HACKIN Joseph (FR)
Joseph Hackin (1886-1941)
« À partir d’un certain âge, il faut oser tout remettre en cause, il faut se contraindre à reprendre la voie de l’aventure. C’est encore un moyen de tenir le monde en échec (...) C’est une bonne règle de vie que le danger. Il mesure exactement la valeur de la personnalité humaine. » Propos cités par Philippe Diolé, (1936, n° 158, p.).
Joseph Hackin a laissé un souvenir plein de panache. Membre de la croisière jaune (1931-1932), directeur de la maison franco-japonaise (1930-1933), il fait figure de pionnier dans le domaine de l’archéologie et celui des musées, notamment au musée Guimet dont il fut directeur. Sa vie est marquée par l’action et le goût des voyages, jusqu’à sa fin tragique où il périt en mer, son bateau torpillé, alors qu’il s’apprêtait à remplir la mission que le général de Gaulle lui confie : rallier à la France libre ce qu’il reste de l’empire.
1886-1914, du Luxembourg au musée
Pourtant, rien au départ ne semblait le prédisposer à l’Asie, ni son milieu familial ni sa formation universitaire. Né au grand-duché du Luxembourg, à Boevange-sur-Attert, il est naturalisé français en 1912 (décret du 20 octobre) et ses origines sont modestes. Son père travaille comme cocher à Paris, puis dans le Calvados, chez une vieille famille normande, et ses études le portent d’abord vers l’Institut commercial, puis, en 1905, vers l’École libre des sciences politiques, dans la section économique et sociale. Pourtant, de façon inattendue, il intègre dès 1907 le musée Guimet à Paris, institution nationale consacrée à l’Asie, fondée en 1889. Il y entre comme secrétaire d’Émile Guimet (1836-1918), son premier directeur, et devient très vite son collaborateur privilégié. Cette ascension spectaculaire, qui reste énigmatique, le voit entrer au sein du temple le plus fermé de l’orientalisme parisien, largement imprégné de bouddhisme et fasciné par le Japon. Cette immersion, en milieu scientifique et savant, marque le premier tournant de sa vie. Il s’inscrit à l’École pratique des hautes études, dans la section des sciences historiques et philologiques, en sanskrit et tibétain, entamant des recherches sur l’iconographie du bouddhisme au Tibet, sous la direction de Sylvain Lévi (1865-1965), professeur au collège de France. Parallèlement, il classe, avec Tschang Yi-tchou (18..-19..), la collection de peintures chinoises au musée Guimet, dont ils publient ensemble le catalogue. Dès 1913, il est nommé conservateur adjoint, grâce à l’appui d’Émile Guimet.
1914-1919, premier conflit mondial
Le conflit mondial de 1914 le voit mobilisé pour une durée de cinq ans, au début sur le front de l’Ouest, puis sur le front de l’Est, avant d’être engagé en Ukraine. Il en sort avec la Légion d’honneur et la croix de guerre militaire. Blessé en 1915 lors des offensives de l’Artois, il met à profit sa convalescence d’un an pour soutenir sa thèse de doctorat sur les scènes figurées de la vie du Bouddha d’après des peintures tibétaines. « Tenir », note-t-il, dans son journal, le 20 décembre 1917, « tout est là, jusqu’à l’abolition de nos dernières facultés intellectuelles, jusqu’à la mort de notre dernière pensée, jusqu’à ce que les dents serrées, nous restions peut-être là, en vertu d’un sentiment de brute, mais tenir pour la collectivité, pour le sourire d’un ami, pour notre Paris, pour tout ce que nous demandons de la vie française, pour que nos promenades, nos jardins, nos paysages restent ordonnés suivant notre esprit, nos défauts. Pour que le Germain reste chez lui. Tenir encore et contre tous » (Gousset R., 1946).
