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Commentaire biographique

Une nécrologie publiée dans des pages de la Gazette de l’hôtel Drouot en 1908 loue « la brillante petite » Madame Hatty, « femme au sens artistique très développé » et « spécialisée dans les objets d'art du Japon, branche de la curiosité qu'elle avait beaucoup contribué à mettre à la mode avec feu M. Bing [Siegfried Bing, 1838-1905] » (Gazette de l’hôtel Drouot, 26, 28 février, 1908, p. 2 ). Un autre hommage, paru dans Le Journal des arts, insiste sur « son savoir et sa bonne grâce personnelle », tout en soulignant son « important magasin d'antiquités », spécialisé « dans le commerce des objets d'art de la Chine et du Japon » Le Journal des arts, 26 février 1908, p. 3). Oubliée de nos jours, Madame Hatty fut, comme le notent ces deux publications, parmi les personnes importantes qui contribuèrent à populariser les arts du Japon à la fin du XIXe siècle : elle comptait parmi les adjudicatrices les plus actives aux ventes aux enchères publiques d'objets asiatiques en 1883 et 1893 (Saint-Raymond L., 2021, p. 445, 447), elle exposa sa propre collection (Exposition universelle internationale de 1889) et vendit à de grands collectionneurs de son époque comme Émile Guimet (1836-1918), Clémence d’Ennery (1823-1898) ou Ernest Grandidier (1833-1912). Si nous possédons aujourd'hui peu de témoignages de sa personnalité et de ses motivations, les détails contenus dans ces articles nécrologiques nous permettent de reconstituer l'identité de la femme si longtemps cachée derrière le pseudonyme de « Madame Hatty ».

En évoquant le « sens artistique très développé » de Madame Hatty, la Gazette de l’hôtel Drouot note qu’elle est la nièce du peintre Victor Dupré (1816-1879) (Gazette de l’hôtel Drouot, 26, 28 février, 1908, p. 2 ), une parenté qui reste pour l'instant non-confirmée, mais pas impossible (son père serait ainsi le fils illégitime du fabricant de porcelaine François Dupré (1780-1837), dont la famille vivait à Paris en 1818, l'année de naissance de Charles Louis Dupré, le 24 mars d'un père « non dénommé » (AP 5Mi1/198/2378). Madame Hatty s'appelait effectivement « Dupré » : Prudence Henriette (dont « Hatty » serait le diminutif) Dupré à l’état civil, est née à La Chapelle (Paris) le 4 juin 1841 de Pierre Charles Dupré, employé, et Henriette Mercier, fleuriste (AP, 5Mi1/509/1942). À la date de son mariage, le 30 août 1859 (AP, V4E/10328/59) avec François Faivre (dates inconnues), elle vit toujours chez ses parents à Montmartre. Elle fait une demande de divorce le 11 août 1894, prétextant la disparition de Faivre ; le divorce est déclaré par le Tribunal civil de la Seine le 26 juillet 1895 (AP, V4E/10328/59 et AP, 5Mi/2333/2455). L’adresse indiquée dans ce document (rue Laffitte, 43) correspond à celle du magasin de Madame Hatty en 1895, permettant ainsi de lier définitivement son pseudonyme à son état civil. De son époque, jamais personne, même les commissaires-priseurs lors de la vente d'une partie de sa collection en 1895 (AP, D48E3 80, no 8037), ne semble lier Madame Hatty publiquement à Henriette Dupré.

Les éléments nous permettant de comprendre le savoir-faire artistique de « Madame Hatty » avant les années 1880 restent à découvrir, car ce n'est qu'au début des années 1880 que ce nom commence à paraître dans la presse, dans les correspondances et dans les ventes aux enchères (MNAAG, Correspondance, 1886 ; Saint-Raymond L, 2021, p. 445). Mais le commerce ne paraît sur le Bottin qu’à partir de 1887 : « Hatty (Mme), objets d’art, Châteaudun, 26 » (« Bottin », p. 423). Si Henriette Dupré était réellement apparentée aux peintres Jules et Victor Dupré – qui avaient pratiqué la peinture sur porcelaine pour leur père qui était fabricant de porcelaine –, cela expliquerait à la fois ses réseaux artistiques et commerciaux et sa connaissance des céramiques.

Nous tracerons ses activités de collectionneuse et de marchande dans la deuxième partie de cette notice, mais il est important de remarquer à quel point sa vie privée et professionnelle se croisent, comme cela est courant à l'époque. Ainsi, la Gazette de l’hôtel Drouot décrit « Une soirée artistique » qu’elle organisa pour faire valoir ses « magnifiques salons de la rue Laffitte » où « une société nombreuse et choisie » participa à un concert entouré de « merveilles de l'art japonais » (des tableaux, des estampes, des vitrines « remplies d'ivoires, de jades et de laques du plus haut prix » (Gazette de l’hôtel Drouot, 23-24 juillet 1892, p. 2). Il s'agit très certainement d'un article publicitaire dont l'intention était de faire valoir un nouveau local (43, rue Laffitte), mais ce mélange de sociabilité et de spectacle semble confirmer ce que rapporte la presse de son « excellent cœur » et de son « caractère un peu fantasque » (Gazette de l’hôtel Drouot, 26, 28 février, 1908, p. 2).

