TASSET Jacques (FR)
Commentaire biographique
Bourguignon par sa mère, Élisa Euphrasie Maillet (1839-1888) et parisien par son père, l’artiste et graveur de médailles Paulin Tasset (1839-1921), Jacques Alphonse Tasset passe la première partie de sa vie à Paris, jusqu’en 1901, avant de se retirer comme « homme de lettres » à Molosmes puis à Tonnerre, respectivement lieux de décès et de naissance de sa mère.
La période parisienne est marquée par l’engagement non seulement dans les milieux scientifiques ethnographiques et orientalistes, mais aussi dans les cercles artistiques et spirituels parisiens. Jacques Tasset obtient son baccalauréat ès lettres au Collège Sainte-Barbe le 24 mai 1889. C’est là qu’il se lie d’amitié avec Émile Bernard (1868-1941), qui deviendra l’un des représentants du groupe de Pont Aven (Laporte M., 2021). En 1890, Bernard a peint le seul portrait que l’on connaisse de Tasset, hormis une photographie (illustrant la présente notice) découverte récemment par Martine Laporte. Le tableau, dédicacé à Tasset, a été acquis lors d’une vente aux enchères pour 26 880 euros.
Jacques Tasset s’inscrit ensuite à la faculté de droit de novembre 1889 à mai 1891 et passe son dernier examen en juillet de cette même année (AN, AJ16/21/87). À la même rentrée d’automne 1889, Jacques Tasset s’est parallèlement inscrit à l’École des langues orientales dans le cours de japonais (AN, 62/AJ/23), pour lequel Motoyoshi Saizau (元吉清蔵) (1866-1895), rédacteur de la Revue bouddhique du Japon et promoteur du bouddhisme jōdo shinshū en France (Saizau M., 1891 et Tasset J., 1894b), officiait comme répétiteur. Là Tasset obtient le titre d’élève diplômé en 1893. Simultanément, il s’est inscrit à l’École pratique des hautes études (EPHE) où il suit les conférences de chinois, puis de religions de l’Extrême-Orient et de l’Amérique indienne, jusqu’en 1894 (AN, 20190568212). Son parcours orientaliste se fait entièrement sous la direction du professeur Léon de Rosny (1837-1914), qui avait initié les études de japonais en France en 1863. Dans le cadre du cours de Rosny sur l’« histoire des origines du Taoïsme » en 1892, Tasset présente un mémoire sur les idées religieuses de la secte des Taïping (太平道) (Annuaire de l’École pratique des hautes études, année 1892-1893). Jacques Tasset rejoint comme membre actif dès le début de ses études à l’École des langues orientales les différents groupes réunis autour de Rosny dans diverses sociétés savantes et notamment, à la Société d’ethnographie, le comité sinico-japonais en 1889 et le comité des religions comparées, en 1892 l’École du bouddhisme éclectique (son nom figure ainsi parmi les signataires de Lawton F. et al., 1892), enfin en 1896 l’Alliance scientifique universelle. La rencontre de Jacques Tasset avec Léon de Rosny s’est sans doute faite dans le cadre familial, car Paulin Tasset était de longue date en contact avec Léon de Rosny au sein de la Société d’ethnographie de Paris que ce dernier avait fondée en 1859 (alors Société d’ethnographie d’Amérique et orientale devenue Société d’ethnographie en 1864). Paulin Tasset gérait depuis 1885 la bibliothèque de la Société, sise non loin de chez lui au 28 rue Mazarine. En outre, le père de Jacques Tasset était membre du Comité sinico-japonais de l’Alliance scientifique universelle depuis 1884, association fondée elle aussi par Rosny. Enfin, l’on retrouve le nom de Paulin Tasset en 1898 dans les registres de l’EPHE, puisque c’est lui qui est inscrit cette année-là au cours de Léon de Rosny sur les religions d’Extrême-Orient. Parallèlement à ses études de chinois et de japonais, Tasset a appris le sanskrit (AN, F/17/3008), soit auprès de Sylvain Lévi (1863-1935) à l’EPHE qui avait repris l’enseignement d’Abel Bergaigne (1838-1888) en 1884, soit en suivant les cours de Philippe-Édouard Foucaux (1811-1894), que ce dernier donnait au Collège de France depuis 1858.
