PERSIGNY duchesse de (FR)
Commentaire biographique
Albine Marie Napoleone Eglé Ney de la Moskowa (1832-1890), duchesse de Persigny et comtesse de Villelume-Sombreuil, mérite d'être mieux connue pour sa collection de flore japonaise, assemblée lors d’un voyage en Extrême-Orient (1882-1883) qui constitue un des tous premiers jardins japonais en France. Les historiens de son époque ont plutôt tendance à retenir les anecdotes concernant la « rare beauté » de ses cheveux blonds ou son comportement indiscret à la Cour du Second Empire (Carette M., 1888, p. 40 ; Vieil-Castel H., 1884). Or, après la mort de son premier époux, Jean Gilbert Victor Fialin, comte puis duc de Persigny (1808-1872), ministre de l’Intérieur de Napoléon III (1808-1873), la duchesse de Persigny donne libre cours à sa passion pour les voyages et les cultures étrangères (Persigny J.-G.-V., 1896, p. 199 ; Le Gaulois, 1881, p. 2). La présente notice mettra l’emphase sur cette période moins documentée (1872-1890) ; nous évoquerons surtout les conditions qui lui ont permis de constituer une collection d'objets d’art asiatique et de spécimens botaniques japonais lors d'une année passée au Japon (1882-1883).
« Eglé » Ney de la Moskowa est connue aujourd'hui pour la perfection de son pedigree bonapartiste : petite-fille du « Maréchal Ney » (1769-1815) et du banquier Jacques Laffitte (1767-1844), elle est née à Paris le 18 octobre 1832 à Paris (AP, 5Mi1/380/916), de Joseph Napoléon Ney d’Elchingen (1803-1857) et Albine Étiennette Marguerite Laffitte (1803-1881), prince et princesse de la Moskowa. L'empereur Napoléon III (1808-1873) a personnellement béni le mariage symbolique entre Eglé de la Moskowa (vingt ans) et Victor Fialin de Persigny (quarante quatre ans), le « principal fondateur du Second Empire » ; l’empereur lui a accordé le titre de comte et un cadeau de 500 000 francs lors du mariage (AN, fonds Persigny, Inventaire, n.c).
La vie politique du duc de Persigny et sa dédication à Louis-Napoléon sont bien connues grâce à ses mémoires et les nombreuses biographies évoquant son illustre carrière (Persigny J.-M.V., 1896 ; AN, fonds Persigny, inv., n.c.). Sa vie domestique l’est moins et elle a dû être bien compliquée du fait des pressions nécessitées par la mise en place d'un nouveau régime, l'installation d'un train de vie convenable pour un ministre de l’Empire sans fortune personnelle, les voyages incessants (l’empereur a régulièrement changé les responsabilités de Persigny : ministre de l’Intérieur de 1852-1854, 1860-1863 ; ministre du Commerce et de l’Agriculture de 1852-1853; ambassadeur de France en Angleterre de 1855-1858, 1859-1860), et les demandes d'une famille nombreuse. Mariés en 1852, le couple a eu en rapide succession cinq enfants (pour ne compter que les grossesses viables) : Napoléone Marie Madeleine Lionette Eglé (1853-1880) ; Jean-Michel Napoléon (1855-1885) ; Marie-Eugénie Victoria Caroline (1857-1909) ; Marie Marguerite Eglé (1861-1916) ; Anne Albine Marie-Thérèse Victoria (1868-1898). Les deux premiers sont nés à Paris (AP, 5Mi1/791/572 ; AP, 5Mi1/852/1841) et les deux suivants à Londres où Persigny est nommé ambassadeur le 7 mai 1855 (AP, V4E/2895/17 ; AP, V4E/3456/112), soit huit jours avant la naissance de Jean-Michel (leur unique fils) à Paris.
L'enthousiasme de madame de Persigny pour l’Angleterre fut telle qu'on la surnomme « Lady Persington » lors de son retour en France (Massa P., 1897, p. 144). Les Français l’ont peut-être taquinée, mais, du point de vue diplomatique, cette ouverture vers la culture anglaise et son aisance avec la langue anglaise (qu'elle pratiquait depuis son enfance ; AN, fonds Persigny, 44AP/17), ont dû aider la cause d'un Second Empire dont les Anglais se méfiaient (Persigny V., 1896). Le long séjour des Persigny à Londres a dû également influencer leur vision géopolitique (c’est un moment capital pour l’expansion britannique en Asie) et leur compréhension de l’importance de l’urbanisation (Persigny dirige l’« haussmannisation » lors de son retour en France).
