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En marge : les collections asiatiques de Rudolf Noureev et Margot Fonteyn

Biographie

Rudolf Khametovitch Noureev (Рудольф Хаметович Нуреев, Roudolf Khametovitch Noureïev en russe) naît dans le Transsibérien en 1938 lorsque le train arrivait au niveau du lac Baïkal (Байкал). C’est à Oufa (Уфа) qu’il commence son apprentissage de la danse par l’art folklorique pour se rediriger vers la danse classique à l’âge de 15 ans. Deux ans plus tard, il entre à l’Institut chorégraphique d'État de Léningrad (l'actuelle Académie de ballet Vaganova de Saint-Pétersbourg (Санкт-Петербу́рг)). Remarqué par Alexandre Pouchkine (Алекса́ндр Ива́нович Пу́шкин 1907-1970) qui lui enseigne son art jusqu’en 1958, Noureev arrive au ballet du Kirov (Киров), actuel théâtre Mariinsky (Мариинский), où il obtient ses premiers rôles en soliste dès 1959. 

L’année 1961 est synonyme de grands changements pour l’artiste. Pour la première fois sorti de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) à l'occasion d’une tournée avec le Kirov, Noureev décide de rester en France et demande l’asile politique le 16 mai alors qu’il devait reprendre l’avion. Sa requête est acceptée par les autorités françaises ce qui lui permit de se produire avec plusieurs compagnies européennes, notamment à Monaco, à Copenhague (København) et Londres. Là, il fit la rencontre de Margot Fonteyn, de 19 ans son aînée, avec qui il formera un couple marquant sur scène.

Sir John Tooley (1924-2020), directeur général du Royal Opera House entre 1970 et 1988 se remémore les débuts de Noureev dans cette institution. Après son apparition au gala de charité organisé annuellement par Fonteyn, « le Royal Ballet l’engagea sans attendre et lui proposa un contrat pour Giselle au mois de février suivant avec Margot Fonteyn [1919-1991]. Voilà comment se forma ce duo improbable d’une danseuse étoile de 42 ans et d’un jeune danseur russe de 23 ans qui devaient devenir les partenaires les plus célèbres de tous les temps » (RUDOLF NOUREEV AU ROYAL OPERA HOUSE – souvenirs personnels, par Sir John Tooley – Directeur général, Royal Opera House, Covent Garden 1970-1988 ; voir aussi le site de la Fondation Noureev).

Après plusieurs années de danse en tant qu’Étoile invitée sur les planches de l’Opéra Garnier, il y retourne en tant que chorégraphe à plusieurs reprises entre 1974 et 1992. Entre-temps, il obtint le titre de directeur de la Danse de 1983 à 1989. Durant cette période, il nomme plusieurs danseurs et danseuses comme Étoile, notamment Sylvie Guillem (née en 1965) qui sera la deuxième partenaire importante de la carrière dansée de Noureev. Il laisse à l’institution française plusieurs réinterprétations d’arguments créés auparavant au répertoire. Des productions comme La Belle au bois dormant ou Casse-Noisette sont encore aujourd’hui à l’affiche des plus grandes salles internationales. 

En parallèle de sa carrière dans le monde de la danse, Noureev a diversifié ses activités artistiques en apparaissant à l’écran à plusieurs reprises et en dirigeant (nous pouvons citer sa prestation avec le Metropolitan Opera de New-York pour Roméo et Juliette, dansé par Sylvie Guillem et Laurent Hilaire en mai 1992) quelques orchestres (dans sa collection personnelle figurent plusieurs partitions, dont des oeuvres de Bach, Moussorgski et Chopin), sa baguette de direction étant conservée au Centre National du Costume de Scène. Après 54 ans d’existence, Noureev s'éteint en 1993. 