Sans que l’on sache si sa fréquentation des milieux artistiques ou son parcours en études asiatiques l’y a conduit, Jacques Tasset devient membre de la Société théosophique en 1891. Les journalistes et l’opinion publique de l’époque assimilaient les théosophes, dont le siège social était depuis 1879 établi à Adyar (en périphérie de Madras, aujourd’hui Chennai) en Inde, au « néo-bouddhisme » en Europe et même à la vogue de « bouddhisme parisien » qui naissait alors (Thévoz S., 2017). La presse se fait l’écho de ce qu’elle appelle la « conversion au bouddhisme » (Le Rappel, 17 juin 1891) de Jacques Tasset : « Jusqu’ici nos néo-bouddhistes parisiens s’en étaient tenus à la philosophie de la religion. […] M. Jacques Tasset, le fils du célèbre graveur en médailles, et l’un des disciples passionnés de M. Léon de Rosny, vient de se déclarer carrément bouddhiste pratiquant. Chaque soir il fera son examen de conscience ; il ne se nourrira que de légumes, filtrera soigneusement son eau de boisson pour éviter d’avaler de la chair sous forme de microbes, etc, etc. […] La Tour d’Auvergne fut le premier grenadier de la France ; M. Jacques Tasset en sera le premier bonze. C’est toujours ça ! » (« Un futur prêtre bouddhiste », Le Petit Moniteur universel, 16 juin 1891). En juillet 1892, Tasset se rend à la deuxième convention européenne annuelle de la Société théosophique à Londres en tant que membre de la délégation française (The Theosophist, vol. 13, no 12, septembre 1892, p. xciv). Dans le même temps, il assiste aux côtés de Léon de Rosny au neuvième Congrès des orientalistes qui se tient également à Londres en septembre de cette même année (AN, F/17/3008).
C’est à cette période qu’il rencontre le peintre suédois Ivan Aguéli (1869-1917), venu à Paris pour étudier sous la direction d’Émile Bernard. Bernard et Tasset, peut-être à l’origine du pseudonyme du peintre (Aguéli s’appelle de son vrai nom Moberg), ou de son interprétation cryptique (Aguéli pour Aulus Gelius), introduisent ce dernier dans la loge Ananta de la Société théosophique de Paris (Wessel V., 2021, p. 20, d’après les souvenirs de Tasset confiés oralement en 1939 à Axel Gauffin, 1877-1964). On ne peut que supposer les conversations échangées entre peintres d’avant-garde à la recherche de formes artistiques et spirituelles nouvelles et l’étudiant en études asiatiques, qui consacre au même moment deux articles au japonisme (Tasset J., 1891a et 1894a). Saluant Samuel Bing (1838-1905), Roger Marx (1859-1913) et la publication de la revue Le Japon artistique (1881-1891), il se fait l’apologue des appels de l’Orient : « le mouvement contemporain en faveur de l’introduction en Europe des inspirations fécondes du génie oriental n’est pas, ainsi qu’on a pu l’avancer légèrement, une mode. C’est la continuation d’une tradition, dont la durée se nombre par siècles, et qui commence à devenir fructueuse maintenant. […] Signaler l’introduction de l’art oriental en Europe, c’est annoncer que l’esprit d’une autre race pénètre dans nos contrées. L’Orient nous envahit ; pacifique, il nous conquiert autant que nous l’avons conquis formidable dans le grondement de nos canons. Nous n’en voulions que des denrées, et c’est une âme que nous recevons. […] Les chefs-d’œuvre du Japon et de la Chine ne peuvent nous faire oublier ceux du Moyen âge et de la Grèce. L’introduction de la doctrine bouddhique en Europe ne nous fera pas méconnaître ni les beaux enseignements de la culture payenne (sic), ni tout ce que nous devons au christianisme. » (Tasset J., 1894a, p. 70)
Tasset n’a publié aucun livre, mais prend rapidement des charges éditoriales en tant que secrétaire du Comité sinico-japonais. Il crée en outre en 1891 la revue Le Lotus : recueil pour servir à l’étude de la science des religions comparées, publié sous les auspices de la société d’ethnographie (section des Religions comparées) qui paraît jusqu’à son départ pour l’Asie en 1894 et dans laquelle il signe le premier article : « Le Christ et le Bouddha » (Tasset J., 1891e). Il publie en outre des comptes rendus critiques de conférences et de petits articles dans lesquels il exprime ses idées. Ainsi en 1890, dans le premier article signé de son nom, il commente une conférence de Philippe-Édouard Foucaux