CHANTRE Ernest (FR)
Commentaire biographique
De l’avis de Salomon Reinach (1925), Ernest Chantre est « l’avant-dernier survivant (…) de ce qu’on peut appeler l’"époque héroïque" de la préhistoire ». Le savant compte assurément parmi les personnalités les plus influentes des milieux de l’anthropologie et de l’archéologie de la fin du XIXe siècle en France et sera également reconnu à son époque comme l’un des meilleurs spécialistes du Caucase, de l’Arménie et de l’Anatolie.
Né à Lyon en 1843, Chantre s’oriente vers les sciences naturelles et se passionne pour l’anthropologie et la Préhistoire, sous l’influence de Paul Broca et Gabriel de Mortillet. Ses premières recherches ont consisté en des études palethnologiques dans le nord du Dauphiné, les environs de Lyon et l’étude géologique des anciens glaciers et des terrains erratiques du bassin du Rhône qui aboutissent à de premières publications dès 1866 (Pittard E., 1925).
Licencié en sciences, Chantre est nommé attaché au Muséum d’histoire naturelle de Lyon en 1871 puis en devient le sous-directeur en 1877 pour le rester jusqu’en 1910. Il est chargé d’un cours d’anthropologie à la Faculté des sciences de Lyon en 1871 et en assume l’enseignement jusqu’en 1908. En 1881, avec le soutien de Paul Broca et du ministre de l’Instruction publique, le savant crée le laboratoire d’anthropologie de la Faculté des Sciences de Lyon en même temps que la Société d’Anthropologie de Lyon avant d’en être élu le secrétaire général. À partir de 1892, il enseigne aussi l’ethnographie à la Faculté des lettres (Broc N., 1992). Enfin, en 1901 il soutient à l’université de Lyon une thèse de doctorat ès Sciences consacrée à L’Homme quaternaire dans le bassin du Rhône et en 1903, il est chargé d’un cours d’anthropologie créé dans le cadre d’un enseignement supérieur fondé par la municipalité de Lyon.
Après qu’en 1869, Emile Cartailhac a racheté la revue Matériaux pour l’histoire positive et philosophique de l’Homme et a pris en change le titre en Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’Homme, Chantre est appelé à y collaborer de plus en plus régulièrement jusqu’à en devenir le co-directeur en 1873. Parallèlement, il assume la direction du Bulletin de la Société d’Anthropologie de Lyon et collabore à de nombreuses autres publications scientifiques.
Préoccupé par la définition d’usages et de méthodes universels au service de la connaissance scientifique, Chantre est un pionnier de l’amélioration de la cartographie archéologique et propose, lors du congrès d’anthropologie et de préhistoire de Stockholm (1874), l’adoption d’une Légende internationale pour les cartes préhistoriques (Gran-Aymerich E., 2001).
Pour Chantre, les avancées de l’anthropologie et de l’archéologie sont indissociables des travaux de terrain sur lesquels il s’appuie pour accumuler un savoir empirique à partir duquel il élabore des études plus théoriques et systématiques dans ses publications et son enseignement. C’est ainsi qu’il effectue dès 1873 et à ses frais plusieurs voyages d’exploration, en compagnie de sa femme Bellonie qui jouera un rôle actif tout au long de sa carrière et publiera le récit de certaines de leurs explorations. L’un des voyages les plus importants à cette époque est la mission de 1873, conduite en Grèce et en Turquie (Chantre, 1874a). Après 1878, Chantre obtient pratiquement chaque année une mission officielle du ministère de l’Instruction publique. C’est l’époque où la Préhistoire gagne une progressive autonomie et où l'intérêt des voyageurs européens pour les régions difficiles d'accès de l'Asie occidentale va changer de nature. Davantage que les « curiosités », comptent désormais les observations archéologiques et anthropologiques qui sont accumulées par les savants russes et par leurs homologues français et allemands, afin de parvenir à une compréhension toujours plus complète des cultures antiques et de l’évolution des populations modernes.
La découverte du Caucase et alentours
Une nouvelle impulsion est donnée à la recherche préhistorique en Russie à l'occasion du congrès international et de l'exposition anthropologique de Moscou organisés en 1879. À cette occasion, sans doute en raison de sa renommée dans les milieux scientifiques, Ernest Chantre est invité à participer au congrès et obtient du Ministère de l'Instruction publique une mission gratuite « pour faire des études relatives à l'anthropologie, à Kasan [sic], au Caucase, en Crimée et en Turquie » (AN, F17/2946c). Accompagné du naturaliste J. de Poutschine, il entreprend des fouilles dans la région de Tiflis (actuelle Tbilissi) en Géorgie, en compagnie de Frédéric Bayern et en rend compte dans son rapport de 1881 Recherches paléoethnologiques dans la Russie méridionale et spécialement au Caucase et en Crimée.