La correspondance familiale (AN, fonds Persigny, 44AP/17) permet de comprendre le fonctionnement de cette famille haut placée dont la vie mouvementée entre Paris, province et étranger, était largement gérée par des domestiques. Les enfants, élevés par des gouvernants bilingues, écrivent à leur mère en anglais (AN, fonds Persigny, 44AP/17). Monsieur de Persigny écrit à sa femme et à ses enfants avec beaucoup d’amour et d'affection lors de ses différents déplacements internationaux. Madame de Persigny quitte la famille pour voyager, elle aussi, notamment en 1869-1872 : elle fait partie de l’entourage de l'impératrice Eugénie (1826-1920) lorsqu’elle accepte d'inaugurer le canal de Suez en novembre 1869 (AN, fonds Persigny, 44AP/17). Elle reste découvrir le Moyen-Orient avec des amis (Beyrouth, Damas, Jaffa, le mont Carmel, Jérusalem, par exemple) et se trouve toujours en Égypte au moment de la chute du Second Empire (le 4 septembre), tandis que le reste de la famille se réfugie à Londres (AN, fonds Persigny, inv. n.c.).
Pendant le Second Empire, les Persigny occupent une série d’appartements parisiens situés dans le 8e arrondissement, tout en partageant leur temps entre Londres (de 1855 à 1860) et le château de Chamarande (Essonne), acquis en 1857 et devenu résidence principale après la démission de Persigny du gouvernement en 1863. Ils semblent dépasser de loin leurs moyens financiers ; on dit ainsi qu'ils investissent plus de 2 millions pour restaurer cette demeure du XVIIe siècle, qu'ils pratiquent une hospitalité légendaire, mais aussi qu’ils sont toujours à court d'argent, perpétuellement poursuivis par des créditeurs (Montgomme, 1881 ; Vandam A., 1893, p. 261-287).
La mort de Victor Fialin de Persigny à Nice, le 12 janvier 1872 (AP, V4E/3381/83), si peu de temps après la chute du Second Empire, engendre d’importantes difficultés pour sa veuve qui n’est plus sous la protection de Napoléon III et qui doit satisfaire les créanciers et assurer son propre héritage ainsi que celui de ses cinq enfants mineurs. Avec le secrétaire de Persigny (Henri de Laire d’Espagny, 1830-1902), on procède à la liquidation par vente aux enchères des différentes propriétés, ainsi que des biens meubles et immeubles, notamment les objets d’art ayant décoré leurs principales résidences de 1871 : le château de Chamarande et un appartement au 5, rue d’Albe à Paris (AP, D42E3/54-55). Les inventaires établis par les commissaires-priseurs lors de ces ventes (4 avril, 6-8 mai, 10-11 mai, 30 mai 1872), ainsi que les différents procès intentés liés à une situation financière peu stable, nous permettent de distinguer le goût de Madame de Persigny – dont il sera question dans la seconde partie de cette notice – de celui de son époux.
Une telle précarité financière peut sembler curieuse quand il s’agit de la descendante d’une des plus riches familles de France, mais Eglé Ney de la Moskowa n’a aucune fortune personnelle et sa mère – la princesse de la Moskow – n'a pas doté son mariage avec Persigny (Lemoyne E., 1880 ; Le Gaulois, 1881). À la mort de Victor de Persigny en 1872, sa veuve reçoit une rente viagère de 12 000 francs (ses enfants ont leur propre part de l’héritage), ce qui n’a rien d’une grande fortune pour quelqu'un de son rang (AP D42E3/55). La situation financière suscite toute une série de scandales suivis avidement par les reporters. Quand madame de Persigny cherche à se remarier à un jeune ingénieur et avocat, Hyacinthe Hilaire Adrien Le Moyne (1841-1871), de neuf ans de moins qu’elle, la princesse de la Moskowa non seulement refuse ce mariage, mais intente une demande en interdiction, prétextant un « dérangement mental » de la part de sa fille (Le Figaro, 11 février 1873, p. 2). Le juge rejette cette demande (à laquelle le conseil de famille est, de toute façon, « hostile ») et le mariage a lieu dans le 8e arrondissement, le 15 février 1873 (Le Figaro, 11 février 1873, p. 2 ; AP, V4E/3385).
