sont presque achevés en 1870. La guerre et le siège de Paris interrompent le projet ; les décors ne seront livrés qu’en 1874. La même année, un orgue est installé dans l’hôtel. Grands mélomanes, les Jacquemart-André recevront certains des compositeurs les plus importants de leur époque, notamment Claude Debussy (1862-1918) et Gabriel Fauré (1845-1924).

1881 : l’union Jacquemart-André

Nélie Jacquemart et Édouard André se rencontrent en 1872, à l’occasion de la commande passée à Nélie d’un portrait d’Édouard, mais une archive récemment découverte révèle qu’ils demeurèrent amis durant les neuf années qui séparent cette commande de leur mariage, en 1881 (G. Cilmi, 2020, p. 48). Le mariage fut probablement arrangé avec l’aide de Maurice Cottier (1822-1881), l’oncle d’Édouard, et de son cousin Alfred-Louis André (1827-1893), après une nouvelle détérioration de la santé d’Édouard. Une lettre désespérée d’un des amis d’Édouard décrit la gravité de sa maladie et la conduite cupide de sa maîtresse (J.-P. Babelon, 2012, p. 36).

Quinze jours plus tard, afin de sauver Édouard du danger, les modalités du mariage avec Nélie Jacquemart étaient fixées (A. et R. Bautier, 1995, p. 87). Soucieuse de la santé d’Édouard, la famille André l’était aussi de sa fortune, et le contrat de mariage stipulait une stricte séparation des biens entre les époux. En retour, Nélie recevrait 100 000 francs après la mort de son mari pour assurer sa subsistance (J. Verlaine, 2014, p. 56). Malgré l’atelier qu’Édouard fait aménager pour elle au premier étage de son hôtel, Nélie décide d’arrêter totalement la peinture et se consacre avant toute chose à la collection.

Un inventaire de ses biens avant son mariage avec Édouard témoigne de ses premiers goûts de collectionneuse et laisse deviner le genre de pièces qu’elle rassemblera plus tard : des peintures, des livres d’« antiquités », des meubles Renaissance, des cuirs de Cordoue, des tapis persans et des poteries hispano-mauresques, des « objets d’art » étrusque, égyptiens, chinois et japonais. Sa collection était modeste, mais choisie, et différait sensiblement de celle d’Édouard, qui comprenait de la peinture française contemporaine et quelques maîtres italiens, hollandais et flamands (J. Verlaine, 2014, p. 56).

Un an après leur mariage, les vies et les collections de Nélie et d’Édouard commencèrent à s’assembler. Nélie rejoignit le comité de rédaction de la Gazette des Beaux-Arts, une situation très inhabituelle, en ce temps, pour une femme. La même année, le couple effectue son premier séjour en Italie, qui marque le début de leurs voyages de collectionneurs à travers le monde. En 1888, l’un de ces voyages les mène à Pétersbourg, où Nélie était invitée par la Croix-Rouge pour y exposer ses œuvres. Elle participe à la manifestation avec huit de ces travaux les plus représentatifs, dont les portraits de son mari, de Thiers et de Victor Duruy (A. et R. Bautier, 1995, p. 85).

En dépit des efforts déployés par la famille pour empêcher que Nélie n’obtînt sa fortune, Édouard révisa son testament le 9 juillet 1890 et fit de son épouse son unique héritière, dissolvant ainsi le premier contrat de mariage (J. Verlaine, 2014, p. 61). Avec cette plus grande intimité, l’activité de collectionneur du couple gagna en unité. L’idée de faire place, dans leur hôtel, à un musée italien, confié à Nélie, se précisa. (G. Cilmi, 2020, p. 49). Témoignage de ce dévouement à leur vie commune et à la réalisation de leur musée, Édouard ouvre l’accès de son compte bancaire personnel à Nélie le 21 mai 1894 (J.-P. Babelon, 2012, p. 9 ; A. et R. Bautier, 1995, p. 92). Deux mois plus tard, le 16 juillet, il succombe à la maladie. Désemparée, Nélie part en Suisse et pendant les trois années qui suivent ralentit les acquisitions de la collection, tandis que le testament d’Édouard fait l’objet d’une âpre bataille juridique, qu’elle finit par gagner (J. Verlaine, 2014, p. 61).