sur le nirvāna et prend acte du changement de perception du bouddhisme en France : « Nous regrettons, pour l’intelligence de la doctrine bouddhique et pour l’acquisition du contingent d’idées qu’elle apporte à la pensée universelle, l’interprétation désespérante, et il est permis de dire maintenant erronée, qui pendant longtemps resta attachée à cette sublime conception du Nirvâna et qui ne semble pas encore entièrement oubliée » : il condamne ainsi la conception pessimiste et nihiliste héritée d’Eugène Burnouf (1801-1852) et de Jules Barthélemy-Saint-Hilaire (1805-1895) du nirvāna comme « néant » et affirme, d’après la lecture de Foucaux du Milinda Pañha attribué à Nāgasena : « Le Nirvâna est la cessation du devenir » et non « cessation de l’être ». À la question de Foucaux qui se demande pourquoi il existe des bouddhistes à Paris, Tasset répond, dans la lignée de Rosny, que précisément « c’est pourquoi les Français incrédules acceptent en ce jour naissant le nouveau guide qui leur vient d’Orient, le guide qu’ils rencontrent dans l’étude de la doctrine rayonnante de Çâkya-Mouni. » (Tasset J., 1890, p. 28). En 1891, il souligne à nouveau combien « la loi de bonté et d’apaisement qui est le fond de la doctrine bouddhique, répond justement aux sentiments de compassion et de douleur exprimés dans maint ouvrage de notre littérature contemporaine » (Tasset J., 1891d, p. 84).
Ses contributions portent parfois sur des sujets inattendus : il salue ainsi la loi sur l’abolition des « courses de chevaux et pari mutuel », argumentant que « l’Ethnographie montre que tout gain sans travail est ruineux par la conscience des peuples » (Tasset J., 1891c, p. 57). La plupart de ses écrits appuient toutefois la pensée et le projet de Léon de Rosny dont la « méthode conscientielle » et le « bouddhisme éclectique » sont les développements les plus spéculatifs : après l’individualisme et l’attitude analytique du XIXe siècle, le siècle à venir se placera sous le signe « aussi infaillible que la venue de l’été dans nos climats quand le soleil remonte vers le tropique du Cancer » de la synthèse, car en politique, en science, en art, « en religion et en philosophie enfin, l’accueil fait au bouddhisme et la prédilection des esprits pour le christianisme à tendance panthéiste […] permet d’avancer avec assurance, que l’avenir préférera une sorte de monisme plus ou moins panthéistique et un dieu dont on ne se hâtera pas de préciser les attributs, aux atomes et aux monades qui forment le point de départ de nos écoles matérialistes et spiritualistes encore en vigueur, ainsi qu’au dieu anthropomorphisé qui ressemble trop à une déification de l’individu » (Tasset J., 1891b, p. 86).
À la Société théosophique, Tasset s’est illustré en janvier 1894 par son discours d’ouverture à la séance où était convié Toki Horyu (1854-1923) (Le Lotus bleu, 1894, p. 324), prêtre shingon de passage en France à l’issue du Parlement mondial des religions de Chicago de 1893 et qui célébra un rituel bouddhique au musée Guimet en novembre 1893 (Boussemart A., 2002). Tasset traduit en outre le discours de Toki Horyu (Tasset J., 1894c). Une autre rencontre d’importance à la loge Ananta est celle d’Alexandra David, future Alexandra David-Neel (1868-1969), avec qui il entretiendra une relation épistolaire jusqu’au début de la Première Guerre mondiale au moins (Archives de la MADN). C’est certainement Tasset qui recommande Alexandra David-Neel auprès de Léon de Rosny et l’enjoint à s’inscrire aux cours de l’École des langues orientales et de l’EPHE, voire à suivre au Collège de France ceux de Philippe-Édouard Foucaux, qu’il fréquentait au sein du comité rédactionnel de la Société sinico-japonaise. Il semble enfin que Tasset et David-Neel aient rencontré Hong Jong-u (1850-1913), le premier lettré coréen venu à Paris, de décembre 1890 à juillet 1893, soit au musée Guimet, dans la bibliothèque duquel ils se rendaient fréquemment, soit à la Société théosophique (sur cette rencontre et sur Hong, voir Thévoz S., 2019, p. 41-42). Hong participa, au même titre que d’autres lettrés asiatiques venant d’Inde, d’Indochine, de Chine et du Japon, au programme de traductions de textes d’Asie qu’Émile Guimet (1836-1918) avait associé à la vie de son musée.