Madame de Persigny a dû se plaire dans cette famille de voyageurs et de collectionneurs : son nouvel époux est le fils du diplomate et naturaliste Arnaud Auguste Hilaire Le Moyne (1800-1891), ancien ministre plénipotentiaire ayant travaillé en Colombie, au Pérou, en Argentine et en qualité de consul général d’Égypte (AN Léonore, dossier « Le Moyne », 1585/37). Il était notamment en poste lors des fouilles de Saqqarah d’Auguste Mariette (1821-1881). La collection égyptienne d’Arnaud Auguste Hilaire Le Moyne sera d'ailleurs vendue à l’hôtel Drouot en 1891, le même jour que la collection de la duchesse (Gazette de l’hôtel Drouot, 2-3 mai 1891, p. 1).
Le couple Le Moyne s’installe au Caire, après un nouveau scandale : lors de son remariage, madame de Persigny était censée liquider le reste du mobilier appartenant à l’héritage de Persigny, mais elle refusa de céder les objets auxquels elle tenait. Les commissaires-priseurs durent faire appel à la justice pour pénétrer dans l'appartement au 21, rue Malesherbes où ils trouvèrent qu’un grand nombre d’objets « manquants » de l’inventaire fait en janvier (AP, D42E3/55). Nous reviendrons à ces objets « manquants » dans la seconde partie de cette notice ci-dessous, car la description de certaines pièces vendues vendus après la mort de madame de Persigny ressemble étrangement à celle de 1873. En 1874, le couple achète le château de Boucheteau (Saint-Hilaire-Saint-Mesmin, Loiret), probablement pour avoir un pied-à-terre près des parents Le Moyne (La République du Centre, 7 mars 2021).
La mort d’Adrien Le Moyne de la fièvre typhoïde en 1879 crée de nouveaux soucis financiers, ce qui pousse madame de Persigny à intenter un procès contre sa mère pour l’obliger à lui donner une pension alimentaire (Le Constitutionnel, 30 août 1879). Elle gagne le procès, mais les problèmes familiaux continuent : sa fille aînée (« Lionette ») meurt en 1880 lors de la procédure de divorce d’avec son époux (le Figaro, 11 février 1880, p. 3), sa deuxième fille, Marie-Eugénie Friedmann de Friedland, se retrouve à une histoire d’escroquerie (l’« affaire Friedmann ») pour laquelle elle est mise en prison : elle a en effet falsifié de nombreuses fois la signature de sa grand-mère et détourné de l’argent ( La Presse, 8 avril 1881). Cette affaire, dont le procès est suivi par tous les grands journaux pendant plus de six mois, génère tant de spéculations que madame de Persigny écrit au directeur du Figaro (Le Moyne E., 1880) pour démentir les rumeurs et pour expliquer ses démarches infructueuses afin de sauver l'honneur de sa fille. L’affaire ne sera résolue qu'après la mort de la princesse de la Moskowa (le 9 février 1881). Cette dernière avait résolument refusé de soutenir sa petite-fille (Bataille A., 1881). L’énorme héritage permet alors à la duchesse de régler les 500 000 francs de dettes de Marie-Eugénie et d’assurer le mariage de sa troisième fille, Marie-Marguérite Eglé Fialin de Persigny avec Charles Albert Maximilien, baron de Schlippenbach (1846-1920), vice-consul à la délégation russe du Japon, célébré à Paris le 14 mars 1881 (AP, V4E/3456/112).
La mort de la princesse de la Moskowa permet donc à la duchesse de Persigny de régler toutes sortes de difficultés et de se faire construire une résidence permanente – elle était locataire à Paris (Journal des débats, 9 août 1884)). Elle achète ainsi un terrain à Cannes dans le quartier de La Californie (alors à l’état de « makis ») où sera posée la première pierre de la « Villa des Lotus » le 26 janvier 1882 (Gil Blas, 27 janvier 1882, p. 1). Elle part quelques jours plus tard (le 5 février) pour Tokyo où elle rend visite à sa fille et son beau-fils (les Schlippenbach) (La Presse, 5 février 1882). C'est pendant cette année au Japon (elle ne rentre qu’en mai 1883) que l’architecte cannois E. Hewetson supervise la construction de cette villa de style anglais (Nice Times, 13 octobre 1883, p. 2) qui existe toujours aujourd’hui (au 42, rue du Roi-Albert), mais privée désormais de ses magnifiques jardins botaniques remplis de flore japonaise (les jardins ont été lotis dans les années 1950). Du vivant de la duchesse de Persigny, la maison et ses jardins servaient de vitrine aux nombreux objets d’art qu'elle avait achetés au Japon, y compris une petite « maison d’été » japonaise qu’elle avait fait installer dans le jardin par des ouvriers japonais à l’automne 1883 (Maumené A., 1907 ; Nice Times, 13 octobre 1883, p. 2).
