BOHIN Armand (FR)
Commentaire biographique
On dispose de peu de choses concernant le lieutenant-colonel Adolphe Armand Bohin (1857-1924). Le dossier de la Légion d’honneur (AN, LH/267/53) permet à tout le moins de reconstituer sa carrière militaire et de définir les circonstances qui lui ont permis d’acquérir sa collection d’œuvres d’art.
Le 1er février 1876, le soldat Bohin intègre le 3e régiment d’infanterie de la Marine. Il gravit ensuite progressivement les échelons. Il devient sergent-major le 17 mars 1879. Il entre l’année suivante à l’École provisoire des sous-officiers d’infanterie de Marine de Cherbourg et en sort sous-lieutenant, le 16 avril 1881.
Une mise à l’épreuve au Tonkin
Les républicains arrivés au pouvoir la même année confortent le camp des « interventionnistes », qui appuie le processus d’expansion au Tonkin (Le Faillier P., 2014). Le 25 avril 1882, le commandant Henri Rivère (1827-1883) s’empare de la citadelle de Hanoï. Le vice-roi du Yunnan Cen Yüying (岑毓英) [1829-1889] réplique par l’envoi de ses troupes sur place. Bohin participe à ce mouvement de conquête, dès le 22 décembre, aux côtés du bataillon du Tonkin. Il obtient plus tard, le 8 juin 1883, le grade de lieutenant.
La France, pressée de passer à la « phase d’exploitation » des richesses territoriales (Le Faillier P., 2014), envoie un corps expéditionnaire contre les armées chinoise et vietnamienne, alliées aux Pavillons-Noirs, mené par Lưu Vĩnh Phúc (Liu Yongfu [劉永福], en chinois ; 1837-1917). Le 6 juin 1884, le Traité Patenôtre est signé entre la France et l’Annam. Dès lors, le régime du protectorat s’applique à l’ensemble du Vietnam, qui regroupe désormais la Cochinchine, l’Annam et le Tonkin. Mais, dans une situation de « guerre non-déclarée », le conflit s’éternise et s’étale (Le Faillier P., 2014).
Comme il est rapporté dans Le Spectateur militaire (1887), l’armée française eut recours à deux reprises à des mercenaires chinois par manque d’effectif ; ces deux expériences se soldèrent par des échecs. Les premiers, issus des rangs des Pavillons-Jaunes, « ennemis héréditaires des Pavillons-Noirs » (B. R., 1887, p. 134), furent licenciés et désarmés pour cause d’indiscipline. Les deuxièmes, « Chinois enrôlés dans les villes du Delta par les mandarins annamites » (B. R., 1887, p. 134), firent acte de mutinerie, après avoir déserté leur propre camp lors du siège de Tuyên-Quang. Envoyés à Hanoï devant le général Charles Théodore Millot (1829-1889), commandant en chef du corps expéditionnaire du Tonkin, les 79 transfuges intègrent l’unité de Bohin, à Cau-Dô ( ?), un poste militaire placé à 9 km de Hanoï. Ces nouvelles recrues, affectées à la défense de la province, reçoivent l’ordre de chasser les bandes rebelles du territoire. Les risques d’insubordination étant connus, Bohin est affublé par ses compagnons d’armes du surnom de « condamné à mort ». Et si leur conduite donne un temps satisfaction, leur désertion provoque tout de même la surprise en décembre 1884. Bohin échappe de justesse à la volte-face de ses hommes, qui assassinent le sergent indigène sur le point de donner l’alerte. Le Spectateur militaire relate cette anecdote, exaltant la figure héroïque de cet « officier doux et énergique » (B. R., 1887, p. 135), « ne [devant] son salut qu’à la crainte qu’il avait su leur inspirer et aussi à ses sentiments de justice auxquels les asiatiques [sic] ne sont pas insensibles » (B. R., 1887, p. 139).
Un topographe au service de la Commission de délimitation des frontières sino-annamites
Les négociations entre la Chine et le gouvernement français aboutissent finalement le 9 juin 1885 au traité de Tianjin (天津), par lequel la Chine reconnaît l’existence du protectorat français.
Le 18 décembre, Bohin intègre le 1er régiment de tirailleurs tonkinois, nouvellement créé. Il est par la suite rattaché à la Commission de délimitation des frontières, comme topographe. Au cours de sa mission, il arpente les régions montagneuses du nord du Vietnam ; zones infestées de « pirates », résistants à l’autorité de la cour de Huê.
Le général Munier, commandant de la division d’occupation du Tonkin et de l’Annam, l’envoie en reconnaissance au cap Pak Lung (Bạch Long, en vietnamien ; actuelle ville chinoise de Beihai [北海], dans la province du Guangxi [廣西]) avec une escorte de 40 hommes. La mission s’effectue dans un climat de tension. Informé de plusieurs attaques dirigées par les Chinois contre Móng Cái, Bohin décide de prendre part à la défense de la ville. Mais, le 26 novembre 1886, alors en chemin, il est pris à revers par une horde de 400 Chinois, dominant les hauteurs de la baie de Qinzhou (欽州). Malgré son infériorité numérique, il parvient à se frayer un passage. Blessé au cours du combat, il est fait chevalier de la Légion d’honneur, par décret du ministre de la Marine et des Colonies, le 5 juillet 1887. Aussi, le 25 octobre, Bohin est promu capitaine.