Le destin de la collection et de la fortune Jacquemart-André est scellé en 1900, lorsque Nélie les lègue intégralement, par testament, à l’Institut de France, à la condition que son hôtel devienne un musée. Sa tâche de collectionneuse est pourtant loin d’être achevée. Elle étend la collection construite avec son époux défunt, mais rassemble aussi des pièces dans le goût de sa jeunesse, provenant notamment du Moyen-Orient et d’Extrême-Orient. En 1902, elle quitte Paris pour un voyage aventureux, qui la mène de Marseille à Port-Saïd, puis Colombo et Candy, Ceylan, Madras, Darjeeling, Calcutta, Delhi, Agra, Peshawar, aux confins de l’Afghanistan, et finalement Bombay (A. et R. Bautier, 1995, p. 95).

Elle espère pousser son périple jusqu’en Chine et au Japon, prévoit de partir pour Yokohama le 7 avril 1902, mais sa correspondance, fréquemment, trahit son inquiétude pour le château de Chaalis, la demeure de son ancienne protectrice, madame de Vatry. Le château est mis en vente, et Nélie veut l’acheter avant qu’il ne soit trop tard. Elle revient donc en France, renonçant à ses projets de voyage pour la Chine et le Japon. Devenue la nouvelle propriétaire de Chaalis, le 14 juin 1902, elle s’occupe immédiatement de la rénovation et de la modernisation du château et de ses dépendances, préparant les lieux à recevoir ses collections (J. Verlaine, 2014, p. 62). Lors de ses visites des sites archéologiques locaux, Nélie n’oublie jamais sa collection et achète des pièces anciennes. Lorsqu’il est impossible d’acquérir les originaux, on lui en propose des copies, et le maharadjah francophile de Kapurthala, Jagatjit Singh (1872-1949), qui la reçoit, lui offre même des répliques de ses propres meubles, lui promettant aussi venir la voir en Europe – une promesse qu’il tiendra (T. Stammers, 2020, p. 49). Nélie s’éprend tout particulièrement des vieilles villes de Bagan et de Rangoon, où elle se rend à multiples reprises, chaque semaine, chez le même marchand d’œuvres anciennes (A. et R. Bautier, 1995, p. 96).

Nélie n’a jamais cessé de voyager ni de collectionner. Elle achète des œuvres au Caire, à Constantinople, à Damas, à Beyrouth. En 1910, elle se rend en Espagne, puis en Suisse, enrichissant encore sa collection. Au début de l’année 1912, elle retourne vers cette Italie qu’elle aime tant, consacrant le premier trimestre à l’acquisition de nouvelles pièces. Mais ces dernières n’arriveront à Paris qu’après sa mort, le 14 mai 1912, la frustrant de la joie de les disposer elle-même dans son musée (A. et R. Bautier, 1995, p. 106).

Ses funérailles sont grandioses, et l’on compte parmi l’assistance six membres de la famille d’Orléans, le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, cinq ambassadeurs et treize membres de l’Institut, qui reçoit la collection, l’hôtel du boulevard Haussmann, Chaalis et son domaine, ainsi qu’une dotation de 5 millions de francs pour couvrir les coûts d’exploitation du musée (J. Verlaine, 2014, p. 63).

La conservation de Chaalis est confiée à l’historien d’art Louis Gillet (1876-1943), futur membre de l’Académie française, tandis que Georges Lafenestre (1837-1919), conservateur au Louvre, est chargé de celle du boulevard Hausssmann (J.-P. Babelon, 2012, p. 119). Pour la direction du musée, Lafenestre propose l’estimé professeur d’histoire de l’art Émile Bertaux (1869-1917). La contribution la plus importante de Bertaux au nouveau musée sera son premier catalogue (É. Bertaux, 1913). Sa direction académique ainsi fixée, le musée Jacquemart-André, du nom choisi par Nélie Jacquemart, ouvre ses portes le 8 décembre 1913. Il est inauguré par Raymond Poincaré (1860-1934), président de la République.

Constitution de la collection

France et Pays-Bas

L’aventure impériale et la célébration du Second Empire forment un fil directeur dans la collection Jacquemart-André. La nostalgie du XVIIIe siècle inspira pourtant Édouard, le bonapartiste, et Nélie, l’orléaniste, dans la recréation d’une France aristocratique en miniature entre les murs de leur hôtel. Ils circonscrivirent l’Empire par leurs peintures, leurs sculptures, leurs tapisseries et leurs meubles. Avant d’épouser Nélie, Édouard avait acheté plusieurs peintures contemporaines (G. Lafenestre, 1914, p. 781). Néanmoins, sous l’influence de Nélie, ces toiles furent revendues. Dès 1865 – longtemps avant l’entrée de Nélie dans sa vie –, Édouard s’était permis des incursions vers le XVIIIe siècle, avec des acquisitions de Jean Geramin Drouais (1763-1788), Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), Pierre-Paul Prud’hon (1758-1823), Alexandre-Évariste Fragonard ([fils de Jean-Honoré Fragonard,] 1780-1805) et Élisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842), jetant ainsi les bases de leur future collection commune (J.-P. Babelon, 2012, p. 31).

