Méthode
Elisabeth Furtwängler et Ines Rotermund-Reynard
Décembre 2021 [mis à jour en décembre 2023]
Plus de soixante-quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les connaissances sur les transferts, les trafics et les spoliations d’œuvres d'art générés par l'Occupation allemande en France sont encore lacunaires, quoiqu’en constante progression. Une identification exhaustive des différents acteurs du marché de l'art de cette époque, des opérations qu'ils ont effectuées, des œuvres qui sont passées entre leurs mains, était manquante alors que ces données sont indispensables à la documentation des œuvres et aux recherches concernant leur histoire et leur provenance. C’est ce à quoi entend répondre le Répertoire des acteurs du marché de l’art en France sous l’Occupation (RAMA).
Une coopération franco-allemande unique qui s’inscrit dans une mission éthique réaffirmée en France
Le Répertoire des acteurs du marché de l’art sous l’Occupation résulte d’une coopération franco-allemande unique entre l'INHA à Paris et l’université technique de Berlin (TU). Depuis juin 2017, les partenaires du projet travaillent au développement du répertoire qui, du côté allemand, est financé par le Deutsches Zentrum Kulturgutverluste (DZK) et la TU Berlin, du côté français sur fonds propres, avec l'appui d’un mécénat anonyme.
Depuis 2018, la France a réaffirmé sa volonté d'améliorer la recherche de provenance, de regrouper les structures existantes (Commission pour l’Indemnisation des Victimes de Spoliations, Service des Musées de France) jusqu’à mettre en place la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 en 2019, afin de répondre de manière proactive à la mission éthique de faire face à l'histoire des spoliations de la Seconde guerre mondiale. Le répertoire s’inscrit dans cette nouvelle dynamique.
Objectifs du répertoire et mode de sélection des acteurs
Le phénomène du marché de l’art parisien pendant l’Occupation s’inscrit, non seulement dans une époque, mais dans un espace très particulier. C’est cet espace urbain qu’il s’agit d’explorer, en analysant les activités des différents acteurs dans leur contexte historique spécifique. Les enquêtes de terrain chronotopiques requièrent une multiplicité de perspectives. Un seul et même événement artistique sera éclairé sous divers points de vue, qui permettront tous ensemble de reconstituer l’espace historique où il s’est produit. Le travail sur les sources conduit dans différentes archives et collections. Aucun groupe, aucun genre, aucune perspective ne doivent être négligés, si nous voulons reconstituer la mosaïque du marché de l’art parisien et le donner à voir dans son unité spatiotemporelle.
Au début du projet, les deux cheffes de projet, Ines Rotermund-Reynard (à Paris) et Elisabeth Furtwängler (à Berlin), ont effectué une première sélection d’environ 220 acteurs du marché de l’art. À cette fin, les ressources des Archives américaines, la « Red-Flag-List » du rapport final de l’Art Looting Investigation Group, la liste des livraisons de l’entreprise de transport Schenker, les dossiers de la Commission de récupération artistique (en particulier les listes d’adresses du marchand autrichien Friedrich Welz), les dossiers des « profits illicites » (Archives de Paris) et ceux de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration (Archives nationales), ont été comparés avec les noms identifiés dans le fonds « Sonderkonto Frankreich » (factures pour les achats de la « mission Linz ») conservé à Moscou et avec les documents de la mission Mattéoli.
Nouveauté des fonds d'archives français
L’actualité du Répertoire des acteurs du marché de l'art sous l’Occupation est directement liée à la situation des fonds d’archives français, qui commencent peu à peu à être rendus accessibles à la recherche. Conformément à la législation française, des documents personnels recueillis, par exemple, dans le cadre d’une enquête judiciaire ne peuvent être communiqués qu’après un délai de 75 ans[1]. Le délai est le même pour les « minutes et procès-verbaux de ventes » des commissaires-priseurs. En 2015, une dérogation légale a été adoptée pour les archives concernant la Seconde Guerre mondiale. Les nombreux fonds concernés qui ont été dépouillés dans le cadre du RAMA sont donc accessibles depuis très peu de temps, tandis que d’autres sont encore en cours d’inventaire[2].
Parmi les archives qui ont nourri le Répertoire, il faut citer les dossiers judiciaires de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration (Archives nationales) et du Comité de confiscation des profits illicites (Archives de Paris), les fonds Rose Valland et ceux de la Récupération artistique aux Archives diplomatiques de La Courneuve revêtent à cet égard une importance capitale. Les « minutes et procès-verbaux de ventes », qui sont pour une bonne part également conservés aux Archives de Paris, nous fournissent des informations importantes sur certains acteurs du marché. La pandémie de Covid-19, lourde de son lot de fermetures d’institutions publiques, de difficultés et d’empêchements de tout ordre, pour les historiens et les historiennes comme pour l’ensemble de la population, n’a évidemment pas facilité la tâche. Certains fonds d'archives n’ont pu être consultés à ce jour, notamment ceux du Dépôt central des archives de la justice militaire au Blanc (Indre), de la Documentation du musée d’Orsay, et en partie ceux du Politisches Archiv à Berlin. En revanche, la bibliothèque de l’INHA a récemment acquis des fonds particulièrement intéressants pour le répertoire, notamment à propos du commissaire-priseur Alphonse Bellier, fonds auquel les chercheurs ont eu partiellement accès en avant-première, alors qu'il était en cours d’inventaire.
