Skip to main content
Lien copié
Le lien a été copié dans votre presse-papier

Jules Itier et la Mission de Chine

Les archives permettant d’éclairer la biographie de Jules Itier, directeur des douanes pour le moins original, sont nombreuses : état civil, recensement de population, états de service dans l’administration des douanes, etc. Elles sont les compléments indispensables de la découverte de l’homme que chaque photo, chaque page de son journal et chaque objet ramené de ses voyages, mettent au jour.

Quatrième d’une fratrie de 5 enfants, Alphonse Eugène Jules Itier naît à Paris, le 8 avril 1802 (AP, V3E/N 1 189). Son père, Jean Joseph Paul Itier, natif des Hautes-Alpes (Laragne, 1769 - Paris, 27 août 1804), meurt à Paris, deux ans après sa naissance à l’âge de 33 ans (AD Hérault, 1 J 1660), au n°158 de la rue Neuve du Luxembourg (1e arrondissement) : commandant du 5e bataillon des Hautes-Alpes lors de la première levée des volontaires en 1793, il est muté l’année suivante à la 51e brigade d'Italie. Il quitte l'armée en 1796, pour soutien de famille, puis s'installe comme banquier à Paris (AD Hérault, 1 J 1660). En 1797, il épouse Marie Zoé Dubois (1778-1834) issue elle-même d’une dynastie douanière de la région grenobloise et sœur de Jean-Joseph-Marie Dubois-Aymé (1779-1846), polytechnicien, égyptologue (il participe à l’Expédition d’Égypte en 1798), nommé à son retour directeur des Douanes à Lorient, Nantes et Marseille (Gimon, G., n°8, 1979, p.82). Jules Itier est sans conteste porté par un environnement familial lié aux activités des ports, de l’industrie, du commerce et des affaires d’outre-mer.

États de service

Il commence ses études au lycée Napoléon à Paris (lycée Henri IV) en 1809 et les termine au collège royal de Marseille (l'actuel lycée Thiers) en 1819 (Magnier M., 1877). Encouragé par son oncle maternel Jean-Joseph-Marie Dubois-Aymé, Jules Itier envisage un temps une carrière scientifique. Il est admissible à l’École Polytechnique après avoir été « préparateur du chimiste Vicat » (Tamisier M.F., 1880, p.41). C’est cependant la carrière administrative qu’il va embrasser et il va y gravir rapidement tous les degrés de la hiérarchie. La lecture de ses états de service en témoigne (AD Hérault, 5 P 182). Entré très jeune, à 17 ans, le 11 avril 1819, en surnuméraire à la direction des Douanes de Marseille, où son oncle Dubois-Aymé est directeur, il est admis au grade de commis à la direction des Douanes de Belley (Ain) en 1822, puis de sous-inspecteur à la direction des douanes de Lorient en 1825 et de La Rochelle en 1831. Il est nommé inspecteur en 1832, à la direction des Douanes de Bayonne, puis de Perpignan en 1833 et de Nantua en 1836. Il s’engage auprès de nombreuses sociétés savantes dont il devient membre actif et correspondant (Staniszewska B., 2017, p.48).