Collection

L’important succès de Rudolf Noureev a rendu possible la constitution d’une collection remarquable par sa quantité et sa diversité. Sa fortune était, à son décès, estimée à 30 million de dollars soit à l’époque l’équivalent d'environ 180 million de francs (ce qui correspond à peu près à 42  800  000 euros). Propriétaire de plusieurs résidences et de nombreuses œuvres, la question de son testament posa quelques conflits opposant les fondations que Noureev avait créées et la famille d’une de ses sœurs. Selon son testament, presque l’ensemble des objets contenus dans l’appartement qu’il possédait au sein du Dakota Building devait être vendu lors d’une vente Christie’s le 12 (Nureyev Christie’s Thursday January 12 and Feb 13, 1995, New York) et 13 janvier 1995 (London Monday 20 November and Tuesday 21 November 1995. s.l. : White brothers, 1995). Une partie de sa fortune fut également destinée à la création de fonds pour subvenir à la formation de danseurs et danseuses ainsi qu’un autre dédié à la protection médicale de ces derniers et dernières. 
Le catalogue de la maison de vente Christie's des 12 et 13 janvier montre une collection diverse dont une partie provient du continent asiatique. Sur les 490 lots, 31 sont asiatiques, soit un pourcentage de 6,33. L'ensemble de ces lots ont amassé la somme de 99 880 $, tandis que la vente globale de ces deux jours a récolté 7 945 910 dollars américains. Néanmoins, la valeur des pièces est plus fondée sur la notoriété de leur propriétaire que sur leur valeur intrinsèque. Certaines pièces, abîmées par l’usage que leur illustre propriétaire en faisait, auraient atteint un prix bien moindre si ce n’était par leur appartenance à la collection du danseur. 
Une deuxième vente eut lieu les 20 et 21 novembre de la même année où furent proposés à la vente au moins 98 lots asiatiques. Actuellement, sont conservées au Centre National du Costume de Scène (CNCS) de Moulins-sur-Allier 38 objets asiatiques dont le pays d’origine est plus ou moins connu. Une autre partie d’objets et de documents personnels lui ayant appartenu figure au sein des collections du Centre National de la Danse à Pantin.

En étudiant l’ensemble de ce corpus composé des deux ventes et des collections du CNCS issues des propriétés de la Fondation Rudolf Noureev, nous pouvons constater que la grande majorité des œuvres collectionnées par le danseur sont des œuvres de faible valeur historique, pour la plupart provenant du XXe ou du XIXe siècle. La répartition géographique est assez étendue, allant de l’Indonésie au Turkménistan. La plupart des œuvres collectionnées sont des textiles, ce qui correspond au ton général de sa collection entière où figurent également une grande part de kilim, des tapis turcs. La vente du 20 et 21 novembre 1995 renforce l'appétence de Noureev pour les textiles, 55 lots de vêtements, tissus et tapis s’ajoutant aux 24 éléments du corpus de la vente précédente. Le nombre d'estampes augmente lui aussi significativement. De cette vente provient l'estampe d’Utagawa Kunisada  歌川 国貞 (1786-1865) aujourd’hui conservée au CNCS sous le numéro RN.2008.28 mais aussi celles d’autres artistes tels que Toyohara Kunichika 豊原 国周 (1835-1900) dont une pièce signée : Hada kurabe hana no shoubuyu (Comparaison de la chair lors d’un bain à l’iris) 肌比べ花の菖蒲湯 (traduction : Comparaison de la chair lors d’un bain à l’iris. Ce bain à l’iris est généralement pris lors de la Fête des enfants 子供の日, aussi connue sous le nom de Tengo no sekku 端午の節句 au Japon qui a lieu le 5 mai chaque année).
Au CNCS, figurent principalement des vêtements et costumes. Ainsi, l’entièreté des pièces chinoises sont des robes masculines ou féminines à motif de dragon, à l’exception d’un costume d’opéra chinois appelé kao 靠 signifiant un costume d’armure pour la scène (INV : RN.2008.280 au CNCS). Pour les robes, l’amalgame de motifs réservés auparavant à l’empereur avec des coupes de la dynastie Qing 清 et l’absence de motifs symboliques en fait des hybrides du XXe siècle quelque peu étranges mais qui ne sont pas signifiants pour des yeux étrangers non initiés. Le Japon n’est pas en reste de textiles, Noureev possédant de nombreux kimono 着物, kesa 袈裟 et obi 帯 mais aussi un ensemble constitué d’un kamishimo 裃 et d’un hakama 袴. Quelques oeuvres d’Asie centrale sont présentes dans son vestiaire : une coiffe de mariage turkmène, un caftan et un duppi дўппи / тоқӣ ainsi que de nombreux ouvrages de métallurgie.  Fait intéressant du point de vue de ses carrières multiples, Noureev possédait également quelques instruments, dont au moins trois provenaient du continent asiatique : une percussion probablement coréenne en bois de Keyaki 느티나무/ 欅, un Yueqin 月琴 chinois et un sarangi  सारंगी.  De la sphère indienne proviennent aussi de nombreux rumal रूमाल . 

