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Panneau de carreaux inscrits à lustre métallique (Victoria and Albert museum) illustrant l'en-tête de l'article

Des réserves aux salles, les carreaux kâshi dans les expositions d'art islamique en France sur ces quinze dernières années

26/01/2024 Medieval Kāshi Online

Art persan, oriental, extra-occidental, islamique : subtilités d'une classification

L'importance des expositions, à la fois comme moments de synthèse scientifique et de dissémination des connaissances auprès d'un vaste public, a certainement marqué la trajectoire de ce que nous appelons aujourd'hui les « arts de l'Islam ». En France, on retrace souvent l'origine de cette trajectoire jusqu'en 1893, lorsque se tint à Paris la première « exposition générale d'art musulman ». Ne pouvant pas détailler ici un historique complet des terminologies scientifiques du champ, il suffira de rappeler, en reprenant les mots de Sarah Piram, qu'à une définition purement religieuse vinrent bientôt s'ajouter des catégories renvoyant plutôt à une composante « ethnique et raciale » : art arabe et, pour le cas des carreaux kâshi, art persan.

Dans la deuxième moitié du XXe siècle une nouvelle dénomination s'impose, sur l'exemple du monde anglo-saxon : celle d'art islamique. En France, l'appréciation de la pluralité culturelle, matérielle, technique cachée derrière l'expression « monde islamique » portera dès 1971 à la consécration de la définition d'arts (au pluriel) de l'Islam, qui demeure aujourd'hui la plus largement acceptée. Cette fois aussi, une exposition atteste de sa consécration : Arts de l’Islam : des origines à 1700, dans les collections publiques françaises (Paris, 1971), et une autre de sa fortune confirmée : Les arts de l’Islam : un passé pour un présent (dix-huit villes françaises, 2021), en passant par la création du Département des arts de l'Islam au Musée du Louvre en 2003, aboutissement d’un long chemin depuis la section « arts islamiques » ouverte en 1893 au Département des objets d’art

Souvent associés à un « art persan », quelle place a-t-elle été accordée aux carreaux kâshi au sein des « arts de l'Islam » dans les expositions françaises ? Il s’agit ici de donner un bref panorama de trois moments clés de l’historiographie récente.

Un début « technique » : Reflets d'or (2008)

Organisée par le musée de Cluny-Musée national du Moyen Âge avec la participation exceptionnelle du musée du Louvre, cette exposition marquait l’aboutissement d’une recherche lancée en 2004 avec le C2RMF (Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France). Se donnant pour ambition de montrer l’évolution d’une technique et d’une production artistique tout à fait spécifique, la céramique à décor de lustre métallique, cette exposition priorisait les données matérielles et techniques sur l'histoire culturelle. Cela a néanmoins permis à Delphine Miroudot (co-commissaire du projet avec Xavier Dectot et Sophie Makariou) d'établir des rapprochements iconographiques et typologiques parmi les carreaux de revêtement architecturaux, au sein d'un catalogue qui fournit un état des lieux synthétique des monuments d'origine en les replaçant dans un milieu chiite.

Place aux collectionneurs : Islamophilies (2011) et Le goût de l'Orient (2013)

Autour de la ré-ouverture du Département des arts de l'Islam du Musée du Louvre (en 2012), une certaine vivacité scientifique investit le domaine de l'histoire des collections, en mettant à l'honneur les premiers collectionneurs d'arts de l'Islam. Lors des expositions Islamophilies (portée par Rémy Labrusse et Salima Hellal, 2011) et Le goût de l'Orient (portée par Aurélie Bosc et Mireille Jacotin, 2013), les milieux savants, marchands et collectionneurs lyonnais et provençal sont interrogés. Les carreaux kâshi n'y occupent qu'une place limitée : dans le cas d'Islamophilies, un seul carreau est photographié et reproduit dans le catalogue, bien que d'autres apparaissent dans des photographies d'époque (datant de la première décennie du XXe siècle) illustrant les premières collections municipales lyonnaises. Le cas du Goût de l'Orient diffère, s'agissant d'une exposition plus directement issue des collections marseillaises et aixoises : deux carreaux kâshi (dont le GL 1402 du Musée Grobet-Labadié, présent dans cette base) font l'objet de fiches dédiées. Mireille Jacotin et Yves Porter poussent ainsi l'analyse au-delà d'une étude d'objets d'art, en posant d'un côté la question de l'histoire des ensembles décoratifs d'origine et de l'arrivée des pièces sur le marché artistique européen ; de l'autre, celle du rôle des Mongols dans le patronage et la conception de tels décors.