Un douanier en mission

Ses états de service nous apprennent également qu’il est appelé « en mission en Afrique, en Amérique, en Océanie et en Asie, du 1e novembre 1842 au 1e août 1846 » (AD Hérault, 5 P 182), missions subventionnées sur fonds publics par les ministères des Finances et du Commerce. Il vient d’avoir 40 ans. Durant le premier semestre 1843, le gouvernement l’envoie comme inspecteur des Douanes hors cadre au Sénégal, en Guyane et aux Antilles pour y favoriser l'extension commerciale de la France dans ces régions (FR ANOM 2400 COL81/3). Tout juste rentré en France et le temps de rendre compte de sa charge, il est désigné pour faire partie de la mission commerciale et diplomatique en Chine, auprès de l’ambassade extraordinaire de Théodose de Lagrené (Mazauric R., 2012, p.13-15), pour la conclusion d’un traité de commerce, le traité de Huangpu (CADC, TRA18440022) projeté par Louis-Philippe et François Guizot, ministre des affaires étrangères (AN, F/12/2589 à F/12/2591). Ce voyage occupera son temps de 1843 à 1846. Le 16 novembre 1843, à Brest, Jules Itier part pour un long périple qui va lui permettre de faire le tour du globe : île de Tenerife, Rio de Janeiro (Brésil), Cap de Bonne Espérance (Afrique du Sud), île Bourbon (La Réunion), Malacca (Malaisie), Singapour (Malaisie), Manille (Philippines), Macao, Canton (Chine), îles Mindanao, Soulou et Basilan (Philippines), Bornéo, îles de Java et de Sumatra (Indonésie), Cochinchine (Vietnam) et la baie de Tourane, Macao, Hong Kong. Son retour vers la France s’effectue par Georges Town et l’île de Poulo-Pinang (Malaisie), Ceylan (Sri Lanka), Aden (Égypte), Suez, Le Caire, remontée du Nil jusqu’à Philae et traversée du désert de Libye, Alexandrie, Malte, Gibraltar, Brest.

Engagement politique

À son retour de Chine en février 1846, il épouse à Grenoble, Henriette de Brémond (AD Isère, 9NUM/5E186/24/185). Il est fait officier de la Légion d’honneur le 29 novembre (AN, LH/1337/65). Le 1e août, il est promu au grade d’inspecteur principal à la direction des Douanes de Marseille.

Désigné à 46 ans, directeur des douanes à Montpellier, il demeure dix ans, du 1er juin 1848 au 1er octobre 1857, dans cette « ville savante dont il aimait le séjour » (Tamisier M.F., 1879, p.43). Son fils Paul-Jules-Aimé naît dans cette ville le 12 novembre 1849 (AD Hérault, 3 E 177/105). La même année, il achète le prieuré de Véras (AD Hautes-Alpes, 15 J 8-9), non loin de Serres, berceau de sa famille haut-alpine. C’est dans ce département qu’il brigue le titre de conseiller général des cantons de Serres puis de Rosans. Sa profession de foi, lors des élections d’avril 1848, après la proclamation de la IIe République, affirme : « Tous les bons citoyens vont s’unir pour fonder notre jeune République sur les véritables bases de la Liberté, de l’Egalite et de la Fraternité ». Celle du 22 septembre 1870, après la chute du Second Empire et la proclamation de la IIIe République, affirmera : « Confiez-moi (…) cette rude tâche de fonder la République française sur les bases inébranlables de la liberté dans l’ordre, de l’égalité dans le devoir comme dans le droit, de la fraternité selon l’Évangile » (AD Hautes-Alpes, 15 J 10, 15 J 11).

Et toujours, le féru de sciences

En 1855, il est admis dans les rangs de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier. Il écrit dans le bulletin de la Société d’agriculture de cette même ville et fait paraître de nombreux articles et brochures qui attestent de son intérêt, non seulement pour son métier, mais pour bien d’autres sciences. Nommé receveur principal à Marseille le 1e octobre 1857, dans la direction où il fit ses débuts de douanier, il est élu le 2 mai 1859 à l’Académie des sciences et lettres de Marseille. Admis à la retraite le 1er septembre 1866, il choisit Montpellier comme port d’attache, « cette ville dont le renom scientifique l’avait toujours séduit » (Magnier M., 1877). Il s’éteint à l’âge de 75 ans, au numéro 34 de la rue Saint-Guilhem, le 13 octobre 1877. Ses obsèques sont célébrées en l’église Sainte-Anne. Il est inhumé à Serres, dans les Hautes-Alpes (Magnier M., 1877).

