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21/03/2022 Collectionneurs, collecteurs et marchands d'art asiatique en France 1700-1939

Un entrepreneur atypique

Charles Haviland (1839-1921) est né à New-York le 7 Janvier 1839 dans une famille de commerçants de religion quaker, établis à Manhattan et titulaires, entre autres, d’une licence d’importation de vaisselle anglaise.

Son père, David Haviland (1814-1879), est chargé par ses associés de trouver un produit nouveau. La porcelaine dure française, alors pratiquement inconnue aux Etats-Unis, semblant convenir, il décide de s’expatrier. Il arrive, au printemps de 1842 à Limoges, accompagné de son épouse Mary Miller, et de Charles alors âgé de trois ans.

Le succès grandissant de ses produits sur le marché américain lui permet de passer rapidement du stade de transitaire à celui de décorateur pour se trouver, à la fin des années 1860, à la tête d’une des plus grandes manufactures de porcelaine de la ville, la société Haviland & Compagnie. Par effet d’entraînement, la production limousine connaît un développement fulgurant et Limoges devient un centre porcelainier mondialement connu.

Charles Haviland s’impose à la tête de la Maison dès la fin de la guerre de Sécession (Civil War, 1861-1865). Sous l’effet d’évènements de type révolutionnaire le contexte commercial change, la clientèle et la demande évoluent. Ce sera le cas en France également, après la guerre de 1870 et la Commune de Paris. Industriel pragmatique, tenace et travailleur infatigable, Charles Haviland est conscient qu’il va falloir faire moins cher et surtout nouveau. Il a recours aux techniques d’avant-garde pour les ateliers : cuisson au charbon, calibrage des assiettes et remplacement du décor peint à la main par la chromolithographie. C’est déjà une hérésie mais, étranger d’immigration récente, il n’hésite pas à bousculer les traditions qui paralysent la profession. Devant l’état de sclérose avancée du décor limousin, il fait appel à un artiste parisien et non à un décorateur local. Le premier juillet 1872, Félix Bracquemond (1833-1914) est nommé, pour dix ans, responsable de la « direction d’art » d’un « Atelier » situé au 122 rue Michel-Ange dans le quartier d’Auteuil à Paris, connu sous le nom d’Atelier d’Auteuil. L’objectif est de concevoir, dessiner et imprimer des décors inédits qui, envoyés à la manufacture de Limoges, seront appliqués sur la porcelaine. Il y met au point la technique de chromolithographie et adapte à la porcelaine les idées révolutionnaires : suppression des bordures et répartition libre des éléments décoratifs, développées pour son Service Rousseau « … une révolution … des calques d’objets japonais jetés sur de la porcelaine de Creil … » (Goncourt E., 1989, T 2, p. 773 ; d’Albis L., 2019). Sous sa direction, des centaines de décors radicalement nouveaux sont créés ; leur succès commercial va placer pour longtemps la société Haviland & Co à l’avant-garde de la profession. On fera aussi à l’Atelier des objets décoratifs inspirés des courants artistiques contemporains. Grâce à l’influence de Bracquemond et au dynamisme sans complexes de Charles Haviland, la porcelaine française connaît de 1874 à 1884 une des périodes les plus brillantes de son histoire.

La collection rassemblée par Charles Haviland a-t-elle influencé les productions de la Maison Haviland ? Il semble que la réponse soit négative. En effet, celle-ci ne commence à véritablement se constituer qu’à partir de 1880, au moment même où Charles, la mode ayant changé, donne instruction à ses dessinateurs d’abandonner toute référence au Japon. D’autre part, trois seulement parmi les centaines de décors créés entre 1872 et 1880 utilisent des sujets tirés d’estampes japonaises. Ils sont tous les trois l’œuvre de Bracquemond, lequel a très probablement utilisé les albums de sa propre collection comme source d’inspiration. Il y a cependant quelques rares exceptions datables du début des années 1880, parmi lesquelles un plat orné de fleurs dont la forme et le décor sont ceux d’un laque. La disposition naturelle des vases « impressionnistes » fabriqués à Auteuil et surtout, la matière rustique et le décor simplifié des grés de 1884, n’auraient probablement pas été acceptables sans la familiarité alors acquise avec l’art des estampes japonaises. Il existe cependant un seul cas ou l’influence est certaine. Dans une lettre du 2 mai 1883 (AD Haute-Vienne, 23J), Charles fait part de son intention de « chercher à reproduire les différents types de porcelaine de Chine de ma collection ». Il s’agit de la redécouverte de la technique du rouge de cuivre sur porcelaine dure dans l’atelier Haviland dirigé alors par Ernest Chaplet (1835-1909).