Entre inspiration et création : L'Orient inattendu. Du Rhin à l'Indus (2021-2022)

Plutôt orientée vers l'histoire des objets, et reliant de manière très efficace microhistoire, histoire régionale et transnationale, l'exposition L'Orient inattendu (Strasbourg, 2021-2022) tire son origine d'un projet de recherche de Nourane Ben Azzouna, co-commissaire avec Claude Lorentz et la collaboration de Léandra Panozzo. L'histoire du corpus de kâshi strasbourgeois remonte aux origines du Musée des arts décoratifs de la ville jusqu'au Hohenlohe Museum, inauguré en 1887 lorsque Strasbourg était la capitale d'une Alsace-Lorraine allemande depuis 1871. Dans un contexte marqué par le nationalisme allemand, l'idée de fonder un musée d'arts appliqués avait germé en 1885, afin de revitaliser et développer l'artisanat d'art à l'échelle régionale. Pour ce faire, le musée s'inspira d'un « mouvement muséal à visée encyclopédique dont la vocation était essentiellement d'offrir à la contemplation et à l'étude des objets décoratifs de toutes provenances et de toutes natures » (Ben Azzouna 2021, p. 119). Parmi ces typologies et ces provenances se glissent ainsi les carreaux ilkhanides lustrés, notamment grâce à un achat d'envergure auprès de l'antiquaire Pickert de Nuremberg en 1887, et du Musée d'arts décoratifs de Hambourg en 1889 et 1890. Malgré un processus de sélection des œuvres du Hohenlohe Museum entamé en 1907, qui portera à la vente d'une partie des collections en s'appuyant sur les notions d'originalité et unicité des objets d'art, l'esprit encyclopédique et artistiquement « omnivore » imprègne toujours les collections du MAD de Strasbourg. On peut ainsi imaginer que les motifs iconographiques des carreaux kâshi jouèrent un rôle tout particulier dans le choix des achats, car ils étaient susceptibles d'inspirer l'industrie du textile et des tapis, à laquelle s'adressait un volet conséquent des collections en voie de constitution.

Cet aperçu, quoique bref, nous suggère néanmoins quelques pistes de réflexion. L'exposition L'Orient inattendu a permis d'apprécier le potentiel heuristique d’une collection envisagée au-delà de ses qualités esthétiques et matérielles, en considérant ainsi les carreaux kâshi non uniquement comme des objets d’art. De même, le prisme de l’histoire des collectionneurs de ces objets ne suffit plus et il importe de restituer à ces fragments de décors architecturaux toute la profondeur historique, parfois politiquement complexe, qui est la leur. Cela commence - et a déjà commencé - par une réévaluation de leur classification au sein des collections. Comme nous avons pu le constater lors de notre enquête dans les collections publiques françaises, la mention d'art islamique n'est que très rarement associée aux carreaux kâshi et, lorsqu'elle l'est, elle accompagne une classification au sein des objets d'art. Plus souvent, les mentions d'arts décoratifs et céramique sont les deux seules catégories employées, ce qui rend très difficile le repérage de ces objets dans le cadre d'une enquête « arts de l'Islam ». Il arrive également qu'une catégorisation ethno-géographique (« persan », « Perse ») soit employée.

Vues de l'exposition"L'Orient Inattendu" à la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbrourg 2022

Il sera ainsi utile de revenir aux collections, et surtout aux catégories interprétatives qui leur ont donné une forme souvent inchangée aujourd'hui : les questionnements qui surgissent au fil des programmes de recherche tels que « Medieval Kâshi » peuvent justement permettre d'emprunter ce chemin. Il sera tout autant nécessaire de remonter davantage, et apprécier la dimension d'ensemble (architectural) qui a motivé la production de ces décors, comme les recherches de Maryam Kolbadinejad et Anaïs Leone l'ont montré. Reconstituer programmes et ensembles d'origine - dont le démantèlement a alimenté le marché de l'art et le collectionnisme évoqués ci-dessus - pourra peut-être former l'ambition d'une prochaine exposition d'arts de l'Islam.