Une collection dispersée

Un témoignage à la fois écrit et visuel

Jules Itier profite des missions officielles que lui impose la Monarchie de Juillet vers l’Afrique, l’Amérique du Sud, l’Asie et le Pacifique (1842-1846) en qualité d’inspecteur des Douanes, pour mettre en œuvre le procédé de Daguerre qu’il vient de découvrir et pour fixer scènes et décors des lointains ailleurs qu’il visite. Attaché en 1843 à la mission diplomatique et commerciale Lagrené en Chine, il publie à son retour un important Journal de voyage en Chine en trois volumes (Itier J., 1848-1853), qui comprend plus d’un millier de pages de notes précieuses sur les dernières années de la Chine des Qing, et qui témoigne de son âme d’ethnographe et d’explorateur.

Mais son œuvre pionnière reste la réalisation des premiers daguerréotypes de la Chine connus à ce jour (et aussi ceux du Vietnam, de Singapour, de Manille, du Sri Lanka et de l'Égypte). C’est un des premiers regards photographiques porté par un occidental sur la Chine. Ce regard est d’autant plus intéressant que Jules Itier détaille les conditions de ses prises de vues, les commente et les documente dans son journal.

Curieux de ce pays-monde fermé aux Européens, de ses habitants et de ses paysages, il nous fait découvrir la région du delta de la rivière des Perles avec la rade de Macao, la ville flottante de Canton, les vues générales, les pagodes et les temples, mais aussi les portraits, les costumes et la vie des mandarins, les scènes de rues, les commerces et les factoreries… Une quarantaine de ces daguerréotypes sont conservés aujourd’hui dans des collections publiques. En 1968, le prieuré de Véras (Hautes-Alpes) où Itier avait réuni ses collections personnelles, est vendu par les descendants de la famille. Les bâtiments se détériorent, archives et objets de valeur sont dispersés. En 1971, François Albert Itier vend 37 daguerréotypes de son arrière-arrière-grand-père à André Fage, le premier directeur du musée français de la photographie à Bièvres (Essonne). En 1978, le collectionneur Gilbert Gimon (Gimon, G., 1979, 1980), visitant Véras, trouve un certain nombre de daguerréotypes ayant échappé à l’attention de la famille (Massot G., 2015, p.321). Il redécouvre cette œuvre daguerrienne et publie deux articles qui vont longtemps faire référence. Depuis 1971, d’autres institutions dans le monde ont acquis des daguerréotypes d’Itier : le Getty Museum à Los Angeles (1984), le musée d’Orsay à Paris (1985), le musée Carnavalet à Paris (1987), le National Museum of Singapore (2005), le Macao Museum of Art (2006), The Nelson-Atkins Museum of Art de Kansas City (2008). Si une trentaine de daguerréotypes de Jules Itier sont actuellement aux mains de collectionneurs privés connus, autant restent encore à localiser (Massot G., 2015, p.322) et apparaissent parfois en salle des ventes. Le travail d’enquête pour retrouver leur trace se poursuit. En 2012, deux expositions successives marquent l’intérêt grandissant des chercheurs pour le reporter photographe. L’exposition inaugurale du nouveau bâtiment Pierresvives à Montpellier, sous l’égide du Conseil général de l’Hérault qui souhaitait mettre la Chine à l’honneur, permet aux Archives départementales de faire connaître ce personnage hors du commun, qui a passé une grande partie de sa vie à Montpellier. N’a-t-il pas imaginé les eaux-de-vie et nos muscats (Frontignan, Lunel) partir à la conquête du marché chinois et « prendre terre » sur les quais de Macao ! (Mazauric R., 2012, p.40-44)

L’autre exposition, sous l’égide du Conseil général de l’Essonne, entièrement consacrée à Jules Itier, permet au musée national de la photo (Bièvres), de présenter au Centre culturel de Chine à Paris, la plus importante collection de daguerréotypes de la Chine conservée dans une institution publique. (Jules Itier : premières photographies de la Chine 1844, 2012).