1919-1929, révélations afghanes
De retour à la vie civile, il est nommé conservateur en 1923, s’impliquant dans le programme de réaménagement du musée Guimet, décidé après-guerre. Mais, en 1924, une mission en Afghanistan va radicalement modifier son parcours. Il est envoyé dans ce pays qui vient juste de s’ouvrir, grâce au roi Amanullah (1892-1960 ; r. 1919-1929), pour seconder Alfred Foucher (1865-1952) qui vient d’y fonder la Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA) en 1922 et fouille alors à Balkh. Loin de l’Europe et de ses turbulences, le royaume est pour lui une révélation. Pris par les grands espaces, le calme et le silence, il s’attache à ce monde qui fait le lien entre l’Asie Centrale et l’Inde, et où tout est à faire. Il tombe sous le charme de son patrimoine, de son art comme des gens, de sa nature sauvage et encore inviolée, de sa lumière, de son austérité. Dans son journal, il chante « la paix infinie des crépuscules d’islam » (Cambon P., 1986, p. 1). « Le soir venu », écrit-il, « je rêve sur la terrasse du seraï ; quoi de plus apaisant, loin de toute nourriture spirituelle qu’un vain snobisme nous fait prendre pendant quinze jours pour des doctrines convenables. Ici, dans la liberté que confère cette austère solitude, l’âme s’épure et se développe selon ses possibilités, en maître ». Et de résumer sa pensée par ces mots ; « Savourer le monde dans un murmure, un chant, un jeu de lumière, le silence, les longs silences et, au-dedans de soi-même, la paix ». Pour lui, l’Afghanistan est « le pays des contraires réunis et réconciliés » (Cambon P., 1986, p. 3). « Il fait bon vivre dans cette solitude », ajoute-t-il, « où la durée se résorbe dans cette splendide apparence d’immobilité, négation du temps par l’abolition de tous les indices de changement dans l’homme et dans la nature » (Cambon P., 1986, p. 2). Le temps immobile ou le temps aboli, après quatre ans sur le front, au milieu, du chaos et de l’apocalypse, Hackin a soif d’humanité, d’un ailleurs hors du monde et l’Afghanistan lui convient. Au cours de son séjour, il assiste Foucher, le remplaçant aux périodes les plus chaudes, et travaille à Bamiyan, avec André Godard (1881-1965), reconnaissant à cheval la région et repérant la peinture sassanide de Dokhtar-i-Noshirwan. Sa première fouille, en décembre, au lieu-dit Païtava, dans l’ancien Kapisa, révèle une stèle au grand miracle, qui apparait entièrement dorée aux derniers rayons du soleil. Sur la route du retour, il note ainsi : « marcher sur la route à longueur de jour, sans se soucier de la minutie tyrannique d’un horaire, prendre son repos dans quelque seraï solitaire, se donner, chaque soir, l’apaisante joie du silence crépusculaire, c’est se faire une âme hostile aux choses d’Occident » (Cambon P., 1986, p. 4). De retour à Paris, il n’a de cesse dès lors d’approfondir le domaine et de publier sur Bamiyan ou le Kafiristan. Dès 1928, il est professeur à l’École du Louvre et 1929 le voit inaugurer la première galerie afghane au musée, avec le lot français des fouilles de Hadda, près de Jelalabad, où les stucs, au charme si vivant, sont confrontés par lui à des tirages photos de la sculpture gothique.
1929, les « événements de Kaboul »
Au printemps cependant, il repart pour une deuxième mission en Afghanistan, malgré les troubles qui s’annoncent, mais cette fois en compagnie de son épouse, Ria, Marie Alice Parmentier (1905-1941), qu’il épouse en septembre 1928, et de l’architecte Jean Carl (1900-1941), qui les suivra jusqu’à la fin de leur vie. Dans une lettre du 23 juin 1929 (Cambon P., 1986, p. 6), Alfred Foucher l’incite à la prudence, après la chute du roi Amanullah : « Contre vents et marées, vous êtes tout de même parvenus à Hérat. Vous avez donc pénétré malgré tout en Afghanistan et la face est sauve. Nous comptons sur le fond permanent de bon sens qui se dissimule sous vos actuelles extravagances pour ne pas vous entêter au-delà de toute raison ». Et de lui recommander de fouiller en Perse ou dans le Séistan. Pourtant, Hackin n’a cure de ces conseils et gagne la capitale afghane. Pris par les « événements de Kaboul », et quasiment le seul Européen, sur place, il fait face avec courage, évitant le pillage de la légation française, lors de la prise de la ville en octobre, par les armées de Mohammad Nadir Khan (1883-1933), avant de reprendre, une fois le calme revenu, les recherches entreprises en 1924 dans la vallée de Bamiyan, qu’il comptait achever au cours de ce voyage.