Autant que pour David-Neel qui envisagea de rejoindre le lettré coréen dans son pays (Myrial A., 1903), la rencontre avec Hong a été déterminante pour Tasset. Le 2 juin 1893, Tasset adresse une demande de mission au ministère de l’Instruction publique pour « étudier la Corée au point de vue ethnographique, linguistique et de tout ce qui se rattache à sa civilisation ». Il motive ainsi sa demande : « Une circonstance exceptionnelle me presse maintenant de solliciter cette mission en Corée. Des relations d’amitié, nouées avec l’unique lettré coréen venu jusqu’à présent en Europe, me font espérer de faciliter grandement mon introduction dans le milieu littéraire coréen, si je fais coïncider mon départ avec le retour prochain de ce Coréen dans sa patrie. Ma tâche, après mon introduction parmi les indigènes, serait de m’initier aussi complètement que possible à la langue, aux idées, aux connaissances, en un mot à la vie civilisée des Coréens, dans ce qu’elle a de plus remarquable et de plus propre à intéresser le monde intellectuel et savant de l’Europe. Un séjour de trois années semble nécessaire pour pousser assez loin cette entreprise. » (AN, F/17/3008) Émile Guimet ajoute un mot de recommandation à la demande de Tasset qui partira le 15 février de Toulon pour Saigon d’où il rejoindra Séoul, puis le Japon où il séjourne notamment à Kobé et à Nagazaki, d’où il serait rentré par l’Amérique du Nord (Bernard M.-A., 1927). On sait en outre que Louis-Édouard Bureau (1830-1918), du muséum d’histoire naturelle, a pris contact avec Tasset au sujet de collectes botaniques, mais il semblerait que Tasset n’a pas contribué aux collections du Muséum. Il a cependant ramené des grains, en particulier de haricots, encore cultivés après lui par la famille sous le nom de "yache".
À son retour, Rosny crédite Tasset d’avoir « apporté à [sa] conférence un concours très précieux pour l’interprétation des termes sacrés usités dans les anciens livres sacrés de la Chine et du Japon » (Annuaire de l’École pratique des hautes études, 1896). En 1897, il s’inscrit à nouveau à l’EPHE pour une année dans le cours de Léon de Rosny ; sur sa fiche d’inscription, signée du 18 avril 1898, Tasset se targue de « quelques mémoires dans les publications de la Société d’ethnographie » et d’un « séjour de trois années en mission en Extrême-Orient » (AN, 20190568214). Tasset a de toute évidence poursuivi ses recherches en vue de rédiger une thèse (Annuaire de l’École pratique des hautes études, 1900) ; on ne connaît toutefois guère l’état d’avancement de son travail, ce dernier ayant sans doute été abandonné autour de 1900. En 1897, Tasset avait adressé, avec l’appui de Rosny, une nouvelle demande de mission au ministère de l’Instruction publique afin de se rendre au printemps de cette année au British Museum à Londres pour recopier des textes shinto anciens indisponibles en France. Rosny évoque le projet de Tasset d’effectuer un nouveau voyage, à ses frais, « dans l’Asie orientale » : si on ne possède pas de trace avérée de ce second voyage en Asie, il semble possible d’affirmer que Tasset ait par son projet de thèse cherché à contribuer à trouver « la solution d’un des plus grands problèmes de l’ethnographie du monde asiatique », selon l’expression de Rosny dans sa lettre du 22 avril 1897 (AN, F/17/3008). Quel était ce problème ? On est en droit de supposer que la conférence de Tasset à la Société d’ethnographie à son retour de Londres sur l’origine japonaise de l’écriture coréenne et sur son antériorité sur les systèmes indo-européens, suivie d’une conférence sur le même sujet en 1904, la dernière qu’on lui connaisse dans les cercles savants de Rosny, constitue un élément de réponse important (Le Libéral, 16 mars 1897, L’Ordre de Paris, 16 mars 1897). Il s’agit d’une conférence sur le Yi king, résultat de recherches entreprises lors de son voyage de mission, où Tasset défend que le terme chinois yi (« devenir ») traduit le sanskrit de l'expression bouddhique samsāra et correspond dans la culture gréco-latine au mythe de Janus (La Dépêche coloniale, 9 mars 1904). D’autres contributions évoquent les doctrines philosophiques anciennes (Tasset J., 1898), le bouddhisme ésotérique en Asie (Tasset J., 1897) ou le tai-chi (La Souveraineté nationale, 4 avril 1897).