Des tapisseries des manufactures des Gobelins et de Beauvais vinrent compléter les peintures. La tenture provenant de la série des Nouvelles Indes, sur carton d’Alexandre François Desportes, datant de 1730 environ (Institut de France, 2012, p. 7) est remarquable. Les tapisseries de ce genre témoignent d’abord de l’attrait qu’exerçait l’exotisme des costumes colorés et des paysages nouveaux. Elles « marquent généralement peu de respect pour la précision géographique et ethnographique, leur objectif premier étant d’exprimer la gloire des explorations françaises et des possessions coloniales ou des comptoirs de la monarchie des Bourbons » (L. Walsh, 2017, p. 174). Il n’est pas sans intérêt de noter l’évidente confusion entre « anciennes » et « nouvelles » Indes dans la faune et la flore représentées, ce qui souligne encore l’importance des ces pièces comme témoignage de la splendeur de l’empire [français] (L. Walsh, 2017, p. 174).

Édouard et Nélie cherchaient plus l’atmosphère esthétique d’une splendeur raffinée qu’ils n’étaient intéressés par la rigueur académique ou chronologique de la disposition des œuvres. Ils choisirent leurs meubles, par conséquent, pour s’harmoniser avec les pièces qu’ils exposaient. Ainsi le bureau du boulevard Haussmann contient-il un choix de peintures du XVIIIe siècle et quatre fauteuils en bois sculpté et doré signés « Jacques Chenevat [1736-1772], maître artisan, 1763 ». Les fauteuils sont recouverts de tapisseries provenant de la manufacture de Beauvais (Jacquemart-André Museum: Official Guide, 2012, p. 17). La pièce est encore meublée d’un bureau et de nombreux coffres, à décor de laque japonais et chinois respectivement, rappelant le goût du XVIIIe siècle français pour les « chinoiseries ». Le bureau est signé Jacques Dubois (1694-1763), ébéniste de Louis XV, et une paire de placards d’angle en vernis Martin, a été attribuée à l’ébéniste Jean Déforge (mort après 1757) (Jacquemart-André Museum: Official Guide, 2012, p. 17f.). 

Au premier regard, les œuvres hollandaises et flamandes de la collection peuvent sembler insolites dans la collection Jacquemart-André, mais à les considérer avec leurs homologues françaises, elles peuvent aussi passer pour des sources d’inspiration des œuvres d’art français qu’aimait Édouard (Institut de France, 2012, p. 25). Il est aussi possible que le couple ait donné à ces maîtres une place centrale dans l’histoire de la beauté, indispensable, par conséquent, dans une collection de qualité.

Italie

Dès lors que le couple eut commencé à considérer sérieusement l’idée d’un « musée italien », leur activité de collectionneurs prit une nouvelle intensité. D’abord dédiées au Quattrocento, les œuvres vénitiennes et florentines occupaient la place centrale. Édouard et Nélie acquirent toutes sortes d’œuvres, une immense fresque de Tiepolo, des peintures, des sculptures en divers matériaux, jusqu’à des médaillons de terre cuite et de plus petits objets d’art. Nélie avait un goût particulier pour les thèmes religieux et recréa dans la galerie florentine du premier étage de l’hôtel du boulevard Haussmann une atmosphère ecclésiale. Des stalles de chœur du XVIe siècle sont flanquées d’encadrements de porte en pierre des XVe et XVIe siècles italiens. En contre-haut des stalles, la pierre tombale d’un noble italien apporte à l’ensemble une pieuse sérénité. De nombreuses représentations de la Vierge à l’Enfant ornent les murs (J.-P. Babelon, 2012, p. 78 ; Institut de France, 2012, p. 41). Dans une allusion cruelle mêlant les affinités de Nélie pour les thèmes religieux et son mariage non consommé, la bonne société parisienne surnommait cette femme qui lui ressemblait si peu la Vierge à la chaise, titre d’une célèbre peinture de Raphaël (J. Verlaine, 2014, p. 56).