1929-1936, Paris. Tokyo. Begram
Après ses travaux à Bamiyan et Kakrak (mai-septembre 1930), il est nommé directeur de la maison franco-japonaise à Tokyo en novembre, puis archéologue de la mission Citroën, la fameuse « Croisière jaune », qu’il rejoint à Girishk (Afghanistan) en mai 1931, en intégrant le groupe « Pamir », parti de Beyrouth le 4 avril, sous la direction de Georges-Marie Haardt (1884-1932) et de Louis Audouin-Dubreuil (1887-1960). Il entre avec celle-ci à Pékin, le 12 février 1932, après avoir fait la jonction, au Xinjiang avec le groupe « Chine », parti de Tianjin le 6 avril, mais bloqué un temps à Urumqi, sur fond de guerre civile - soit un périple de quatre ans hors de France, jusqu’en 1933. Quittant le Japon à cette date, en mars, il rejoint Paris en passant par l’Asie du Sud-Est et l’Inde, s’arrêtant sur la route à Kaboul. Au cours de ces années à l’Est, il a poursuivi ses achats pour le compte du musée, avec lequel il reste en contacts très étroits, grâce à René Grousset (1885-1952), conservateur adjoint – tout en rédigeant une mise au point sur les dix ans de la DAFA, pour un cycle de conférences à Tokyo, en 1932. À partir de 1934, il partage sa vie entre Kaboul - où de facto il dirige la DAFA – et Paris, où il assure la direction du musée Guimet, tout en enseignant à l’École du Louvre. La galerie afghane du musée est complétée par ses dernières trouvailles en Afghanistan. À Kaboul, il élargit la prospection à des zones éloignées loin de la capitale, mettant à profit les leçons de la « Croisière jaune ». Il se lance ainsi, en 1936, dans la reconnaissance du Séistan afghan, au sud-ouest du pays, en s’équipant d’une voiture à chenille pour affronter les sables. Il invite l’archéologue Roman Ghirshman (1895-1979) qui travaille alors en Iran, à se joindre à l’expédition pour sonder (à Nad-i-Ali) les niveaux pré – historiques, encore complètement inconnus, à la différence de la Perse, quand lui-même s’intéresse aux châteaux pétrifiés du désert, détruits par Tamerlan (site de Tar-o-sar). La même année le voit aussi fouiller en Bactriane afghane, à Qunduz, dans le nord du pays, avant d’ouvrir le chantier de Begram, dans l’ancien Kapisa.
1936-1939, l’Afghanistan au cœur de l’Eurasie
Hackin a donc repris l’approche d’Alfred Foucher, tout en l’élargissant – cartographier le patrimoine afghan en dehors de Kaboul, ouvrir le champ de la recherche de la Pré-Histoire à l’époque islamique, approfondir les liens avec l’Asie Centrale et l’Iran Sassanide, et pas seulement avec l’Inde ou bien la Méditerranée, tout en cherchant à renforcer le musée de Kaboul. Les fouilles de Begram, toutefois, vont bouleverser la direction suivie, à la suite d’une découverte aussi emblématique qu’inattendue, le « Trésor de Begram ». La ville pourtant était un lieu connu, donnée comme l’Alexandrie du Caucase, fondée par Alexandre le Grand, un site qu’avait déjà largement prospecté l’aventurier américain, Charles Masson (1800-1853), dans les années 1830. Si le chantier I dans la ville basse ne met au jour que des poteries communes, le chantier II ouvert par la suite, dans la « nouvelle ville royale », révèle en 1937 une première chambre scellée, remplie d’un matériel importé de la Chine, de l’Inde et de la Méditerranée. En 1939, une deuxième chambre qui lui est contigüe apparait au grand jour, sur le même modèle. Joseph Hackin va donc se consacrer avec sa femme Ria à exhumer tout un amoncellement d’objets aussi fragiles que délicats, où les ivoires indiens voisinent avec les laques chinois et les verres peints, venus d’Alexandrie, quand ses adjoints, Jacques Meunié (1898-1967) et Jean Carl, poursuivent, sous sa supervision, la fouille de fondations bouddhiques, proches ou éloignées, Shotorak dans un cas, Fondukistan dans l’autre.