Ce que nous savons de la vie de la duchesse de Persigny lors de cette année au Japon vient principalement de la plume du voyageur et collectionneur Hugues Krafft (1853-1935) qui la fréquenta pendant son propre séjour en Extrême-Orient (1881-1883). Aussi décrit-il la duchesse, son « appétit » pour les bibelots et leur amour mutuel pour le Japon dans des lettres à sa sœur, aujourd’hui conservées au musée Le Vergeur de Reims (Reed C., 2017, p. 102-103). Ses descriptions de la vie consulaire publiées dans son Souvenir de Notre Tour du Monde donnent une très bonne idée des échanges entre Japonais, Coréens, Chinois et Européens de cette période (Krafft H., 1885). Krafft et Persigny étaient si liés qu’ils ont chacun acheté un pavillon japonais qu'ils ont fait transporter à Cannes lors du retour de madame de Persigny en mai 1883 (Leduc-Beaulieu A., 2005 ; Reed C., 2017, p. 102-103). En octobre 1883, la presse en parle avec enthousiasme (Nice Times, 13 octobre 1883, p. 2) et souligne l’influence japonaise évidente dans les détails de la Villa des Lotus « des bords des toits, des petits porches, des trumeaux » (Maumené A., 1907, p. 304).
Les grosses dépenses occasionnées par la construction de la Villa des Lotus ont provoqué un nouveau procès de la part du fils de madame de Persigny, qui prétend que c'est de la folie de « faire venir d’Yeddo [...] une maison japonaise, pour ainsi dire tout articulée, et avec cette maison un Japonais, un vrai Japonais [...] pour l’habiter et y servir le thé » (Journal des débats, 9 août 1884). Cette façon d’interpréter le projet de madame de Persigny montre à quel point elle fut en avance sur ses contemporains à la fois en reconnaissant la valeur d’une villa construite dans le « makis » de Cannes et dans ses goûts pour l’horticulture japonaise, qui fait fureur en France une décennie plus tard (voir, par exemple, Suzuki J., 2011). En 1907, le professeur d’horticulture Albert Maumené (1874-1963) consacre un long article aux spécimens apportés du Japon par la duchesse de Persigny et il évoque leur disposition dans des jardins de La Villa des Lotus, orchestrée en consultation avec l'architecte paysagiste Édouard André (1840-1911). Après la mort de madame de Persigny, c’est de nouveau André qui travaille avec les nouveaux propriétaires pour élargir les jardins (Maumené A., 1907). Loin d'être folle, la duchesse de Persigny était aussi passionnée par l’architecture paysagiste du Japon que Krafft, qui lui aussi a créé un jardin japonais – « Midori-no-sato » – à Jouy-en-Josas (Maumené A., 1908 ; Leduc-Beaulieu A., 2005).
Malheureusement, la duchesse de Persigny n’a pas vécu assez longtemps pour voir les jardins de la Villa des Lotus dans la splendeur évoquée par Maumené en 1907 et que nous décrirons plus en détail ci-dessous. Elle meurt le 29 mai 1890 seulement quelques mois après avoir épousé son troisième mari, le comte Charles de Villelume-Sombreuil (1861-1912), de 29 ans son cadet, le 21 octobre 1889 (AMC, 1E66/251876 ; AP V4E/6118/21).
Constitution de la collection
La collection de la duchesse de Persigny s’est formée et dispersée pendant deux périodes distinctes : celle du Second Empire (1852-1870) où les Persigny se devaient de conformer aux fastes d’une Cour impériale où on s’attendait à un engagement avec les arts (McQueen A., 2011), et une deuxième période plus personnelle (1881-1890), informée aussi bien par une nouvelle stabilité financière que par un voyage au Japon (1882-1883). C'est la seconde collection – ciblée sur l'art et l’horticulture japonaise – qui nous intéresse ici.