L’élan en faveur d’une collection italienne provint de Nélie, qui correspondait elle-même avec les marchands, excluant de fait son mari (A. et R. Bautier, 1995, p. 90 ; J. Verlaine, 2014, p. 60 ; G. Cilmi, 2020, p. 51). De sa correspondance ressort l’image d’une collectionneuse scrupuleuse. Elle valorise l’authenticité et la qualité et accorde une importance toute particulière à l’ancienneté. Pour s’assurer de l’authenticité de certains objets, elle demande conseil à ses connaissances dans le monde des arts. Si, par exemple, Wilhelm von Bode (1845-1929) des Musées royaux de Berlin ou Louis Courajod (1841-1896) du Louvre doutent de l’authenticité de ses acquisitions, Nélie n’hésite pas à les retourner et à en demander le remboursement. Elle envisage aussi de constituer un dossier particulier contenant sa correspondance avec les conservateurs comme archive de référence pour le futur musée qui sera établie dans l’hôtel Jacquemart-André (G. Cilmi, 2020, p. 66).

La relation entre les Jacquemart-André et les historiens d’art professionnels était généralement de concurrence amicale lorsqu’il s’agissait d’acheter des œuvres. Avec les conservateurs français, en revanche, le couple partageait l’ambition d’attribuer les plus belles pièces à la France. Leur désir de léguer le meilleur à leurs concitoyens, comme Nélie l’écrit dans son testament, est empreint de patriotisme. Et c’est ce même patriotisme qui motive les collectionneurs dans leurs efforts pour exporter d’Italie certaines de leurs acquisitions les plus précieuses malgré les résistances de la nouvelle nation italienne (J. Verlaine, 2014, p. 60). Ainsi le marchand préféré du couple, Stefano Bardini (1836-1922), le « prince des antiquaires », déclarait-il les œuvres acquises par le couple bien en dessous de leur valeur réelle afin de contourner les règles strictes s’appliquant à l’exportation des œuvres d’art (G. Cilmi, 2020, p. 58).

L’insistance avec laquelle les Jacquemart-André ont collecté des trésors à travers le monde entier au bénéfice de la France n’avait rien d’insolite. La fin du XIXe siècle se caractérise par un esprit de rivalité nationale, et la primauté en Europe ne s’établit pas seulement alors sur les champs de bataille, mais aussi sur le terrain des expositions et dans les musées. Lafenestre souligne le retard de la France par rapport au Victoria and Albert Museum – alors nommé musée de South Kensington –, à Londres, ou celui des arts appliqués à Vienne, et la nécessité de rattraper ce retard. Édouard et Nélie pensaient qu’à défaut d’une volonté de l’État ou de fonds publics pour mettre sur pied une collection de l’envergure requise, la tâche incombait aux collections privées (Lafenestre 1914, P. 772).

Angleterre, Égypte et Proche-Orient

Nélie ne cessa d’étendre les limites de la collection du couple au-delà de l’Italie, notamment après la mort de son mari. En 1895, devenue veuve, elle se rendait à Londres pour acheter des objets d’art dans une vente aux enchères, chose qu’elle avait rarement entreprise, préférant d’habitude recourir aux marchands. Mais le mode d’acquisition ne fut pas la seule chose inhabituelle qui marqua ce séjour. Nélie introduisit en effet l’art anglais dans la collection, avec une série de portraits par Thomas Gainsborough (1727-1788), Joshua Reynolds (1723-1792) et Thomas Lawrence (1769-1830) (Institut de France, 2012, p. 33 ; J. Verlaine, 2014, p. 62).