1939-1941, deuxième conflit mondial
La déclaration de guerre en 1939, et l’effondrement de la France qui survient peu après surprennent Hackin à Kaboul, alors qu’il entame une nouvelle campagne à Begram. Refusant les offres du régime de Vichy, il rallie parmi les tout premiers le général de Gaulle. Le 6 juillet 1940, il écrit (Cambon, Pierre, 1986, p. 15) : « Mon Général, J’ai eu l’honneur de vous adresser télégraphiquement, par l’entremise de la Légation de S.M. britannique de Kaboul, mon adhésion et celle de mes collaborateurs et de M. Baudouin (…) J’espère recevoir bientôt vos instructions et, si possible, une affectation (…) Mon adhésion est totale ». Peu après, il gagne Londres directement avec son épouse Ria et l’architecte, Jean Carl. Il y est conseiller pour l’Asie, avant de se voir confier une mission pour fédérer dans le monde les comités de la France libre. Mais, le 24 février 1941, son bateau est coulé par un sous-marin allemand, au large des îles Féroé, alors qu’il partait en mission. Dans son Bilan de l’Histoire (Paris, Plon, 1946), René Grousset lui rend chaleureusement hommage, dans un chapitre intitulé sobrement : « Un savant français – Joseph Hackin » (Gousset R., 1946). Il conclut cette évocation par ces lignes : « Nous savions bien, depuis trois ans, que nous ne le reverrions plus. Pourtant, le 26 août 1944, quand, dans Paris libéré, les compagnons du général de Gaulle descendaient de l’Arc de Triomphe, malgré nous, nous cherchions du regard notre ami dans leurs rangs. Nul n’aurait mieux mérité de se retrouver dans cette phalange, en ces heures sacrées qu’il avait attendues de tout son être, pour la préparation desquelles il était mort ».
Collection Hackin
« Sans préoccupations esthétiques, on ne saurait atteindre un certain plan humain, ni surtout s’y maintenir. L’Art est le support des civilisations; il en permet la connaissance ; mieux, il en suggère la compréhension. » Propos cités par Philippe Diolé, (Diolé P., 1936, n°158).
Les collections rassemblées par Joseph Hackin au cours de sa carrière renvoient à son double statut, conservateur, mais également archéologue. Les premières s’inscrivent dans le cadre du musée Guimet, rattaché dès 1927 à la structure administrative des musées nationaux ; les secondes dans celui d’un accord bilatéral, entre la France et l’Afghanistan, selon lequel le résultat des fouilles de la DAFA est partagé entre Paris et Kaboul, sauf pièces exceptionnelles.