Par la suite, Chantre, décidé à étendre ses « investigations à l'Arménie méridionale avant de revenir au Caucase » (Chantre E., 1885, p. XXXII), obtient par arrêté du 29 mars 1881, une nouvelle mission subventionnée pour explorer les régions voisines de la mer Caspienne et du mont Ararat avec une indemnité de l’État de 10 000 F et quelques collaborateurs compétents tels que le commandant Barry, chargé des photographies et Donnat-Motte, naturaliste au Muséum de Lyon (AN, F17/2946c). Les échanges de correspondance avec Xavier Charmes, directeur du secrétariat et de la comptabilité des missions à l’étranger au ministère de l’Instruction publique, témoignent de la réussite de cette exploration à vocation encyclopédique, mêlant observations ethnographiques et anthropologiques aux travaux archéologiques. Chantre modifie son itinéraire en raison du mauvais état sanitaire des régions qu’il traverse et pénètre en Arménie par la Haute-Mésopotamie et le Kurdistan occidental. Du lac de Van, il gagne les contreforts méridionaux du mont Ararat, franchit la frontière entre Igdir et Erevan, avant de rejoindre Tiflis (Tbilissi) et entreprendre des fouilles dans la grande nécropole de Mchketi. Très rapidement, le savant envoie en France dix caisses de collections ethnographiques et zoologiques ainsi que des photographies archéologiques et anthropologiques, en attendant de procéder à un nouvel envoi composé du produit de ses fouilles dans les nécropoles préhistoriques de l'Osséthie et de la Cachétie (AN, F17/2946c) (Chantre E., 1881)...
Arrivé en juillet à Koban (Ossétie-du-Nord), Chantre tire le meilleur profit possible de sa collaboration avec Frédéric Bayern et le colonel Olchewski pour entreprendre des fouilles méthodiques qu'il n'avait pas pu entreprendre lors de sa mission de 1879. Dans sa correspondance avec le ministère de l'Instruction publique, il signale avec enthousiasme ses résultats très positifs (AN, F17/2946c). Il insiste sur le fait que cette nécropole (...) paraît devoir ouvrir à l'archéologie préhistorique, non seulement du Caucase, mais de l'Occident tout entier, des orizons [sic] des plus nouveaux et des plus importants.
Le séjour à Moscou, où étaient exposées les premières découvertes recueillies dans le Caucase, ainsi que sa collaboration avec Gustave Radde, directeur du musée caucasien, Smirnow et Bayern, ont permis à Chantre d’exploiter les observations de ces collègues et d’établir déjà des comparaisons avec la civilisation du premier âge du Fer florissante dans le centre de l’Europe (culture de Villanova en Étrurie ou celle de Hallstatt en Autriche) fondées sur la parenté de certains objets comme les fibules à arc simple, les figurines animalières, les motifs décoratifs en forme de svastika ou de spirale (Chantre E., 1881, p. 17)… Dans la nécropole qui occupe deux hectares à proximité du village de Koban-le-Haut, l’archéologue fait ouvrir de grandes tranchées et met au jour vingt-deux sépultures. Dix d'entre elles lui permettent d'observer leur organisation architecturale et la composition des mobiliers funéraires. Il remarque en particulier qu'il n'y a aucune trace d'incinération. Tant dans ses publications que dans sa correspondance, Chantre insiste sur le fait que le mobilier funéraire a été trouvé parfaitement en place (MAN, SRD, Correspondance Chantre, lettre du 24 mars 1882 à G. de Mortillet ; Chantre E., 1882, p. 241-265). Ces découvertes ont très vite rencontré un écho favorable, y compris auprès d’un public curieux, puisqu’une partie des trouvailles est présentée dès 1889 au sein de l’Exposition rétrospective du Travail, section de l’Exposition universelle de Paris.
Affirmation de la méthode
Après le refus d’une nouvelle mission subventionnée pour parcourir l’Arménie, Chantre obtient pour lui et son épouse, une nouvelle mission au Caucase et dans les provinces voisines de la Turquie d’Asie à l’effet d’y poursuivre leurs études ethnologiques et anthropométriques (AN, 2946c). De fait, ce voyage est déjà et surtout à vocation anthropologique et même anthropométrique puisque Chantre poursuit l’enregistrement des mensurations d’un vaste échantillon des populations rencontrées au cours de son exploration, afin de classer la variété des types humains et tenter de retrouver ce qu’il considère comme les types primitifs ou fondamentaux, au-delà des métissages intervenus au cours du temps (Vinson D., 2008). La présence de Bellonie Chantre joue un rôle essentiel, notamment pour que les femmes acceptent d’être photographiées. C’est elle qui contribuera à la renommée de ce voyage en en publiant le récit chez Hachette dès1893.