On serait tenté de penser que ce sont, au contraire, ses propres productions  qui lui ont ouvert la voie vers la collection.. En effet, dès 1872, convaincu par Felix Bracquemond, Charles Haviland accepte de prendre le risque commercial considérable d’un changement radical du style de ses produits qui, pendant plus de dix ans, sera influencé par l’art Japonais. Sa rencontre avec Philippe Burty (1830-1890) et les autres collectionneurs du temps est décisive. Doué d’un goût marqué pour la compétition, Charles découvre que l’on peut aussi posséder. Il réside de plus en plus souvent à Paris, dès lors rien ne s’oppose à ce qu’il donne libre cours à cette nouvelle passion.

Constitution de la collection

L’intérêt de Charles Haviland ne se limitait pas au seul Japon. Des terres cuites et marbres de l’Egypte ancienne aux tableaux impressionnistes (il fera faire le portrait de son fils Paul par Renoir) en passant par les bronzes italiens de la Renaissance et les dessins du XVIIIe siècle sans oublier les incunables de sa bibliothèque, le contenu des dix-huit catalogues des ventes de la collection Haviland illustrent l’étendue et la sureté de ses choix. Généraliste, comme la grande majorité des collections d’art japonais de la grande époque, celle de Charles Haviland était alors considérée comme la plus importante jamais réunie et comme une des plus belles.

Un collectionneur insatiable

Impliqué très tôt dans la direction de la fabrique, Charles n’a que peu de contacts avec les mouvements artistiques de son époque et, en tout cas, aucun avec l’art du Japon. Il ne collectionne alors apparemment pas. Avec l’arrivée de Félix Bracquemond tout va changer. La correspondance montre que celui-ci a longuement parlé des sources Japonaises du service Rousseau. On note même, en décembre 1872 (APR, Lettre N°B15), la présence à l’usine de Limoges d’albums japonais qui ont semble-t-il étés empruntés à Bracquemond.

La création de l’Atelier va contraindre Charles à sortir de sa province, rencontrer des personnalités et fréquenter des magasins. Un de ses tout premiers achats d’objets japonais date du milieu de l’année 1874. Il achète, sans doute dans une boutique, « 4 plateaux de laque, 4 assiettes et un petit vase de bronze » dont il reconnait que « ce n’est pas grand-chose » (APR, Lettre N°B34).

Devenu veuf, il épouse le 27 juillet 1877 la fille de Philippe Burty. Les témoins sont Léon. Gambetta (1838-1882), Félix Bracquemond et Edmond de Goncourt (1822-1896), lequel raconte que le beau-père quitte tôt la réception « pour aller japoniser chez Bing » (Goncourt E., 1989, T 2, p. 745). Les sources ne permettent pas de savoir si Charles a alors commencé à fréquenter la boutique de ce marchand. Compte tenu de ses responsabilités industrielles, familiales et du temps nécessaire pour acquérir suffisamment de connaissances, on peut cependant penser que ce n’est qu’au milieu des années 1880 qu’il commence vraiment à collectionner. La correspondance qu’il entretient avec Hayashi Tadamasa (1853-1906), donne de nombreux détails sur sa passion pour les arts du Japon et sur sa manière de collectionner. La première lettre, datée du 15 septembre 1884, concerne l’achat de deux kakemono (Koyama-Richard B., et al., 2011, lettre N°1). Elle n’implique aucune connivence avec le fournisseur. Rien ne se passe apparemment jusqu’en 1891, année pendant laquelle il achète des albums, des estampes et un paravent « le Korin avec l’arbre à Kaki », pour plus de vingt-neuf mille francs (Koyama-Richard B., et al., 2011, lettre N°44). Il a rencontré entre temps son vendeur car il précise ses désirs de « remplacer des épreuves par de meilleures …. et [de] compléter les séries » (Koyama-Richard B., et al., 2011, lettre N°41). Il procède à des renvois de pièces et va même jusqu’à prodiguer à Hayashi ses conseils sur la manière de recevoir ses clients pour qu’ils aient l’illusion d’être les premiers à voir ses objets. De 1892 à 1894, il verse douze mille francs pour des achats sans doute, entre-autre, de netsuke et de gardes de sabre pour lesquelles il demande à Hayashi son aide afin d’établir le catalogue des gardes de sabre. En 1895, il continue à demander des conseils, fait allusion à l’achat d’un médailler pour les gardes de sabre mais déplore l’inflation galopante, près de 100% de leur prix. Il s’aperçoit aussi qu’il a versé, de décembre à mars, vingt-neuf mille francs supplémentaires et doit encore environ autant. Ce qui porterait à environ quatre-vingt mille francs, moins les retours, le total de ses achats depuis 1891. « Cela m’a un peu épuisé, voire beaucoup » et « il faut bien que je mette une limite à mes extravagances » (Koyama-Richard B., et al., 2011, lettre N°148) ; La dernière lettre connue de Charles Haviland date de janvier 1896. Elle annonce le renvoi de plus de quatre cents estampes valant 7170 francs et en annonce plusieurs autres.