Dans le cadre de l’Alliance scientifique universelle, Tasset contribue à une réflexion sur la langue scientifique universelle (Tasset J., 1900). C’est à cette période que Tasset devient actif dans les cercles néo-latinisites autour d’Émile Lombard et de la revue Concordia (Le Rappel 21 mars 1899) et s'engage en faveur de la conservation des langues et des patois (Le Rappel, 26 décembre 1899). Cette inflexion vers la culture « classique » pour laquelle de nombreuses contributions de Tasset ont rappelé l’importance à ses yeux alors même qu’il s’intéressait aux cultures asiatiques, semble avoir durablement marqué la suite du parcours de vie de Jacques Tasset, puisque c’est le sujet du dernier article qu’on lui connaisse (Tasset J., 1927). Ainsi Michel-Ange Bernard, fils d’Émile Bernard, explique-t-il son retrait de Paris vers l’Yonne dans le portrait qu’il lui consacre en 1927, « Jacques Tasset, théosophe latiniste et provincial » :
« Il adhère d’abord à la théosophie, dans laquelle il croit trouver les bénéfices de la sagesse orientale, mais bientôt il se retourne sur le latin, réceptacle des traditions occidentales, et il se donne tout entier à l’étude de cette langue trop dédaignée. Laissant de côté l’Orient, dont la sagesse immobile l’avait séduit d’abord, il se tourne vers l’église catholique, dernière incarnation de la civilisation méditerranéenne. […] Retiré dans une petite ville de la Bourgogne, Jacques Tasset n’abandonna jamais la tâche qu’il avait entreprise. La solitude fut au contraire sa source féconde d’activité. Lisant et méditant beaucoup, s’intéressant à tous les mouvements de son siècle, il plie son érudition et son esprit aux besoins de ce dernier. Il vit actuellement dans la petite ville de Tonnerre où il semble, par son refus de tout voyage, avoir décidé de s’ancrer. Ce n’est pas en dévot qu’il la considère, mais en philologue et en admirateur de l’ordre social. Dès lors son activité prend une direction définitive ; et, conduit par l’esprit de généralisation, il cherche à rassembler les idées en des groupes synthétiques où se concilieront les aspirations humaines, tant présentes que séculaires. » (Bernard M.-A., 1927) Parlant de lui, Élémir Bourges aurait écrit à Émile Bernard : « Il a un esprit très XVIe siècle, symbolique, bizarre et subtil à la façon d’un Gérôme Cardan ou d’un pythagoricien calabrais. Il n’y a vraiment plus qu’en province qu’on a le temps de savoir quelque chose. » (Bernard M.-A., 1927).