Des photographies (les photographies sont disponibles sur Internet, mais pour des raisons de droits d’auteur nous n'avons pas pu les insérer dans le développement du texte) du danseur dans sa résidence du 23, quai Voltaire à Paris prises par Lord Snowdon (1930-2017) montre l'opulence du décor dans lequel il évoluait. L'une d'entre elles est utilisée pour illustrer la couverture du catalogue de vente Christie's des 20 et 21 novembre 1995, étant bien représentatives de l'image que souhaitait créer Noureev et le cadre éclectique dans lequel il déambulait. L’ensemble de l'organisation et du décor de la résidence parisienne a été pensé par Renzo Mongiardino (1916-1998) à la demande de l’artiste. En effet, plus que des objets de décorations, les œuvres de la collection de Noureev semblent vouloir constituer un décor grandiose dont l’objectif serait de recréer dans un espace ce que le danseur pouvait connaître lorsqu’il s’exprimait devant le décor de scène. Ici, le personnage de Noureev est entièrement immergé dans le décor qui l’entoure. Sur les mêmes photographies, datées de 1986, les éléments asiatiques se situent au plus près de lui : sur sa peau, devenant le costume de la mise en scène dont il fait preuve. Rudolf Noureev considère ses vêtements asiatiques comme des vêtements d’apparat. D’une part, par leur aspect exotique qui leur confère immédiatement une présence atypique, d’autre part par l’aspect extravagant qu’ils peuvent revêtir du fait de leurs couleurs chatoyantes et motifs proéminent dans un monde occidental où la tendance des vêtements masculins repose sur des tons sombres et sobres. En portant les vêtements qu'il collectionne, Rudolf Noureev conserve la fonction première des objets. Le statut de certains des ikat ou des robes chinoises qu’il possède fluctue entre deux états : celui d’objet utilitaire et celui d'objet de collection. 

L’art asiatique ne semble pas être le reflet d’un goût prononcé pour cette aire géographique mais serait peut-être plutôt le résultat d’une tendance de collectionnisme de l’époque ou le fruit de ses voyages. Car, en effet, Noureev achetait des spécimens généralement au fil de ses excursions. Martine Kahane, directrice du CNCS, rapporte : 

« Il était bien connu des antiquaires du Carré Rive Gauche qui savaient ses promenades nocturnes après les spectacles au cours desquelles il repérait ce qu’il achèterait le lendemain. Tous ses achats étaient des cadeaux qu’il se faisait à lui-même. “from me to me” disait-il. » (KAHANE Martine, BLUM Claude, Collection Noureev, Lyon : Fage Éditions, 128 p., 2013. p. 13).

Elle déclare aussi qu’il avait l’habitude d'acheter lors de ses différentes tournées et emploi à l’étranger qui favorisaient des voyages à Genève, Istanbul, les îles grecques ou New-York par exemple. Il pouvait se procurer aussi bien chez les antiquaires parisiens que dans les bazars. 

Michel Canesi, ami et médecin de Noureev, confirme ces faits : 

« Dans toutes ses maisons, Rudolf reconstituait une tente de nomade, surchargée de trésors. En tournée, alors qu’il passait son temps dans les théâtres , il m’envoyait faire le tour des antiquaires. Je discutais les prix, faisais mettre des objets de côté. Le plus souvent, il achetait exactement le contraire de ce que je lui conseillais, s’inquiétant pourtant de savoir s’il avait aussi mauvais goût qu’il l'entendait dire partout. » FRETARD Dominique, “Les dédales de la succession Noureev”, Le Monde, 11 janvier 1995.

Dans une volonté d'autopromotion, Noureev fait de son appartement une vitrine de son goût éclectique qui ne passe pas inaperçu chez ses contemporains. Devenu une sorte d’icône, Noureev côtoyait les grands de ce monde, que ce soit d’autres artistes tels Yves Saint-Laurent (1936-2008) ou Maria Callas (1923-1977), ou des figures importantes liées au monde politique comme Jacqueline Kennedy (1929-1994). De ce fait, il a fallu montrer sa capacité à les égaler dans plusieurs domaines, c’est-à-dire son travail et sa collection. Entouré de grandes personnalités publiques, Noureev s’inspire de l’ampleur des collections de ses contemporains pour former la sienne.  La collection personnelle de Noureev est plus le résultat d’un achat conscient que l’amas de présents reçus par son entourage.