Une lettre du 1 juin 1896, signée de J. L. Bowen, (Koyama-Richard B., et al., 2011, lettre N°211) demande à Hayashi une introduction auprès de Charles Haviland et de Louis Gonse pour voir leurs collections de laques . Charles est alors reconnu comme faisant partie de l’élite des collectionneurs d’art japonais.

Une collection considérable

Il fallut 12 des 18 ventes de la collection totale (qui comprenait également des livres, des objets d’art, des tableaux etc.) entre le 27 novembre 1922 et le 21 juin 1927, pour venir à bout des 9173 numéros, soit, compte tenu des lots, près de 10.000 objets japonais, collectés en 40 ans par Charles Haviland entre 1880 et sa mort en 1929. La collection fut vendue par Mes F. Lair-Dubreuil et H. Baudoin, les experts étant MM. Charles Vignier (1863-1934) et André Portier (mort en 1963).

La collection se composait alors de :

  • 6338 estampes, dont, selon l’expert de la vente, 1500 de tout premier ordre. Parmi celles-ci, on compte 445 Utamaro, 532 Hokusaï, et 632 Hiroshige.

Il faut ajouter à cela 566 livres d’estampes et 72 peintures.

  • 1060 gardes (tsuba) et ornements de sabres (kozuka, fushi-kashira, menuki).
  • 700 objets en laque, dont 202 inro et 439 boîtes diverses (kobako, suzuribako).
  •  544 netsuke.
  • 448 sculptures, (dont 192 en bronze, 43 en fer, 102 en bois), et 111 masques.
  •  639 céramiques japonaises dont 102 porcelaines et 24 faïences.
  • Une centaine d’objets divers : armes, objets en pierre dure, émaux cloisonnés.
  •  175 porcelaines de Chine.

Elle fut répartie entre des collectionneurs français (sa famille, Georges son fils ainé en particulier, et l’expert de la vente André Portier) et européens, ainsi que des collectionneurs et plusieurs musées américains. Il n’est pas rare d’en voir réapparaître régulièrement sur le marché de l’art. Charles Haviland a beaucoup acheté chez et Hayashi. Paris, grâce, en particulier, aux expositions universelles de 1867 et 1878, était alors le centre du marché. Il est certain qu’il fréquentait tous les marchands et notamment Bing ; on a aussi la preuve d’un achat à Londres. Il existe aussi dans les catalogues Haviland quelques rares mentions d’achat en vente (Gillot, Burty ou Goncourt), mais ils furent peu nombreux. Le collectionneur ne mentionnait pas, semble-t-il, cette origine dans son propre catalogue, (pour lequel il sollicite l’aide d’Hayashi et qui n’a pas été retrouvé). Un certain nombre d’estampes portent le cachet Hayashi. Cela signifie qu’elles lui furent achetées directement ou bien lors de sa vente, la première hypothèse étant de loin la plus probable.

Une des plus belles

Seule la collection de Charles Gillot (1853-1903) était considérée à l’époque comme supérieure en qualité à celle de Charles. La préface rédigée par Charles Vignier dans le premier catalogue Haviland donne d’utiles indications sur sa manière d’acheter les estampes : il n’écoutait personne, se fiait à son seul œil ; perfectionniste compulsif, il n’hésitait pas, pour les estampes, à en racheter une seconde voire une troisième épreuve pour être sûr de posséder la meilleure ; en revanche, il ne montrait, à la différence de Louis Gonse (1846-1921) par exemple, que très exceptionnellement ses trésors. Comme le souligne avec un peu de malice Vignier, la grande majorité des estampes représentent des femmes ; mais ce n’est pas étonnant puisque celles-ci étaient le principal sujet d’inspiration des artistes de l’ukiyoe ; en revanche, il ne semble pas, à lire les descriptions, que la collection ait comporté des estampes érotiques (shunga) fort prisées à l’époque, à moins qu’elles n’aient disparu d’une façon ou d’une autre avant la vente.