Effectivement, c’est en termes d'impulsivité que la presse présente sa décision de « contracter un mariage » avec Abdallah ben Ali ben Hacène ben Kadj Kada Bendimerad (un homme de 27 ans son cadet) le 13 décembre 1900 à Tlemcen, en Algérie (AP, 5Mi1/509/1942 ; ANOM, Tlemcen, Algérie, 13 décembre 1900, acte 71). Selon un article [« Madame Hatty »], elle aurait fermé le magasin après des échecs commerciaux de plus en plus fréquents, une fermeture qui a dû se faire en 1899 (entre la dernière publicité parue dans la Gazette de l’hôtel Drouot en juillet 1898 et son mariage en Algérie en 1900). Malheureusement, elle semble avoir à regretter ce mariage et ce départ à l'étranger et elle finit ses jours à Alger, seule, malade et misérable, subsistant à peine d'une rente viagère (Gazette de l’hôtel Drouot, 26, 28 février, 1908, p. 2) . Madame Hatty disparaît le 17 février 1908 à l'âge de 67 ans (ANOM, Alger, Algérie, 17 février 1908, acte 465).

Constitution de la collection

Madame Hatty fut à la fois marchande et collectionneuse ; comme ses contemporains Siegfried Bing (1838-1905), Hayashi Tadamasa (林 忠正,1853-1906), ou Florine Langweil (1861-1958), elle a gardé un noyau d’objets – notamment des laques, des armes, des porcelaines et des estampes – qu'elle exposait dans les galeries de son magasin. En 1895, un article de la Gazette de l’hôtel Drouot le qualifie d’une « véritable collection » : « Depuis quelque vingt ans qu'elle s'occupe de japonisme, suivant toutes les ventes, toujours en quête d'un bibelot rare et inconnu, Mme Hatty, avec une expérience et un savoir doublés de son goût fin et délicat, avait pu réunir dans ses splendides salons, une véritable collection de tous ces charmants bibelots anciens, laques, porcelaines, poteries, netzukés, etc. » (Gazette de l’hôtel Drouot, 9 avril 1895, p. 3).

De tels témoignages en 1895 suggèrent que Madame Hatty aurait établi son commerce vers la fin des années 1870 (« depuis vingt ans »), ce qui correspond à sa participation active aux ventes aux enchères au début des années 1880. Dans son étude des lots d’objets asiatiques acquis à des ventes aux enchères parisiennes en 1883, par exemple, Léa Saint-Raymond place Madame Hatty en septième place parmi les adjudicataires les plus assidus, précédée par des marchands comme Antoine de la Narde (1839-?), Charles Mannheim (1833-1910) et Bing (Saint-Raymond L., 2016). Le commerce de Madame Hatty est d’abord situé rue des Martyrs ; elle y fait d’ailleurs référence en 1886 en invitant Émile Guimet à venir découvrir son nouveau magasin au 26, rue de Châteaudun : il contient des objets « de Chine et du Japon que je sais devoir vous plaire » (MNAAG, lettre à Guimet du 11 avril 1886). Ce dernier accepte son invitation et elle lui facture les objets qu’il a choisis : trois « figures grès » (45 francs), un éléphant en grès (40 francs), « une applique forme poisson » (20 francs), une « coupe grès à 3 compartiments » (15 francs) et « une coupe craquelée à reflets » (25 francs) (MNAAG, lettre de Madame Hatty à Guimet du 21 février 1887). En juin, il choisit encore deux pièces qu’elle lui facture 210 francs (elle dit les avoir payées 200 francs) (MNAAG, lettre de Madame Hatty à Guimet du 21 juin 1887). En 1890, elle lui propose « un kakémono japonais représentant des dieux, que je crois peut vous plaire » (MNAAG, lettre de Madame Hatty à Guimet du 10 mai 1890).

À Clémence d’Ennery (1823-1898), qui affectionnait les chimères, Madame Hatty a vendu « une toute petite chimère netské en ivoire fond blanc décoré rouge et noir » (20 francs), « un petit éléphant porcelaine grise moderne » (10 francs) et « une petite bête blanche allongée tenant une boule dans ses pattes devant elle ». D'Ennery indique dans ses cahiers qu’elle a acquis ces objets entre 1894 et 1897 par les bons soins de « Rose Bing » (probablement Rose Bing Bloch, 1831-1897) (MNAAG, d'Ennery, 6e mille, s.c., no 270, 271, 272). Lucie Chopard inventorie les dix-neuf céramiques que Madame Hatty a vendu à Grandidier « avant 1894 dont 4 pièces japonaises, 2 porcelaines de la dynastie Ming et 13 de la dynastie Qing » (Chopard L., 2021, vol. II, p. 154).

