MORICE Albert (FR)
Enfance et formation
Albert Morice est un médecin, voyageur, zoologiste et ethnographe français. Son père, Jean Ansbert Morice (1810-1892) est capitaine et sa mère, Marie Louise Noëmie Mélina Mouline (1824-1880), a brièvement été directrice des postes en 1843 avant de démissionner pour cause de lassitude (Arch. privées Michel Morice). Albert naît à Saint-Étienne, quelques mois après la Révolution française de 1848 ; il est l’ainé de cinq enfants. Célibataire, il passera une partie de sa vie en Cochinchine. Son frère, Constant Joseph Michel (1849-1918), le rejoint vers 1879. Un autre de ses frères, Charles Morice (1861-1919), sera un écrivain et un poète reconnu.
Albert Morice a passé une partie de son enfance à Saint-Étienne, Verdun, Angoulême et Lyon. Il fait ses études au collège de Verdun (Morice A., 1877, p. 311) puis au lycée impérial de Saint-Étienne et de celui de Lyon où il choisit les Lettres : passionné par la linguistique et la poésie, il compose des dictionnaires, rédige des poèmes et des nouvelles fort appréciées (Jullien L., 1877). C’est un élève très brillant qui n’a que l’embarras du choix pour poursuivre ses études. C’est vers les sciences naturelles que son cœur le porte : depuis son plus jeune âge, il s’intéresse aux insectes (Société de géographie, 1879) et à la botanique (Magnin A., 1911). Bachelier ès lettres (1866) puis ès sciences (1867), il entreprend des études médicales à l’École préparatoire de Lyon en novembre 1866, devient interne des hôpitaux de cette ville (1869), et achève ses études à Strasbourg en juillet 1870. Il est reçu à son examen le jour même de la déclaration de guerre de l’Empire français au royaume prussien (AN AJ/16/6839). Ses études sont alors interrompues : il s’engage un temps dans une unité d’ambulances avant de rejoindre l’armée de l’Est et se retrouvera en Suisse (Société de géographie, 1879).
En 1871, il s’engage dans la Marine et part en Cochinchine en 1872, en tant que médecin (Morice M., 2018). Basé à Saigon, il rayonne dans tout le pays pour effectuer ses missions médicales, ce qui lui donne tout le loisir d’étudier la faune, mais aussi les peuples et leur langue. Au gré des expéditions le long du Donaï ou du Mékong et jusqu’à l’île de Phú Quốc où il a été médecin vaccinateur, il rassemble des collections qui sont partagées entre les muséums de Lyon et de Paris, réservant la plus grosse part au premier, du fait de son vif attachement à sa ville. C’est un collectionneur « acharné » qui fait passer les sciences naturelles avant son devoir professionnel, ce qui lui vaut quelques remarques de sa hiérarchie : « les médecins de la marine ne viennent pas en Cochinchine pour faire des collections » (Morice M., 2018).
À son retour, en décembre 1874 (congé de six mois qui sera prolongé), il s’inscrit en doctorat en janvier 1875 et soutient sa thèse (25 juin), consacrée à la dengue (Morice M., 1875d ; AN/AJ/16 6839), qu’il a pu suivre dès son apparition en octobre 1873, fait une série de conférences et publie des articles dans différents domaines. La Faculté de médecine de Paris lui remet une médaille de bronze pour son travail sur la dengue (Faculté de médecine de Paris, 1875 ; Le Progrès médical, 1876). Il s’inscrit au Laboratoire d’anthropologie de l’École des hautes études, en suit les cours et les exercices pratiques ; il entame même une étude anthropométrique (Pozzi S., 1878). Mais il est nommé médecin de seconde classe par concours et doit repartir ; très bien classé, il a le choix de la destination et c’est de nouveau la Cochinchine qui a sa préférence ; c’est à cette occasion qu’il se retrouve à Qhi-Nhon [Quy Nhơn] et découvre l’archéologie « Khmer », en réalité relative à l’ancien royaume de Champa. Il rapporte une quarantaine de sculptures en grès provenant des ruines de Hu’ng Thanh [Hưng Thành]. Le naufrage du Meï-kong (voir plus loin), qui lui fait perdre la plus grande partie de ses précieuses collections, lui porte un coup très dur, alors que son état de santé décline ; il est rapatrié en 1877 à Marseille puis à l’hôpital maritime de Saint-Mandrier, à Toulon, où il meurt, âgé d’à peine 29 ans, loin de sa famille et avant même d’avoir pu regagner Lyon (Guerraz, P., 1877 ; Jacquet H., 1878). Il avait la tuberculose et avait contracté diverses maladies durant ses séjours prolongés dans l’Indochine dont une dysenterie et une infection pulmonaire. Ironie du sort, il avait écrit un opuscule prodiguant des conseils pour survivre au climat de la Cochinchine (Morice A., 1875e).