Acquisitions pour le musée, de Paris à Tokyo
La première approche reflète, tout au moins au départ, ses goûts et sa vision, mais aussi les opportunités en fonction du marché ou des dons, l’accent étant mis sur le bouddhisme, les arts indianisés, ou alors le Tibet. Elle s’élargit, toutefois, à tout l’Extrême-Orient au cours de son séjour à au Japon (1930-1933), qui le voit acheter, pour le compte du musée, sur les fonds David Weill, lors de la « Croisière jaune », ou de son séjour à la maison franco-japonaise, à Tokyo : ici, le choix est plus ouvert et le Japon voisine avec la Chine, ou encore la Corée, le Tibet ou bien la Mongolie, selon ce que Joseph Hackin a bien pu repérer chez les antiquaires japonais ou chinois. Bronzes dorés et mingqi, céladons et peintures, la sélection est éclectique, Hackin se préoccupant avant tout de critères esthétiques et profitant des opportunités, tout en tenant un compte très précis du budget. Là encore, l’art bouddhique est privilégié, même s’il n’est pas exclusif. Il écrit ainsi à René Grousset, le 6 octobre 1932: « Pendant mon séjour à Pékin, j’ai fait (je n’ai pu résister) quelques achats intéressants que Dubosc vous apportera : douze peintures tibétaines dont onze appartiennent à la série des préexistences et représentations des grands lamas de Lhassa (la série compte, je crois 36 représentations), une statuette tibétaine, un miroir chinois Han, une fibule que je compte montrer à Umehara [Seiji Umehara (梅原末治), 1893-1983] (…) Vous pourrez présenter les objets au comité. » et d’ajouter : « J’ai acheté en outre (à crédit) deux beaux miroirs et une magnifique fibule que je garde pour la montrer à Umehara, à 1.170 dollars mex. Je dois payer cela au 1er janvier. Ne vous inquiétez pas. J’aurai les fonds ; je n’ai vraiment pas pu laisser échapper ces belles pièces. Nous les présenterons au comité à mon retour. » (Cambon P., 1986, p. 11-12). Le 21 novembre 1932, il écrit: « J’ai profité de mon séjour à Kyoto pour acheter, dans de bonnes conditions, pendant une « auction », trois beaux miroirs Han. Nous aurons maintenant une bonne douzaine de miroirs montrables. J’ai également rapporté la belle peinture Kamakura dont je vous ai parlé (..) Comme vous le voyez, ma présence au Japon ne dessert nullement les intérêts du musée. » (Cambon P., 1986, p. 12). Plus tard, le 13 décembre 1932, il détaille « les objets d’art acquis » envoyés par bateau, à côté des achats massifs pour le compte de la bibliothèque : « Le « Katori Maru » a emporté, outre la caisse de livres, deux autres caisses contenant la peinture Kamakura achetée à Kyoto 1.500 yens, une tête Tang achetée à la vente Yamanaka 500 yens. J’ai également acheté pour 900 yens à la vente Yamanaka un très beau bodhisattva Wei (marbre) de 0 m 70 (yen à 5, 55), dont je n’ai pas pu encore me séparer tant il me plait ; il partira avec le prochain envoi de livres, accompagné d’un petit relief gandharien de 135 yens, représentant « Les dames au balcon » ; acheté également à Kyoto, à une vente de miroirs, 3 miroirs Tsin pour 478 yens (à 5, 55 francs) ; à Pékin, 2 miroirs pour 650 dollars mexicains (à 5, 60) et une boucle à 520 dollars (à 5, 60). Les achats en Corée, briques, fer de lance, céramique de l’époque Koraï, représentent 400 yens (à 5, 60). On me dit de tous côtés que mes achats sont bons » (Cambon P., 1986, p. 12). Il poursuivra ses achats sur la route du retour, lors d’une escale en Indonésie, à Jogjakarta (2 plateaux en bronze circulaires, qui proviennent de Java, datés du IXe siècle).
D’une vision de conservateur à l’archéologie
La deuxième approche est celle de l’archéologie et apparait par là bien moins aléatoire, hors des contraintes du marché. Dès 1929, Joseph Hackin réceptionne comme conservateur le lot français des fouilles de Hadda, menées par Jules Barthoux (1881-1965) de 1926 à 1928 (Ier-VIIe s.). Il en présente une sélection dans les salles du musée, quand les pièces en réserve forment un fonds abondant dans lequel il puise, sans aucun état d’âme, pour alimenter la politique de dépôts, dans lequel il se lance, de 1935 à 1939, avec les plus grands musées du monde – du Musée du grand-duché du Luxembourg au musée royal à Bruxelles, du British Museum à Londres au musée de Stockholm, du musée de Buffalo aux États-Unis, ou celui de Harvard, au Nelson-Atkins Museum au Kansas, du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg à celui d’Istanbul.