La présence assidue de Madame Hatty aux ventes aux enchères pendant une période de presque vingt années nous permet de tracer en détail ses nombreuses acquisitions dont le genre et le prix sont enregistrés dans les procès-verbaux des commissaires-priseurs. Elle a notamment participé aux grandes ventes de son époque, une provenance qu’elle souligne dans le catalogue détaillé qu’elle publie avant la vente d'une partie de sa collection à Drouot les 9 et 10 avril 1895 (exposée publiquement le 8 avril 1895). On y note des boîtes, écritoires ou inro en laque ayant appartenu à Philippe Burty (vente de 1891; lots 1, 2, 26-29), Auguste Sichel (vente de 1886; lot 3, 21, 22, 24), Alphonse Chanton (vente de 1862 ? ; lot 5), L. Joly de Morey (vente de 1897; lot 23) et des « ventes Daigremont et de Jouy » (lot 32 ; un objet ayant passé par une des ventes de Joseph-Honoré-Désiré Daigremont [1790-1866], peut-être par le biais de Henri Barbet de Jouy [1812-1896] et acquis lors de la vente de ce dernier en 1879 ?). Pour les porcelaines chinoises, elle avait retenu des bols des ventes Gustave Vapereau (vente de 1883 ; lot 86) et François-Philibert Marquis (vente de 1883 ; lot 94) ainsi que des objets commercialisés (des « poteries japonaises », des netsuke et petits objets sculptés en bois ou en ivoire, des armes et gardes de sabre, des bronzes japonais et quelques étoffes). Ces références aux grands collectionneurs de son époque montrent que Madame Hatty comprenait bien les stratégies publicitaires en vigueur : publier un catalogue qui cite la provenance des objets ayant passé aux « grandes ventes » servait à attirer de nouveaux acquéreurs tout en inscrivant leur possesseur dans une filiation de grands collectionneurs.

Madame Hatty a déjà fait preuve de sa compréhension de cette croissance de la professionnalisation du métier : elle a participé à l’Exposition de 1889 (section « Anthropologie/Ethnographie ») en prêtant des porcelaines ainsi que deux vitrines à son nom (vitrines 85 et 86) : on y retrouve treize pièces japonaises en laque (probablement celles acquises dans de grandes ventes de 1883 et 1886 citées ci-dessus) ; vingt « groupes bois et ivoire japonais » et « quatorze appliques porcelaine et faïence » ; des poches à tabac en bois ; et des gardes de sabre et manches de couteaux (Exposition universelle, 1889).

Curieusement, la vente de 1895 ne comporte aucune estampe japonaise ; pourtant, c’était une de ses spécialités selon les publicités qu’elle publiait dans la Gazette de l’hôtel Drouot (voir, par exemple, les numéros de 1896). Elle acquit des estampes japonaises de façon assidue lors des ventes aux enchères des années 1890 – elle en exposait d’ailleurs dans son magasin avant 1892 ( Gazette de l’hôtel Drouot, 23-24 juillet 1892, p. 2). Les estampes ne prennent pas beaucoup de place, ce qui fait penser qu'elle aurait peut-être organisé cette vente publique pour se débarrasser des œuvres les plus encombrantes (cabinets, bronzes, brûle-parfum, fontaines) en vue d’aménager dans un local plus restreint : elle quitte les galeries du 43, rue Laffitte peu de temps après cette vente qui a lieu l’année de la déclaration officielle de son divorce (1895).

Une vente aux enchères a aussi eu l’avantage de générer de l’argent de façon rapide et si elle avait réellement des difficultés pécuniaires, comme le suggère la presse – « les affaires ne lui ayant pas réussi, complètement découragée après avoir longtemps lutté » ( Journal des arts, 25 février 1908, p. 3) – cela expliquerait à la fois la vente et le déménagement. Car Madame Hatty, au contraire des contemporains comme Bing, Hayashi ou Langweil, ne semble pas avoir fait de l’importation directe. Soudain, elle a dû se retrouver dans la situation de beaucoup d’autres petits commerçants de la fin des années 1890 qui n'arrivaient pas à concurrencer les grands commerçants qui, eux, avaient un quasi-monopole sur l'importation (Emery E., 2020, p. 80-82). Ceux qui ont emporté les objets aux prix les plus élevés lors de sa vente de 1895 (jusqu'à 480 francs pour le lot 214, une fontaine japonaise en bronze doré) étaient, pour la plupart, d'autres marchands : Antoine de la Narde, Laurent Héliot (1848-1909) et Florine Langweil (AP, D48E3 80).

La vente de 1895 semble avoir donné encore quelques années de vie au commerce de Madame Hatty qui se spécialisait de plus en plus – comme nous l'avons vu– dans la vente des estampes japonaises devenues populaires après l’Exposition des estampes japonaises à l’École des beaux-arts en 1890. Nous n'avons pas encore trouvé de document montrant la date exacte de la liquidation du commerce, mais il n'y a plus de publicité pour le magasin de Madame Hatty après juillet 1898. Nous savons qu'elle est partie en Algérie avec une rente viagère, logiquement le fruit de ses vingt années d’activité commerciale durant lesquelles elle a participé à « mettre à la mode » les arts du Japon ( Gazette de l’hôtel Drouot, 26, 28 février, 1908, p. 2).