Si Édouard et Nélie avaient fréquemment voyagé ensemble, cela n’avait probablement pas été sans tracas. L’état de santé d’Édouard limitait leurs mouvements et plusieurs de leurs voyages durent être écourtés ou annulés. Après la mort de son mari, Nélie s’aventura de plus en plus loin, suivant son goût personnel et redéfinissant les contours de la collection Jacquemart-André (J. Verlaine, 2014, p. 52). Ses séjours en Égypte et au Proche-Orient s’avérèrent fructueux pour la collection ; ils permirent à Nélie d’intégrer de nouvelles acquisitions au sein d’« ensembles » où les objets n’étaient pas arrangés selon les lignes directrices de l’histoire de l’art ou de l’ethnographie, mais à la poursuite de quelque chose de plus éphémère, d’une ambiance. Dans son « fumoir », par exemple, elle fait voisiner les portraits anglais récemment acquis avec un manteau de cheminée vénitien en marbre du XVIe siècle et décore le lieu afin de lui imprimer une atmosphère « orientale », en complétant son ameublement par des tapis iraniens et ottomans, une paire de vases chinois en cloisonné, un cabinet indo-portugais, une lampe de mosquée en verre émaillé (Institut de France, 2012, p. 33). Le but premier d’une telle disposition, manière alors en vogue d’exposer les œuvres, était de susciter la joie et l’émerveillement, plus que l’approbation des érudits (J. Péladan, 1914). Pour les mêmes raisons qu’elles avaient été prisées, ces compositions furent rejetées par les conservateurs ultérieurs, soucieux d’ordre scientifique, avant d’être réhabilitée par les Bautier, en 1993 (J.-P. Babelon et J.-M. Vasseur, 2007, p. 56).

Chine et Japon

À l’instar de leurs collections d’art islamique, un fort petit nombre d’objets chinois et japonais, principalement des céramiques et des émaux cloisonnés, une tapisserie de soie, et un paravent à panneaux du XVIIIe siècle furent préservés dans l’hôtel du boulevard Haussmann et à Chaalis. L’inventaire des biens de Nélie, dressé en vue du contrat de mariage avec Édouard, indique qu’elle a déjà dans la première partie de sa vie un goût prononcé pour l’Extrême-Orient. Il est possible que la modestie de ses moyens lorsqu’elle commença d’acquérir des pièces non occidentales ait occulté leur importance du point de vue de l’histoire de l’art. En conséquence de quoi, les pièces d’Asie orientale, pas plus que les objets du Proche-Orient dans la collection, n’ont été suffisamment étudiées, et leur provenance est trop peu sérieusement considérée ; ils ne demeurent guère plus, à présent encore, que des aides à la création d’un décor orientaliste du XVIIIe siècle.

Inde, actuel Pakistan, Ceylan et Birmanie

Les objets acquis par Nélie en Asie du Sud-Est sont différents. On peut présumer, sans trop risquer de se tromper, qu’ils signifiaient pour elle beaucoup plus qu’une décoration esthétique, puisqu’elle acquit en personne, lors de son voyage de 1902 dans le sous-continent indien, des dizaines de ces objets (notamment des armes et des armures indiennes et cingalaises, des instruments de musique, d’anciens autels en bois, des tapis d’Ispahan et de Chiraz, des coffres et maints objets d’art), datant principalement du XVIIIe siècle. Elle est particulièrement séduite par Colombo et Candy, mais elle s’attarde, dans sa correspondance avec son équipe restée à Paris, sur les détails des cultures et des objets qu’elle voit, sans crainte de communiquer sa délectation de toute chose. Dans une lettre datée du 17 février, Nélie partage son enthousiasme pour Rangoon, où elle visite des sites archéologiques, comme Bagan. Elle y acquiert ce qu’elle qualifie de pièces médiévales et antiques et qui trouveront leur place définitive à Chaalis. Il semble qu’elle ait particulièrement aimé la Birmanie, où elle fait de multiples visites (parfois plusieurs fois par semaine) au même marchand d’« antiquités » à Rangoon. Dans une lettre envoyée en France, elle annonce l’arrivée d’une caisse d’objets, tous vieux de plus de trois siècles, provenant de ce marchand, et demande à son équipe de ne pas ouvrir les coffres, car elle a l’intention de décider elle-même de chaque installation. Après son retour et l’acquisition de Chaalis, c’est exactement ce qu’elle fait, créant dans le château une salle indo-birmane, qui sera démantelée et utilisée comme atelier par les conservateurs ultérieurs du musée (A. et R. Bautier, 1995, p. 96).

Le maharadjah de Karputhala lui apporta en outre un bel et généreux ensemble de sculptures bouddhistes en or, lorsqu’il lui rendit visite à Chaalis, vers 1905 (J.-P. Babelon et J.-M. Vasseur, 2007, p. 56). Il faudrait pourtant une étude complète de ses archives, notamment de sa correspondance, et des factures concernant ses achats pour éclairer le goût et les connaissances de Nélie Jacquemart. Le journal intime du maharadjah de Kapurthala et sa correspondance, qui ont été conservées, pourraient offrir d’autres indications précieuses sur l’histoire et le sens de cette extraordinaire collection dédiée à l’Asie du Sud-Est.