Membre de la Société des Amis des sciences naturelles de Lyon et étant l’un des plus zélés donateurs du muséum de Lyon, Louis Lortet (1836-1909), son directeur, lui rend un vibrant hommage avec ces mots : « il est mort victime de son dévouement et de son amour pour la patrie et pour la science » (Lortet L., 1878, p. 12-13). Son nom est gravé sur la table des donateurs du muséum de Lyon. Il est enterré au cimetière d’Écully, près de Lyon.
Malgré sa vie très courte, il a rassemblé de vastes collections (plusieurs dizaines de milliers d’objets ou spécimens) et a publié douze articles en l’espace de quelques mois seulement, dont plusieurs sont d’un grand intérêt. Il a l’écriture facile et rédige pour le Tour du Monde un récit de son voyage en Cochinchine bien documenté, agréable à lire et richement illustré (Morice A., 1875g). Parmi ses projets non réalisés, on relève la création, à la Société de géographie, d’un musée zoologique classé selon la géographie des espèces et non selon leurs affinités taxinomiques (Morice A., 1877, p. 74) ; il a également laissé un manuscrit inédit sur les reptiles, avec notes et croquis (Arch. MDC, 1/MHN/158).
La faune de la Cochinchine
Une dizaine d’années après la colonisation, en 1862, de cette région située dans l’actuel Vietnam, la « Basse-Cochinchine », l’Annam et le Tonkin ont suscité un attrait nouveau pour les naturalistes français qui y découvrent une faune exceptionnelle et une flore luxuriante. Morice a contribué à jeter les bases d’une description étendue de la faune cochinchinoise. Il est aussi un pionnier de l’ethnozoologie en colligeant les noms annamites, cham et stieng pour les animaux connus (Morice A., 1875c).
Il publie un catalogue des animaux de la Cochinchine (Morice A., 1875f), intitulé Coup d’œil sur la faune de la Cochinchine française, par analogie à Coup d’œil sur la flore de la Basse-Cochinchine (Jouan H., 1866) et Coup d’œil sur l’archéologie du Cambodge (Hamy T.-E., 1871). Ce travail fait état de 81 mammifères, 89 oiseaux, 114 reptiles, 13 batraciens, 89 poissons, 321 insectes, 29 arachnides, 11 myriapodes, 63 crustacés, 234 mollusques, 24 vers et 83 invertébrés divers (échinodermes, coraux, etc.), obtenus en grande partie grâce à ses matériaux collectés sur place. Pour plusieurs groupes, notamment les reptiles, qu’il affectionnait particulièrement, il est le premier à en avoir établi un catalogue pour l’Indochine (Saint-Girons H., 1972) ; il a décrit plusieurs espèces nouvelles et a fait découvrir la biologie d’un serpent peu connu, Herpeton tentaculatum, qu’il a pensé herbivore, travail présenté à l’Académie des Sciences (Morice M., 1875a). En reconnaissance de ses travaux herpétologiques, le serpent Oligodon moricei porte son nom.
Morice présente de nombreux traits communs avec Gilbert Tirant (1848-1899) : né la même année que Morice, il étudie la médecine à Lyon et obtient sa thèse à la faculté de médecine de Paris. Il part en Cochinchine en 1874 et se passionne pour la zoologie (serpents, oiseaux…) dont il envoie lui aussi les matériaux au muséum de Lyon. Ils sont souvent cités conjointement dans les travaux relatifs à leurs collections.
L’ethnographie, l’anthropologie et l’ethnolinguistique
Durant ses études, il s’était épris des langues, la Cochinchine lui offre un terrain idéal pour s’adonner à ce plaisir : il établit un dictionnaire pour les dialectes cham et stieng avec des principes généraux et des listes de vocabulaire. Les études « linguistiques » de Morice sont surtout d’ordre lexicologique, la grammaire et la phonologie ne sont pas étudiées. Il effectue des comparaisons lexicologiques avec d’autres langues (malais, cambodgien, annamite) et s’interroge sur l’origine de certains mots ; il observe ainsi qu’un tiers du vocabulaire cham est d’origine malaise ; ce qui n’est pas démenti aujourd’hui, les langues chams étant liées aux langues malaïques. Toutefois, il n’a guère le temps de pousser plus loin ses investigations. Pour faire son lexique, Morice a recueilli les mots directement auprès des populations : « Ceux que j’ai interrogés à tour de rôle étaient rapidement fatigués de mes questions » (Morice A., 1875c, p. 13).