L’explorateur multiplie les expéditions sur le terrain afin d’augmenter le nombre de ses observations et d’enregistrer un volume impressionnant de données anthropométriques et d’enregistrements photographiques qui doivent servir à son projet de description et de classement de l’Autre (Vinson D., 2008). Au début du XXe siècle, il se tourne vers le nord de l’Afrique où il applique cette méthode lors de ses recherches anthropologiques en Afrique orientale, Égypte et Nubie publiées en 1904. Enfin au début de la décennie 1910, il repart en compagnie du Dr Lucien Bertholon pour explorer la Berbérie orientale, la Tripolitaine, la Tunisie et l’Algérie. La primeur des résultats sera diffusée dans le Bulletin de la Société d’Anthropologie de Lyon et les Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris puis dans deux volumes de synthèse en 1912-1913.
Ernest Chantre et sa femme, fidèle assistante dont il utilise les aptitudes littéraires, sont représentatifs de ces voyageurs-anthropologues du tournant du XXe siècle, préoccupés par la construction d’un tableau « ethnogénique » des populations du globe fondé sur la multiplication des enquêtes de terrain en contexte colonial. Leurs études anthropologiques s’insèrent donc dans le cadre idéologique dominant qui classe les groupes humains selon des critères raciaux. Cependant, au-delà de la sécheresse des mesures anthropométriques, l’accumulation des photographies et autres observations laissent percevoir leur sensibilité et leur subjectivité et offre un exemple passionnant pour approcher l’histoire des mentalités et des représentations à cette époque (Vinson D., 2008).
Une reconnaissance institutionnelle
À côté de sa position académique et de ses très nombreuses et importantes missions d’exploration impliquant une intense activité de publication, Chantre a aussi assumé de multiples responsabilités institutionnelles plus ponctuelles ainsi qu’au sein d’un très grand nombre de sociétés savantes françaises et étrangères. Malgré quelques inimitiés dont l’une des manifestations fut peut-être « l’affaire du crâne » qui l’a opposé à son supérieur le Dr Louis Lortet, sa longue carrière a valu à Ernest Chantre une forte reconnaissance dans son pays et à l’étranger (François M. et Ramousse R., 2007, p ?).
Constitution de la collection
Ernest Chantre n’a pas, à proprement parler, constitué de collection. Les différents ensembles de spécimens anthropologiques et naturalistes ainsi que les objets archéologiques et ethnologiques qui sont actuellement conservés dans les collections publiques en France sont le fruit de collectes, fouilles et achats effectués au cours de ses explorations sur le territoire national ou à l’étranger, à une époque où les pays concernés ne possédaient pas de législation relative à la protection du patrimoine.
Quelques objets provenant de Turquie, de la région d’Urfa et de Birecik ont été inscrits dans l'inventaire du Musée des Antiquités nationales dès 1881 sous les numéros 26 573 à 26 580.
Dans sa publication entreprise à l’issue de sa mission au Caucase, l’explorateur fournit la liste des objets spécialement recueillis lors de son voyage pour le Muséum de Lyon (Chantre, 1881, p. 25 et suiv.). Il précise aussi que depuis 1879, le propriétaire du terrain où est située la nécropole protohistorique de Koban (Ossétie-du-Nord) a mis au jour, aidé de savants étrangers, « plus de cinq cents tombeaux qui n'ont pas donné moins de vingt mille objets dispersés actuellement dans plusieurs collections publiques ou particulières dont les principales sont celles du Musée national de Saint-Germain-en-Laye, du colonel Olchewski à Vladikavkas, du Musée impérial de Vienne, du Musée de Tiflis, du comte Ouvaroff, du Muséum de Lyon, du Muséehistorique de Moscou, du général Komaroff à Tiflis et du professeur Virchow à Berlin » (Chantre E., 1881, p. 14).