Fouilles en Afghanistan, de Bamiyan à Begram et à Fondukistan
À cette collection pléthorique de stucs gréco-afghans, dont l’autre moitié est destinée au musée de Kaboul, s’ajoutent les objets provenant de ses propres recherches, en Afghanistan – Kapisa d’abord, mais également Bamyan, et pour finir Begram : stèle au grand miracle, trouvée à Païtava, en 1924, là où dix ans avant les équipes du musée de Kaboul avaient dégagé, une pièce de type similaire (IIIe-IVe siècle), le roi Amanullah ajoutant le don de quatre statues du Kafiristan, provenant du musée de Kaboul ; fragments divers provenant des fouilles de la grotte G, à Bamiyan, dans la falaise aux Bouddhas colossaux, avec une tête de donateur apparemment kouchane (Ier-IIIe siècle), décor peint, issu de la grotte D, avec ses têtes de sanglier dans un cercle emperlé, à la mode sassanide, près du Buddha de 35 mètres (VIe-VIIe s.), ou bien décoration modelée de la grotte V, en terre et paille bûchée, à côté du Buddha de 53 mètres, témoignant d’influences de l’Iran, de la Chine, de l’Inde post-gupta. À cela, il faut ajouter les copies des peintures murales de l’ensemble bouddhique, réalisées par Jean Carl, sous son gouvernement, ainsi que la coupole du site de Kakrak, déposée en 1930, du fait d’infiltration, et partagée entre Kaboul et Paris, sans oublier la collection numismatique qu’il rassemble patiemment au cours de ses séjours afghans, toutes périodes confondues.
À partir de ces différents éléments, Joseph Hackin développe la thèse d’un art « irano-bouddhique » qui fait le lien avec le Turkestan chinois, l’Iran sassanide et l’Inde des Gupta, succédant à l’art « gréco-bouddhique » défendu par Foucher où hellénisme et Bouddhisme se combinent, pour donner ce curieux syncrétisme que sont les stucs gréco-afghans de Hadda. Les Buddhas de Bamiyan sont ainsi pour Hackin l’apogée de l’art gréco-bouddhique, qu’annonçait déjà la stèle de Paîtava, par les dimensions monumentales du Buddha, mais ils constituent aussi un modèle pour tout l’Extrême-Orient, comme le décor de Kakrak annonce les mandala du Japon de la période Héian (IXe s.).
L’ensemble le plus spectaculaire toutefois, rassemblé par Hackin, au titre de l’archéologie, reste le « trésor de Begram », conservé aujourd’hui en partie à Paris (Musée National des Arts asiatiques-Guimet), en partie à Kaboul (Musée National d‘Afghanistan). Provenant de deux chambres scellées, celui-ci juxtapose tout un décor de mobilier indien en ivoire, les plus anciens connus, à côté de laques chinois d’époque Han et d’un lot d’objets gréco-romains, venus de Méditerranée, où les verres classés par genre et par technique côtoient des plats et des statuettes en bronze ou des vases en albâtre, rangés par matière et par thème, mais aussi toute une série d’emblemata de plâtre, aux scènes alexandrines. Si le trésor reste encore énigmatique, en l’absence d’inscription, il montre l’Afghanistan au cœur de l’Eurasie entre Chine, Grèce et Inde. Pendant que Joseph Hackin, avec l’aide de Ria, dégage l’ensemble, avec d’infinies précautions, vu la fragilité des pièces, ses collaborateurs poursuivent les recherches alentour, selon ses instructions. Jacques Meunié reconnait le site de Shotorak qui voit les derniers feux de l’art du Gandhara, provenant de Peshawar, un art du schiste qui prend au Kapisa une connotation plus locale, comme l’avait montré Païtava. Jean Carl, de son côté, fouille le monastère de Fondukistan, dans la vallée du Ghorband, révélant un art de la terre crue, tout en finesse et tout en maniérisme, qui annonce l’art de la Haute Asie, celle du Cachemire, du Swat et du Népal.
Les œuvres provenant de Begram, de Shotorak et du Fondukistan font figure de collections emblématiques à Paris, au Musée national des arts asiatiques – Guimet, mais aussi à Kaboul, au musée national d’Afghanistan, où elles ont survécu en dépit des conflits. Leur présence dans ces deux institutions est due à Joseph Hackin et à son engagement auprès de la DAFA et de l’Afghanistan.
Notices liées
Collection / collection d'une personne
Personne / personne