L’anthropologie est un autre domaine dans lequel Morice s’est avancé. Membre de la Société anthropologique de Paris et ayant suivi les cours de l’École dirigée par Broca (qui était également l’un de ses examinateurs pour sa thèse), ne néglige pas cette discipline en plein essor dans ses études indochinoises. Se fondant sur une conception raciste et ethnique, il décrit les différents « types » rencontrés : chinois, annamite, cambodgien, cham et stieng, avec une description physique, leurs vêtements, leurs habitudes, leur religion, leur langue, etc. (Morice A., 1875b). Son Voyage en Cochinchine est un récit pittoresque au cours duquel il décrit ses rencontres avec force détails et les comportements des hommes, des femmes et des enfants qu’il a pu observer, l’ensemble étant illustré de dessins inédits réalisés d’après des photographies (Morice A., 1875f).
Il découvre l’archéologie dans cette région, autour de la ville de Qui Nhon, où les traces architecturales de l’ancien champa restent abondantes. Découvrant un ensemble de statues complètes ou brisées, ayant décoré les temples cham et qui, tombées de leurs structures en briques, s’enfonçaient progressivement dans le sol, il décide de les collecter, dans le même esprit que ses collectes de sciences naturelles, et de les envoyer à Lyon. Habituellement, ces pierres étaient laissées intactes par les locaux, qui craignaient les esprits vengeurs des dieux cham (Hubert J.-F., 2012, p. 13).
Constitution de la collection
Les collections d’histoire naturelle ont été envoyées au muséum d’histoire naturelle de Lyon et au Muséum national d’histoire naturelle à Paris. Elles couvrent l’ensemble de la systématique des invertébrés « inférieurs » aux mammifères. Les vertébrés ont été envoyés « en peau », les animaux les plus intéressants ont été taxidermisés après leur arrivée en métropole, notamment à Lyon. De nombreuses collections ont été envoyées en fluide pour les études scientifiques. Deux espèces nouvelles de serpents, Simotes ocellatus et Hypsirhina innominata, ont été décrites par Morice (1875f) et des syntypes (spécimens de référence) sont présents dans les collections de Lyon et de Paris. Le matériel qu’il a rassemblé continue d’être étudié aujourd’hui et des espèces nouvelles y sont encore parfois décrites.
Notre naturaliste a acquis un intérêt secondaire pour l’ethnologie, l’histoire et l’archéologie en Cochinchine. Ainsi, le muséum de Lyon enregistre cinq envois de collections archéologiques et ethnographiques entre le 14 juillet 1876 et le 6 octobre 1877, parmi lesquelles une série de haches et pioches en bronze d’origine stieng ou bahnar (groupes ethniques du Vietnam), des pipes à eau, des flèches, des chapeaux et casques d’acteurs, un bouclier, une poterie ornementale, un tambour, des parasols, des armes, etc. (Arch. MDC, 1/MHN/53). Leur localisation en collection n’est pas évidente et environ trois-quatre des objets ont pu être retrouvés. Une brouette de belle dimension, avec une roue centrale, aujourd’hui en réserve, aurait également été envoyée par Morice. Il faut également noter une série de crânes et d’objets ethnographiques destinés à l’Exposition des sciences anthropologiques de 1878, non identifiée aujourd’hui.
Mais la série la plus remarquable est un ensemble de sculptures d’art cham dont l’histoire est pleine de rebondissements.
Dans les environs des sanctuaires chams en ruine, avec leurs tours de briques massives et décorées appelées askalans, il a rassemblé une quarantaine de statues. Son ami, le Dr Jullien, en donne le détail : « A quelques lieues de Qhi-nhon, il reconnut huit monuments fort anciens, uniques dans leur genre, couverts de sculptures allégoriques d’un grand intérêt ; cinq étaient debout, les trois autres renversées ; il résolut d’envoyer en France ces ruines si intéressantes. » (Jullien L., 1877, p. 6). Il s’agissait en fait principalement de pierres sculptées destinées à l’ornementation architecturale des ruines de Hưng Thành, dont le site se trouve aujourd’hui dans le quartier de Đống Đa de la ville de Quy Nhơn (Riblet I., 1877, p. 8). Il fit emballer et expédier en France une partie des pièces dans 32 caisses en bois fabriquées sur mesure. Les circonstances — en particulier les possibilités d’expédition gratuite — ont fait que la collection a été divisée en trois parties. Malheureusement pour Morice, sa tentative de réduire les frais d’expédition s’est retournée contre lui de la pire des façons. Le premier envoi, composé de 22 caisses contenant au moins 21 statues ou fragments destinés au muséum d’histoire naturelle de Lyon, des échantillons de bois et de teintures végétales locales, ainsi qu’un article qu’il avait rédigé sur l’ethnologie locale, est perdu sur le paquebot Meï-kong, de la Compagnie des Messageries Maritimes (Sténuit R., 2005, p. 35). Il a fait naufrage à minuit le 17 juin 1877 au large de la Somalie, entre le cap Schénarif et le cap Guardafui, à la pointe extrême de la corne d’Afrique (Beurdeley J.-M., 1997, p. 4). La cargaison sera pillée par les populations locales, excepté l’alcool et les statues de pierre certainement trop lourdes à déplacer (Morice M., 2018).