Aujourd’hui, les recherches de Terry Bennet (2009) et l’enquête approfondie de Gilles Massot (2014, 2015, 2018) permettent de réévaluer la contribution de Gilbert Gimon, de mieux comprendre le travail photographique que Jules Itier s’est « auto-assigné » au sein de la mission Lagrené et de proposer une nouvelle lecture de son œuvre.

Des objets collectés

Jules Itier est un esprit scientifique protéiforme, tout à la fois géologue, agronome, naturaliste. De retour en France en février 1846, il rapporte dans ses bagages une somme considérable d’observations d’histoire naturelle, des échantillons de pierres, de fossiles et des objets variés de l’artisanat local, à l’instar de ses compagnons de voyage, les quatre experts de l’industrie française, Isidore Hedde (1801-1880), Auguste Haussmann (1815-1874), Natalis Rondot (1821-1900), Édouard Renard (1812-1898). Délégués par les chambres de commerce de Paris, Lyon, Mulhouse, Reims et Saint-Etienne et placés sous son autorité, ils ont eux aussi collectés de nombreux objets techniques, outils et savoir-faire, rassemblés dans quatre expositions publiques données à voir à Paris, Lyon, Saint-Etienne et Nîmes, entre 1846 et 1849 (Ministère de l’agriculture et du commerce, 1846 ; Hedde I., 1847, 1848 ; Hedde P., 1849).

Pour sa part, Jules Itier conserve certains de ces objets dans sa propriété de Véras à la manière d’un cabinet de curiosités (Mazauric, R., 2012, p.16) ou en fait don à des institutions publiques. Ainsi il dépose en août 1846, des objets en grès et porcelaine au musée de la manufacture royale de Sèvres et le mentionne scrupuleusement dans son journal (Itier J., 1848-1853, T.II, p.65, p.88). L’inventaire de la manufacture détaille une trentaine de pièces. (Mazauric R., 2012, p.31, note 84 ; 2014, p.55). Une quinzaine d’entre elles (lampe à huile, fontaine en forme de petit théâtre, porte-encens, enfant monté sur le dos d’un buffle d’eau…) ont été présentées en 2012, à l’exposition des Archives départementales de l’Hérault.

D’autres objets sont entrés dans les collections du Conservatoire des Arts et Métiers par l’intermédiaire du ministère du Commerce. Dans le registre des entrées au CNAM, figure pour l’année 1853, une petite collection de quatre objets chinois rapportés de Canton par Jules Itier. (Mazauric R., 2012, p.30, note 83 ; 2014, p.54-55). Trois de ces objets ont également été présentés dans l’exposition des Archives départementales de l’Hérault en 2012.

Par ailleurs, le fils de Jules, Paul Jules Itier (1849-1936), fait don en 1919, au musée départemental des Hautes-Alpes, à Gap, d’une partie des collections de géologie, d’histoire naturelle et d’ethnographie chinoise léguées par son père, ainsi qu’en atteste l’inventaire manuscrit du musée (Mazauric R., 2012, p.16, note 52). Le musée conserve par ailleurs le buste en plâtre de son père, daté de 1865.

En avril 1852, Jules Itier enrichit les fonds de la faculté des sciences de Montpellier, par le don de coraux rapportés de Martinique, de Singapour, et de nids d’hirondelles de Sumatra, etc. (Inventaire général des collections de la faculté, 1843-1883). Par ailleurs, il popularise de nombreux produits peu connus comme le sorgho, le caoutchouc, la gutta-percha (gomme issue du latex naturel) et tente d’acclimater sous nos latitudes des plantes textiles asiatiques (Itier J., 1850), dont « il enrichit le Jardin des plantes de Montpellier » (Itier P.-J., 1896, p.532). Esprit aventurier et entreprenant, Jules Itier profite de la mission de Chine pour affirmer haut et fort que « la seule propagande qui puisse aujourd’hui effacer les distances, dissiper les préjugés et fondre ensemble les civilisations européenne et chinoise, (…) est la propagande pacifique des sciences modernes » (Itier J., 1848-1853, T.III, p.187).

Voyages de Jules Itier