Les pièces de la collection Haviland sont toutes de très belle qualité et la mention « ancienne collection Charles Haviland » ajoute toujours une plus-value certaine aux objets passant encore aujourd’hui en salle des ventes. On peut donc se demander d’où vient cette qualité exceptionnelle de la collection ? Elle est très probablement attribuable à l’œil exceptionnel de Charles puisqu’il n’existait à l’époque aucun ouvrage  scientifique, ni en Europe, ni par ailleurs au Japon, lequel ne s’en souciait guère, permettant de dater ou de situer l’origine des pièces. Les premiers ouvrages ne commencent à apparaitre qu’à partir de 1890 et il est certain que Charles les possédait alors tous, qu’ils soient en français, en anglais ou traduits du japonais. Ceci dit, du fait de leur caractère rudimentaire, s’agissant d’un domaine jusque-là inexploré, mais surtout du fait de l’absence d’illustrations en couleur, ils étaient de piètre utilité à qui voulait constituer une collection. Par contre, les catalogues de vente des autres collectionneurs (ceux de la vente Burty en 1891 ou de la vente Goncourt en 1893), car mieux décrits étaient plus utilisables pour déterminer l’origine et la qualité d’une pièce, c’est pourquoi, somptueusement reliés, ils constituaient la partie la plus importante de sa bibliothèque japonaise. Notons que si celle-ci ne figure ni dans les douze catalogues de vente ni dans les deux de sa bibliothèque, c’est qu’elle a été conservée jusqu’à nos jours par la famille.

 C’est donc directement en maniant les objets, que Charles, comme les autres collectionneurs de l’époque, s’est initié à l’art japonais : d’abord, bien évidemment, auprès de son beau-père Philippe Burty, pionnier du japonisme, puis, des grands marchands de l’époque. Les seules références étaient alors la parole de Siegfried Bing (1838-1905) et surtout d’Hayashi Tadamasa, dont on sait qu’il n’hésitait pas, à l’occasion, à imaginer une réponse quand son savoir était pris en défaut. A cela il faut ajouter les multiples contacts entre collectionneurs, organisés par les marchands.Mais au moment d’acheter, l’amateur était seul, et c’est seul, avec un œil devenu sans défauts que Charles s’est constitué sa collection.

L’érudition montrée par les experts de la vente Haviland, en particulier pour les estampes et les laques, suscite aujourd’hui encore l’admiration. Il y a certes quelques erreurs aux yeux de l’expertise moderne, elles devaient d’ailleurs être partagées par les collectionneurs de l’époque : c’est ainsi qu’on note que, pour les tsuba et les grès, une bonne part d’entre eux bénéficient généreusement d’un, voire de deux siècles de plus que leur ancienneté réelle. L’explication de cet étrange phénomène est probablement la suivante : comme les premiers collectionneurs s’étaient concentrés sur les pièces contemporaines, avant de rapidement reconnaitre leur erreur, la mode en France étant, par ailleurs, de porter au pinacle le XVIIIe siècle, Hayashi n’hésita sans doute pas, par assimilation, à antidater ces objets. Notons aussi que les grès signés Ogata Kenzan (尾形 乾山, 1663–1743) ou Ninsei (仁清), les deux plus célèbres potiers japonais, bien qu’abondamment copiés depuis le XVIIe siècle, ne font l’objet d’aucun doute quant à leur attribution aux maîtres. Accessoirement, bien des céramiques « de type coréen », données comme venant du sud du Japon, ont de nos jours été réattribuées à la Corée. Dernier élément, on peut être surpris du faible nombre de porcelaines japonaises (15%) parmi les céramiques, mais ceci est probablement dû au fait que la porcelaine, importée en Occident depuis le XVIIe siècle (Arita, Nabeshima, Kakiemon ou Kutani), n’avait donc que peu d’intérêt pour les collectionneurs du XIXe,avides de nouveauté.