Les complexités familiales et financières de la duchesse de Persigny évoquées dans la première partie de cette notice ont laissé de riches traces documentaires exposant les obstacles juridiques qui empêchaient les femmes du XIXe siècle de constituer des collections à leur propre nom. Bien que les visiteurs du château de Chamarande remarquent que c'est la duchesse qui l’« avait acheté, restauré, aménagé et meublé avec un soin et une tendresse particulière, sans compter les millions » (LeGaulois, 13 février 1881, p. 1), tous les documents concernant la succession et les ventes après décès sont au nom de son époux (ventes des tableaux le 4 avril 1872, vente des objets d'art du 6 au 8 mai 1872, vente des gravures le 30 mai 1872). Les catalogues de ces ventes nous permettent d'imaginer l’opulence du château de Chamarande où étaient accrochés des tableaux de Raphaël (1483-1520), de Rogier van der Weyden (vers 1399-1464), François Clouet (vers 1515-1572), de Thomas Gainsborough (1727-1788), Joshua Reynolds (1723-1792) et de Gerard Terburg (1617-1681), lorsque les salles débordaient de meubles Louis XV et XVI, des porcelaines de Saxe ou des cabinets chinois dits Ning-Pô (Tableaux anciens et de premier ordre des diverses écoles, Paris, 1872 ; Objets d'art, de curiosité et d'ameublement provenant du château de Chamarande Paris, 1872 ; Tableaux anciens, nombreuse collection de portraits décorant le château de Chamarande, Paris, 1872 ; Gravures anciennes du XVIe siècle et autres et tableaux anciens, Paris, 1872 ; Succession de M. le Duc de Persigny. Riche mobilier, objets d'art et de curiosité, argenterie, etc., Paris, 1873).
Après le remariage de madame de Persigny, en février 1873, le conseil de famille constate qu’elle a gardé une partie des meubles appartenant à l’héritage de ses enfants (notamment des meubles japonais et chinois laqués, des vases en céladon, un meuble Louis XV, une rare pendule de Saxe). On procède donc à un inventaire afin de liquider la succession (vente du 11 au 15 juillet 1873), malgré les « protestations » de la duchesse devant le Tribunal de la Seine (AP, D42E3/55). Sa plainte juridique (ainsi que la constatation en mai 1873 que de nombreux objets « manquent » d’un inventaire fait en janvier) et le fait que le Tribunal devait autoriser la « force armée si nécessaire » pour saisir le reste du mobilier, nous montre à quel point elle tenait à garder certains éléments de la collection (surtout une série de meubles japonais et chinois laqués et des porcelaines : « Un cabinet chinois en laque du Japon », « un petit secrétaire en bois noir et marqueterie de nacre avec tablette en marbre vert », « un meuble à bois sculpté et marqueterie à Ning-Pô », « un paravent de cheminée en palissandre sculpté, travail chinois avec douze panneaux en satin broché, deux grands vases en porcelaine de Sèvres moderne sur socles en velours »). Elle devait donc compenser les 12 352 francs d'objets « manquants » et racheter d'autres lots (pour la plupart des objets utilitaires ou sentimentaux comme des assiettes, draps et albums) lors de la vente publique qui a eu lieu du 11 au 15 juillet 1873 (AP, D42E3/56).
La vente qui suit la mort de madame de Persigny (du 5 au 12 mai 1891) est décrite par les commissaires-priseurs comme « une collection de laques et objets de la Chine et du Japon, des tableaux aquarelles et gravures, des tapisseries et des meubles anciens, de l'argenterie et enfin des meubles et objets mobiliers divers » (AP, D42E3/56). En revanche, le texte publicitaire minimise l'aspect asiatique de la collection pour faire appel au plus grand nombre d'acheteurs : « Riche mobilier, estampes françaises et anglaises du XVIIIe siècle, dessins, aquarelles et tableaux, 4 gracieux dessus de potes par Lagrenée, très beaux laques du Japon, ivoires, bronzes, fers damasquinés, cloisonnés, éventails, kakémonos, magnifiques paravents, riches broderies et étoffes européennes et orientales, porcelaines de Chine et du Japon, figurines de Saxe, faïences, belle argenterie, bronzes d'ameublement, meubles et sièges anciens et de style, tentures, tapis d’Orient, tapisseries Renaissance & d'après Téniers » (Comtesse de V.S. veuve du Duc de Persigny. Riche mobilier estampes, tableaux, laques, bronzes, tapisseries, etc., Paris, 1891).