Ce nouveau matériau d’archives, qui contient bien souvent des données privées et sensibles, a toutefois pu être exploité par l’équipe de recherche avec la plus grande attention, une extrême prudence et un grand respect historico-critique. Il ne s’agit pas de créer une base de données des coupables, mais bien de se confronter historiquement aux différentes zones grises et aux multiples nuances d’une question très complexe, de mettre à jour ses structures et de soumettre les sources à un questionnement critique.
Des fonds d’archives en Allemagne
L’analyse des archives privées de Gurlitt, aujourd’hui conservées au Bundesarchiv Koblenz et en partie accessibles en ligne, a montré par exemple que certains marchands d’art, souvent d’origine juive ou ayant des relations avec des parents juifs, sont intervenus sur le marché de l’art parisien pendant l’Occupation. Le nom de Jean (Hans) Lenthal apparaît ainsi en lien avec le marchand d’art allemand et certains marchands d’art parisiens. Il ressort des documents commerciaux de Gurlitt que Lenthal aurait vendu un grand nombre d'œuvres d'art d'origine suspecte. Déporté vers la fin de la guerre, l’immigré juif Jean Lenthal a survécu. La correspondance qu’il entame après-guerre avec Gurlitt révèle qu’il avait donné son nom comme couverture pour camoufler les véritables propriétaires des œuvres qui étaient vendues aux Allemands. Cet exemple montre combien il est nécessaire de traiter les sources historiques avec la plus grande prudence, pour éviter de porter des jugements trop hâtifs.
De la nécessité d’un regard croisé : la complémentarité des fonds d’archives français et allemands
C’est à travers la confrontation et la comparaison des fonds allemands et français que le réseau des acteurs du marché de l'art peut être déchiffré. Les fonds français (profits illicites, dossiers d'épuration) contiennent de nombreuses informations sur les acteurs allemands. Du côté allemand, il existe d'autres sources sur les achats des musées qui ont été dépouillées pour la première fois et qui fournissent des informations sur les acteurs français. Elles contiennent des vastes correspondances privées qui, en comparaison avec les documents des ventes, rendent saisissables les transactions et les liens entre les différents marchands. La nouveauté qu’apporte le Répertoire est issue du croisement aussi systématique que possible de ces sources. Jusqu’à présent, celles-ci étaient pour beaucoup inaccessibles, non dépouillées, et non mises en perspective au plan international, alors même que le marché de l'art en France, sous l’Occupation, ne peut se comprendre ni dans le cadre strictement français, ni dans le cadre strictement allemand. C’est la raison pour laquelle les cheffes de projet ont souhaité rassembler une grande partie de la communauté de la recherche travaillant sur ces questions. Quelque quatre-vingts auteurs et autrices ont été sollicités pour rédiger plus de 150 articles biographiques et une dizaine d'articles thématiques, traduits en français, en allemand et en partie en anglais. Ces textes constituent le coeur de ce projet européen. Il s’agit d’un grand projet de recherche communautaire, les cheffes de projet ont largement diffusé les sources découvertes dans les différentes archives parmi les participants et ont mis en contact les auteurs afin d’obtenir un maximum de connaissance.
Les notices biographiques et thématiques sont complétés par environ 830 notices documentaires qui concernent les données factuelles relatives à des personnes physiques ou morales : elles permettront la visualisation des réseaux complexes par lesquels les œuvres ont transité et indiquent les sources bibliographiques et archivistiques précises.
Le RAMA, un outil libre d’accès et en mouvement
Le répertoire est appelé à s’enrichir au fil des années à venir. Il est hébergé dans la base de données en open access de l’INHA, AGORHA. Le textes et les images sont mis à la disposition de toutes et dans une nouvelle interface éditorialisée, spécialement développée à cet effet.
Cet outil offre une contribution essentielle à l’analyse et à la compréhension historique et historico-artistique de l’époque de l’Occupation. Il s’agit d’une ressource gratuite, ouverte à l’ensemble des utilisateurs, citoyens, chercheurs ou professionnels du monde de l’art, cherchant à comprendre les rouages du marché de l’art à cette époque ou souhaitant vérifier la provenance d’une œuvre, que celle-ci se trouve dans les collections publiques, en mains privées ou sur le marché.