Depuis 1901, Tasset vit en effet comme « homme de lettres » en Bourgogne, à Molosmes, où il se marie le 24 septembre 1904 avec Aline Fèvre (1858-1924), avant que le couple s’installe à Tonnerre (Archives municipales de Tonnerre, Acte de mariage ; Tasset G., 2021 et Laporte M., 2021, voir ces références pour plus de détails sur la fin de la vie de Tasset à Tonnerre). Comme beaucoup de ses contemporains attirés par l’Orient dans les années 1890, il s’en détourne au début du nouveau siècle. Il semble que Tasset ne se soit pas entièrement replié dans la solitude, non seulement parce qu’Émile Bernard lui rend souvent visite et s’installe lui aussi à Tonnerre, mais aussi parce qu’il va avec son épouse visiter Alexandra David-Neel et son mari à Tunis, sans doute en 1906 (Le Rappel, 13 mars 1906 et archives de la MADN). A son retour d'Asie, David-Neel note en outre dans son agenda s'être rendue à Tonnerre du 11 au 14 mai 1927, puis le 4 mai 1934. On sait peu de choses sur ses activités littéraires tardives. Tasset a co-fondé la Société artistique de Tonerre en 1938 après avoir publie probablement dans la presse locale, comme en témoigne un compte rendu en 1911 d’un livre d’Alexandra David-Neel (Tasset J., 1911) publié également dans une revue française en Angleterre (Tasset J., 1912). Deux lettres de Jacques Tasset conservées dans les archives de la Maison d’Alexandra David-Neel non seulement documentent rétrospectivement leur relation, vingt ans après leur rencontre à la Société théosophique, mais aussi donnent à lire leur perception de leurs trajectoires respectives. Ainsi Tasset, dans sa lettre du 24 février 1912 (l’autre date du 22 décembre 1914 et livre ses réflexions sur la guerre), revient-il sur ses années « bouddhistes » et sur la carrière orientaliste qu’il a abandonnée et que, de son côté, David-Neel poursuit :
« Je ne puis partager votre haine du catholicisme, auquel je dois la même justice qu’aux autres religions. Je m’aperçois qu’il est bien différent du tableau qu’on m’en avait fait. C’est la plus tolérante et la plus large des doctrines, la plus indulgente pour la sottise humaine, la plus exigeante pour l’âme douée et responsable. Mais le catholicisme est fort mal connu, les prêtres se trompent souvent, et doivent être rappelés à l’ordre. Quant aux profanes, ils ignorent la doctrine autant que le latin. Je suis tout à fait de votre avis quant à la pratique, elle est nécessaire. Il faut quinze ans d’école pour préparer un avoué, un professeur de 6e ou un curé de campagne. Croyez-vous qu’il faille moins de temps pour faire un bonze ou un brahmane ? J’ai renoncé à l’orientalisme pour cette raison. Je n’ai pas voulu recommencer au Japon les huit années d’études que j’avais dû faire au lycée avant d’accéder à la science : élémentaire. On ne peut commencer les études universitaires que lorsqu’on a reçu la formation mentale du gymnase. Un véritable maître oriental vous demandera, avant de vous instruire, si vous possédez la culture indienne de ses élèves : quels sont les çâstras [sic] que vous pouvez réciter et expliquer dans la langue originale ? Les orientaux écoutent avec curiosité une européenne. Nos étudiants feraient quelque succès à une chinoise qui viendrait leur enseigner, en russe, le droit roman ou la philosophie grecque. Seraient-ils convaincus ? Je n’ai aucune prétention de connaître ni le Hinayâna ni le Mahâyâna. Je ne préfère ni l’un ni l’autre. Je les laisse à ceux qui en ont fait l’étude de toute leur vie : aux bouddhistes de l’Asie. Mais je combats l’athéisme sous son déguisement oriental. Je défends mes concitoyens contre le poison qui a déjà fait tant de mal à la France. » (Archives de la MADN).
Dans quelques lettres à son mari inédites (Archives de la MADN), David-Neel commente ouvertement les lettres de « l’ineffable Tasset », que Philippe Néel a rencontré, se rappelle leurs années communes à la Société théosophique (Monastère de Lachen, lettre du 8 février 1915) et leurs discussions sur les causes de phénomènes paranormaux, comme celui du « pied leste » dont elle trouve au Tibet un équivalent sous la forme du rlung sgom (ou rkang gyogs, Rungpo [Sikkim], lettre du 13 février 1914). Elle dresse un portrait volontiers caustique de cet « enfant unique d’un père très aisé » qui « ne cessait de crier misère » (De-chen Ashram [Sikkim], lettre du 7 octobre 1915) et qui s’exprime en latin. C’est encore par une évocation en demi-teinte qu’elle commente le regard de Tasset sur la guerre : « Cet être extraordinaire parle de la grande débâcle annoncée par l’Iliade, le Mahabhārata et les Prophètes d’Israël. Il la voit dans la guerre actuelle. Sa lettre est un poème ! Bien qu’il soit un de mes très vieux amis, un compagnon de jeunesse et d’université je ne puis m’empêcher de le trouver loufoque au suprême degré » (lettre du 8 février 1915).
Comme par un effet de clair-obscur, cet échange donne à percevoir deux trajectoires qui se sont croisées de très près avant de diverger, malgré les liens de l’amitié, dans des directions opposées. La discrétion et la singularité d’un personnage comme Tasset ne doit toutefois pas faire oublier combien son parcours est instructif sur les multiples rapports sous lesquels ont été envisagées les relations en France avec l’Asie et en traduit les mutations historiques.