C’est, en fin de compte, la collection asiatique qui a suscité le plus d’intérêt et les plus hauts prix : 93 lots de meubles et boîtes en laque, 89 lots de porcelaines japonaise et chinoise, 22 lots de peintures japonaises (« kakemonos »), 41 lots de paravents et meubles asiatiques, 32 lots d'étoffes chinoises et japonaises. Un meuble japonais en laque (lot no 230) est adjugé 1 250 francs à l’écrivain Émile Zola (1848-1902), par exemple (AP, D4E32/76). Des « objets d'art variés de l'Orient » – manifestement des souvenirs des voyages de la Duchesse de Persigny – monnaie, théières, cendriers, instruments de musique, poupées, ciseaux, masques, jeux japonais, des albums de photographies coloriés, et des éventails et paravents japonais et chinois – ont beaucoup de succès parmi les marchands spécialisés en objets asiatiques : Florine Langweil (1861-1958), Antoine de la Narde (1839 – vers 1912), Philippe Sichel (1841-1899), Madame Hatty (1841-1908) et d'autres (AP, D4E32/76 ). Ce qu’on découvre dans cette vente c’est combien la duchesse de Persigny reste fidèle à son goût pour les meubles et boîtes japonais en laque (certains objets de cette vente, comme des cabinets et des meubles en Ning-Pô, ressemblent étrangement, d'ailleurs, à la liste des objets « manquants » à l'inventaire de 1873) et aux paravents qu'elle collectionnait déjà sous le Second Empire.
Remarquablement novateur pour 1883, le jardin de la duchesse de Persigny est l’un des tous premiers jardins japonais installés en France. La collection de plantes japonaises qu’elle a rapportée du Japon et aménagée dans les jardins de la Villa des Lotus à Cannes est exceptionnelle : elle se compose de différents types de palmiers (notamment un Brahea Roëzlii, selon Maumené « le premier à avoir fleuri en Europe »), des cocotiers, des dattiers, des agaves, aloès, euphorbes, cierges, echinocarpes, opontias, des bambous, des magnolias, des Mimosas, la plante aux oiseaux, le lin de la Nouvelle-Zélande, des fougères arborescentes, des nymphaeas, des arums, des pontederias, des acanthes, des cannas, des iris de tous les pays (Maumené A., 1907, p. 307). Comme le dit Maumené en essayant d'en prendre compte, « les nommer reviendrait à établir un catalogue botanique et floral, tant les collections sont nombreuses et variées » (Maumené A., 1907, p. 307). Maumené, un spécialiste d’horticulture, nous permet d’imaginer l’importance de ce jardin à son époque : il parle de « superbes collections de plantes exotiques » et vante « leur mise en valeur originale et puissamment décorative », les classant « au premier rang des beaux Jardins de la Côte d'Azur ». Grâce à son témoignage, nous gardons au moins un plan des jardins en 1907 et un sens de la vision de la duchesse de Persigny (Maumené A., 1907, p. 306-307). Loin d'avoir commis une « folie » en achetant le terrain, le caractère fortement dénivelé de la propriété (30 m de différence de niveau) invite l’installation des « scènes pittoresques » qui « émerveillent » les visiteurs (Maumené A., 1907). C’est l'impression d'un des seuls autres témoignages d'époque (1888) où on prononce la Villa des Lotus « la villa qu’on préférerait, si on vous donnait à choisir » grâce aux jardins « embaumés » avec le « bijou » de petite maison japonaise et une terrasse marquée par des vases japonais placés à hauteurs inégales (La Saison dans le Midi, 1888, p. 150).
Le jardin que visite Maumené en 1907 a été élargi par John Taylor Lord (1833-1903) et son épouse (Janet Hay Lord, 1853-1908) avec l'aide de l'architecte paysagiste Édouard André qui, selon Maumené, a dessiné le premier jardin avec madame de Persigny. Maumené évoque aussi les magnifiques rosiers et surtout « une minuscule construction enfouie dans les Roses : c'est une délicieuse maison japonaise, dont tous les matériaux ont été importés du Japon » (Maumené A., 1907, p. 307). Il n'est pas clair si ce jardin de roses fut planté par madame de Persigny ou les Lord bien qu'il précise que ce sont eux qui ont planté des bambous et des érables japonais (Maumené A., 1907, p. 308).
Bien plus éphémère que celle dispersée à l’hôtel Drouot en 1891, cette collection de flore japonaise est, comme le dit Maumené, un des premiers (sinon le premier) jardin japonais en France. Il mérite – tout comme la duchesse de Persigny, qui avait la vision de la créer – d'être mieux connue.
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