Un second envoi de dix statues, emballées dans dix caisses (pesant 2,14 tonnes), quitte Thị Nại pour Saigon le 5 mai 1877 sur le navire de la Marine française Indus. Après transbordement, cette collection quitte Saigon le 14 juin à bord du vapeur Awa des Messageries Maritimes et arrive sans encombre à Marseille. De là, les dix caisses furent acheminées à Lyon, où elles furent entreposées au muséum situé alors au Palais des Arts, dans le même bâtiment que le musée des Beaux-Arts. Une troisième série de sculptures auraient été laissées au jardin du consulat français de Thị Nại et a probablement rejoint le parc des Kiams de Tourane à Da-Nang où un important musée d’art cham a été inauguré en 1916 (Sténuit R., 2005, p. 35).
À l’époque, cette forme d’art est inconnue en Occident et le directeur du muséum, Louis Lortet, sollicite, auprès de la ville, l’aménagement d’une salle pour pouvoir présenter ces échantillons qu’il attribue alors à l’art khmer (AM Lyon, 465/WP/10).
Ce n’est que le 31 décembre 1933, que les dix sculptures sont enregistrées en détail dans le journal d’entrée du musée Guimet de Lyon (Arch. MDC, 1/MGL/8) lors de leur transfert du musée des Beaux-Arts, où elles avaient été oubliées. Cette collection va ainsi doublement rentrer à l’inventaire du muséum et du musée Guimet de Lyon créant ainsi, et pour longtemps, une confusion sur l’origine de la collection.
En octobre 1995, l’histoire mouvementée de cette collection connaît un rebondissement lorsqu’une équipe de cinq plongeurs, dirigée par l’historien et archéologue belge Robert Sténuit, fondateur du GRASP (Groupe de recherche archéologique sous-marine postmédiévale), sonde les eaux de la mer de Somalie à la recherche de la cargaison perdue du Meikong. Sous l’égide de l’Autorité du Nord-Est de la République de Somalie, et financé par l’International Marine Salvage Ltd de Pennsylvanie, ils prospectent deux mois dans une mer agitée et finissent par remonter dix-huit sculptures très érodées (Stenuit R., 2005, p. 36). Sorties des eaux, ces pièces seront nettoyées des concrétions calcaires et des taches superficielles dans un laboratoire de conservation britannique. Sténuit contacte, à plusieurs reprises, le muséum de Lyon pour vendre sa collection mais sans accord du département (Arch. MDC, AMus-2748 ; fonds Mourer), il finit par la mettre en vente chez Christie’s à Amsterdam le 8 novembre 2000. Deux éléments d’architecture, datant du 12e siècle furent achetés par Richard Beleson et donnés à l’Asian Art Museum de San Francisco. Le reste de la collection est aujourd’hui dispersée et seule l’étude de Stenuit en 2005 permet de pouvoir comparer l’ensemble des sculptures (Stenuit R. 2005, p. 37-41).
La collection du musée des Confluences compte parmi les rares collections muséales d’art cham en dehors du Vietnam. L’art du Champa, ou l’art cham, désigne un art ancien né en Asie du Sud-Est dans une région allant du centre au sud du Vietnam. Il tire son nom de la population Cham, d’origine austronésienne, qui s’implante sur ce territoire dans le courant du premier millénaire avant notre ère et par extension du terme Champa qui désigne un royaume indianisé, aujourd’hui disparu. Cet ensemble daterait de la fin du 12e à la première moitié du 13e siècle, période où une occupation khmère est attestée (Guillon E., 1997, p. 7). Ces œuvres — deux têtes de lion d’angle, deux tympans au buste d’orant, un orant à tenon, un fragment de nâga polycéphale, un élément de décor floral, une tête de dragon, un décor représentant un sanglier et une chimère, un Garuda terrassant le serpent — proviennent probablement de temples en ruine de la région de Bình Định, à savoir les tours Tháp Đôi de Hưng Tâ (12e siècle) et les tours dites d’ivoire de Dương Long (vers le 13e siècle) (Sténuit R., 2005). Elles appartiennent aux styles de Thap Mam ou de Bin Dinh tardif (Guillon E., 1997, p. 4-7).
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