Constitution de la collection
Il est difficile de penser qu’un voyageur érudit et aisé comme Jacques Tasset n’ait rien ramené de son voyage en Asie. De fait, à son retour, la presse se fait écho de son voyage et de ses résultats matériels : « M. Tasset […] a rapporté de nombreux documents originaux sur les religions indigènes de la Chine, de la Corée et du Japon » (La Souveraineté nationale, 4 avril 1897, p. 1). L’on est donc en droit de supposer que la collecte a consisté essentiellement en manuscrits et en ouvrages faisant défaut aux collections françaises et européennes. En l’absence de tout fonds Tasset constitué, peut-être ce butin bibliophilique a-t-il rejoint la collection de Léon de Rosny. Il ne semble guère que Jacques Tasset ait laissé à sa famille de bibliothèque orientaliste, qui pourtant a dû exister et a certainement recelé des ouvrages d’intérêt. Le dossier de succession, retrouvé par Gérard Tasset dans les archives de la commune de Tonnerre, ne fait état que de son patrimoine immobilier, sans évoquer de collection d’objets asiatiques ni même d’aucune collection d’art (le portrait que lui a offert Émile Bernard était peut-être le seul tableau en sa possession). Dans la famille, interrogée par Martine Laporte, on signale à peine quelques vases japonais ou chinois transformés en pieds de lampe.
Néanmoins, l’on trouve une référence à des objets japonais offerts par Jacques Tasset à Alexandra David-Neel dans la correspondance de cette dernière à son mari. En date du 21 décembre 1928, demandant à son mari de lui envoyer à « Samten Dzong », sa maison de Digne-les-Bains nouvellement acquise, des objets restés en Afrique du Nord, David-Neel évoque ainsi « le petit Bouddha qui m’a, jadis, été envoyé par Tasset, quand il était au Japon. » Cette statuette d’un Amida debout (MADN, DN-150), visible sur de nombreuses photographies montrant David-Neel entourée d’objets asiatiques à différents stades de sa longue trajectoire (DN-23 autour de 1898 à Paris, DN-19 en 1901 à Tunis, DN-204 dans les années 1960 à Digne), est donc à ce jour le seul vestige avéré de la collection d’art asiatique constituée par Jacques Tasset lors de son unique et studieux voyage en Asie.
Tasset, dont l’héritage orientaliste a aujourd’hui été sévèrement effacé par le temps, n’avait certainement guère pressenti que ce cadeau envoyé du Japon le lierait au plus près et bien au-delà de son propre désintérêt pour l’Asie à la construction de l’image publique de sa « chère et bonne amie », qu’il a connue sous les noms et visages changeants d’Alexandra David, de Mitra, d’Alexandra Myrial et d’Alexandra David-Neel, figure si proche de lui par ses aspirations contradictoires et si distincte par le développement de sa trajectoire tant viatique que littéraire.
Une ultime trace de la collection de Tasset, bien plus ténue encore, survit ailleurs dans les archives d’Alexandra David-Neel : il est en effet vraisemblable que Tasset, avant son départ pour l’Asie, ait confié ou offert à Alexandra David quelques ouvrages de sa bibliothèque orientaliste en langues européennes qui lui auraient été utiles. C’est en tout cas ce que laissent penser quelques-uns des plus vieux livres sur l’Asie conservés dans la bibliothèque d’Alexandra David-Neel, lesquels présentent des annotations en sinogrammes. Cette hypothèse est confortée par un exemplaire de l’ouvrage de Guillaume Pauthier, Chine ou Description historique, géographique et littéraire de ce vaste Empire, d’après des documents chinois (Paris : Firmin-Didot, 1837) : en page de garde, Alexandra David-Neel note avoir acquis l’ouvrage en 1893. Entre deux pages du livre a été glissé un feuillet sur lequel est écrit à l’encre la calligraphie en idéogrammes du nom de Tasset ; en marge au crayon, sa transcription en katakana. Les caractères 達 世 ont de toute évidence été choisis par (pour ?) Jacques Tasset eu égard à leur caractère auspicieux, le premier signifiant « accompli, atteindre » et le second « monde (de l’existence), vie, époque… » Ces survivances de la collection témoignent simultanément de son existence virtuelle, des raisons de sa disparition et des modes possibles de survie des objets.
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