Kahane résume la situation par ces mots : 

«De façon compulsive, Rudolf Noureev avait rassemblé des textiles divers au cours de ses voyages autour du monde, tentures rapportées de Turquie, kimonos anciens ou modernes du Japon, châles de cachemire, tissus anciens brodés et damassés, simples métrages… L’affaire était vite conclue, sans idée directrice, sans exigence de provenance ou de datation, pour le soyeux, la couleur, l’impression, le brillant, sitôt repérés, sitôt achetés. Certains recouvriront banquettes ou canapés, ils sont parfois transformés en coussins, d'autres seront portés à l’occasion de fêtes, d’autres encore ne seront jamais déballés et paquets et rouleaux seront trouvés, après la mort de Rudolf, toujours clos dans leur emballage d’origine. » (KAHANE Martine, BLUM Claude, Collection Noureev, CNCS, 128 p., 2013. p. 14)

Si Rudolf Khametovitch Noureev possède dans sa collection une grande part d’objets asiatiques, sa partenaire, Dame Margot Fonteyn, ne reste pas dans l’ombre de celle du danseur. Le 12 décembre 2000 prend place une vente de sa collection personnelle organisée par Christie's à Londres. Tout comme son protégé, elle possède de nombreux costumes qu’elle portait lors de représentations, mais également quelques pièces du continent oriental. Néanmoins, la typologie de ces derniers diffère de ceux de Noureev.  En effet, bien qu’elle ait pu acheter quelques pièces, plusieurs semblent être des cadeaux. Ainsi, le lot 50 constitué de plusieurs objets, présentait un haricot auspicieux, décrit comme “lucky bean” (peut-être un xiāngsī dòu 相思豆), accompagné de dix animaux miniatures en ivoire et surtout une enveloppe contenant le mot : For Dame Margot Fonteyn, From Gloria Lim 920 Mount Elizabeth, S'pore 9, était également ajouté un mot de son frère : This was sent to me by Margaret Robinson - Glasgow in a letter explaining that it was a 'lucky' bean for you given to her by a teacher in Singapore, love Felix. La famille de Fonteyn eut un contact direct avec l’Asie, ayant résidé à Tianjin 天津, Hong-kong 香港 et Shanghai上海 de 1927 à 1933 car le père travaillait pour la British American Tobacco Company en Chine (Historical photographs of China - Université de Bristol). Mais il ne semble pas qu’elle ait conservé des objets  de cette période. 

L’un des deux objets objets clairement identifiés comme provenant de Chine est plus un cadeau qu’un objet souvenir de cette époque. Il s’agit d’un panneau de satin du XIXe siècle avec des vœux de longévité  (par l’écriture de 寿 shòu 100 fois) sur laquelle une plaque est gravée avec l’inscription : One Hundred Characters Of Longevity, To Wish Many Happy Returns To Dame Margot, From Mr. & Mrs. C.Y. Tung, May 23, 1979. Les propriétaires sont clairement identifiables : il s’agit de Tung Chao-yung 董兆荣 (1912-1982), aussi connu sous le nom de Tung Hao-yun 董浩云, et de sa femme. Tung était un armateur à la tête d’une flotte considérable, agissant à l’échelle mondiale (Ecole Polytechnique de Hong-Kong - page About CY TUNG). Les différents présents que reçoit Fonteyn montre l’étendu de ses contacts et son appartenance aux hautes sphères au niveau international, la nationalité asiatique de certains des leurs donnant lieu à des cadeaux provenant de cette aire géographique. En comparaison avec la collection de son partenaire, celle de Fonteyn semble être le reflet de ses relations avec le monde. Composée de plus d’objets ornementaux (notamment des bijoux), on y retrouve également un petit nombre de bleus et blancs qinghua 青花, plusieurs kimono 着物 et quelques gravures et bannières. Une coiffe de danseuses d’Asie du sud-est (le catalogue Christie's la définit comme une coiffe balinaise de danse wayang wong) et une unique estampe complètent la diversité de la collection. 

Noureev, et sa partenaire de Londres, ne sont pas des cas récurrents dans le monde de la danse classique. La grandeur de leurs collections asiatiques, sans compter l’ensemble de la collection totale présentant parfois des chefs-d’œuvres, ne sont possible que grâce à une fortune considérable et donc un haut statut dans les opéras et théâtres le plus réputés. Néanmoins, ceci montre que le goût pour l’art asiatique des périodes étudiées par le programme Collectionneurs, collecteurs et marchands d'art asiatique se prolonge tout au long du XXe siècle jusqu’à atteindre le monde de l'opéra. Les collections de Noureev et de Fonteyn proposent une qualité d'objets moindre comparée à celle des objets de collectionneurs tels que Cernuschi, pour citer un éminent exemple. Mais l'observation des collections du couple de ballet est la preuve que même des œuvres de moindre valeurs peuvent également faire l’objet de collection et s'immiscer dans la vie quotidienne des deux artistes.