Soucieux de rendre publics les résultats extraordinaires de ses recherches à Koban, Chantre veille à la publication rapide du matériel archéologique ainsi qu’à son entrée dans les collections publiques françaises, au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye (MAN) et au muséum d’histoire naturelle de Lyon. Une partie importante rapportée en France –en dehors de tout accord de partage avec le pays d’origine – est ainsi acquise par le MAN en novembre 1882 (n° 27110 à 27226 et 27258 à 27270) cependant que déjà en mars et en juillet de la même année, le fouilleur a fait don au musée de la majeure partie de ses trouvailles (AN, F21/4443 ; AN, 20150539/101, 102). Il est possible que par l'acquisition onéreuse de novembre, l'administration des Beaux-Arts ait souhaité exprimer sa reconnaissance envers l’archéologue qui jugeait nécessaire de montrer au public d’Europe occidentale, des découvertes d’une qualité sortant de l’ordinaire et montrant une civilisation protohistorique méconnue. Enfin, le 20 mars 1883, sont enregistrés d'autres objets de Transcaucasie reçus par l'intermédiaire du nouveau musée d’Ethnographie du Trocadéro. Sur la totalité des numéros d'inventaire attribués au matériel archéologique rapporté du Caucase par Chantre et acquis par le musée d’Archéologie nationale, 250 numéros se rapportent au matériel de la nécropole de Koban pour un total évalué aujourd’hui à environ 850 objets individualisés. Sans doute pour rembourser une partie des 10 000 francs utilisés sur sa fortune personnelle, l’archéologue rappelle dans un courrier du 12 novembre 1882 à Alexandre Bertrand, directeur du MAN, « qu’il [lui] sera très agréable de recevoir d’ici la fin de ce mois [novembre] la plus grosse partie du montant des bronzes de Koban, ainsi qu’[il a] eu la bonté de [le lui] offrir [lui-même] » (Lorre C., 2007 ; 2010). Les objets en bronze constituent, avec quelques vases en terre cuite à décor géométrique, l’essentiel du mobilier funéraire recueilli dans des sépultures tant masculines et féminines. Parmi les objets les plus spectaculaires figurent un assez grand nombre d’éléments de harnachement ou de parure (mors, barrettes de mors, plaques de ceinture, pendeloques zoomorphes, brassards torsadés, épingles à palette et grelots) ainsi que des armes dont l’état de conservation indiquerait un usage plus symbolique que réel (pointes de lance, pointes de flèches, poignards et lames de hache).
Cette collection archéologique a fait l’objet d’une nouvelle étude dans le cadre d’une thèse de doctorat (Bedianashvili G., à paraître). Parallèlement, l’ensemble du mobilier a été récolé, photographié et enregistré dans la base de données informatisée en vue d’une mise en ligne dans la base nationale Joconde.
Ce travail a été conduit en concertation avec le musée des Confluences (Lyon), ancien musée Guimet-muséum d’histoire naturelle dont Chantre fut le directeur-adjoint. C’est l’établissement qui possède le second versant numériquement important de l’ensemble des objets rapportés du Caucase par Chantre puisque 350 objets composent la seule sépulture féminine n° 9 qui a été étudiée et reconstituée dans le cadre de la section « Éternités » du nouveau parcours permanent de l’établissement (Bodet C. et Mathieu J., 2014).
Le musée du quai Branly-Jacques Chirac (Paris), héritier d’une grande partie des collections de l’ancien musée de l’Homme, conserve au moins 405 pièces issues des explorations d’Ernest Chantre. Outre quelques objets ethnographiques, la plupart sont des documents photographiques rapportés du Caucase, d’Anatolie et d’Égypte. D’après la base de données accessible au public, quelques pièces archéologiques proviennent également de la nécropole de Khozan (Égypte) fouillée par Chantre en 1899 ; ces objets d’époque pré- et protodynastique complètent le lot principal conservé au musée des Confluences de Lyon.
En l’état actuel de la recherche, plusieurs musées français possèdent un échantillon d’objets découverts dans la nécropole antique de Koban et dont il n’est pas toujours possible d’assurer qu’ils sont explicitement liés aux travaux de l’archéologue lyonnais. Ainsi Claudine Jacquet a montré qu’il avait envoyé dès 1882 un lot d’une cinquantaine d’objets à son ami Émile Cartailhac, à l’occasion de l’inauguration du laboratoire d’anthropologie de Toulouse. Il paraît probable que les objets aient été incorporés dans la collection du musée Saint-Raymond lorsque Cartailhac en a pris la direction en 1912 (Jacquet C., 2016). En revanche, les circonstances d’acquisition d’une cinquantaine d’objets apparentés aux découvertes de Koban et inscrits dans l’inventaire du musée savoisien de Chambéry ne permettent pas d’établir s’ils proviennent directement des découvertes de Chantre (Cheishvili A., 2008). En 1881, un autre petit ensemble d’objets ethnographiques provenant de Géorgie et de Turquie semble d’abord avoir été donné par Chantre au musée d’Ethnographie du Trocadéro (Paris) avant d’être transféré au musée d’ethnographie de l’université de Bordeaux en 1901 (Dupaigne B., comm. personnelle).
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