La frontière avec le Guangxi est d’importance. Conclue le 17 avril 1886, elle marque « le premier pas du processus de délimitation », selon Thi Hanh Nguyen (2018). Ainsi, de cette expédition, Bohin dresse une carte de la région de Hain-ninh (Móng Cái). Ce croquis figure en carton d’une carte de la « Frontière du Tonkin et de la Chine ». L’ensemble illustrera un mémoire de la Commission, adressé au ministère des Affaires étrangères (AMAE, 8 MD 64). Un exemplaire est également conservé au département des Cartes et plans de la BnF (GE SH 19 PF 1 QUATER DIV 21 P 52 D). La Commission de délimitation des frontières prend fin le 26 juin 1887, avec la signature de la Convention de Pékin (北京).
De retour en métropole, Le Figaro annonce le 3 mars 1888 son mariage avec Marie-Berthe Hochapfel (1862-1946) [1888, p. 3]. Sa femme le rejoindra avec son enfant, alors âgé de six ans en Cochinchine, où il se voit affecté en 1889 (Bulletin officiel de l’Indochine, 1891, p. 341). Il intègre le 3e régiment de marche le 5 novembre 1889 et celui des tirailleurs annamites le 10 avril 1890. La situation du Vietnam est relativement stable, malgré des révoltes sporadiques touchant le Delta du fleuve Rouge. Bohin se familiarise davantage avec la population et se voit diplômé le 21 janvier 1891 pour sa connaissance de la langue annamite, qu’il avait déjà mise en pratique au cours de sa mission d’abornement.
La conquête du Soudan
Le 20 octobre 1893, les ordres le conduisent à rejoindre la colonie du Soudan français, constituée par décret le 18 août 1890. La France entame alors une deuxième phase de conquête, conduite sous la direction du commandant supérieur Louis Archinard (1850-1932). Par décret du 27 août 1892, la colonie se voit dotée d’une autonomie politique et administrative. Les attributions du commandant supérieur sont élargies et Archinard les met à profit pour la pacification du territoire. Les effectifs de l’armée sont revus à la hausse, mobilisés pour mater les bandes du chef de guerre (almami) Samori Touré (1830 ? -1900), occupant le Haut-Niger et le Haut-Milo (dans l’actuelle Guinée). La campagne, menée de novembre 1892 à mars 1893, est confiée au lieutenant Antoine Vincent Auguste Combes (1849-1913), qui parvient à les refouler vers l’Ouest. L’almami, retiré dans la vallée du Bandama (dans l’actuelle Côte d’Ivoire), reprend les hostilités à la fin du mois de novembre 1893 et perpètre une série de razzias et d’incendies dans la région de l’actuelle Sikasso au Mali. Il assiège les villes de Bougouni et Ténintou, provoquant les représailles du colonel Eugène Bonnier (1856-1894), qui marche sur cette dernière en décembre. Samori est capturé. La constitution d’un gouvernement civil est décrétée le 21 novembre, Albert Grodet (1853-1933) nommé à sa tête. Entre-temps, Bohin intègre le 9 septembre l’état-major. Le 1er février 1894, il rejoint le régiment de tirailleurs soudanais, créé le 23 avril 1892. Après une période de relative accalmie, le Soudan entre dans une période d’instabilité, marquée par la conquête de Tombouctou, prise le 15 décembre 1893, et la lutte contre les Touaregs occupant le territoire. Cette période soudanaise se termine pour Bohin le 25 mai 1895. À ce moment, le régime de Grodet change à l’extérieur de direction, préférant la stratégie de la défense à celle de l’offensive, prônée par Archinard (Gatelet, 1901, p. 323). Peu de temps après son départ, le 16 juin 1895, le gouvernement général de l’Afrique occidentale est proclamé.
À l’issue de ces campagnes africaines, Bohin reçoit la médaille coloniale, portant l’agrafe Sénégal et Soudan. Il est également fait chevalier de l’ordre de l’Étoile noire du Bénin, par décret du 19 juin 1909, pour sa participation à la guerre du Soudan. Le 2 juin, Bohin revient en France, affecté au 4e régiment de Toulon (Le Phare des Charentes, 1895, p. 3).
La révolte crétoise (1897)
Le 8 avril 1897, Bohin, capitaine adjudant-major, est mobilisé en Crète, alors en proie à la révolte. Les « quatre puissances protectrices » (Goulhot S., 2020, p. 224) – l’Angleterre, la France, la Russie et l’Italie – essayent de temporiser le conflit opposant la Grèce à l’Empire ottoman, tandis que les communautés chrétienne et musulmane s’affrontent sur l’île. La Crète demeure dans le giron de l’Empire ottoman, avec le traité de Berlin de 1878. En 1895, la Crète, avec l’appui de la Grèce, demande l’autonomie de son territoire ; ce qui est à nouveau refusé par les Européens. En février 1897, les attaques se multiplient entre les musulmans et les chrétiens. À la fin du mois, la Grèce envoie un contingent sur l’île afin d’évacuer les chrétiens. Les Européens sous-estiment la situation, qui y voient un antagonisme purement religieux, et non une véritable révolte (Şenişik P., 2010, p. 30). La guerre gréco-turque est finalement déclarée et, le 15 février, les Grecs occupent l’île. Les puissances européennes envoient à leur tour des troupes armées à La Canée, demandant le retrait des forces grecques. La révolte s’étend. Mais, sa défaite en Thessalie conduit finalement la Grèce à s’exécuter, entre le 9 et le 26 mai. En août, l’Assemblée générale déclare accepter l’autonomie de la Crète, placée sous la suzeraineté de l’Empire ottoman. Les puissances européennes ayant trouvé un terrain d’entente, Bohin peut quitter la Crète le 15 octobre 1897. Ordre lui est donné de retourner en Indochine.
Le retour au Tonkin
Le 3 juin 1899, Bohin est réaffecté au Tonkin, et intègre les rangs du 2e régiment de tirailleurs tonkinois, en tant que chef de bataillon. Celui-ci est nommé le 20 décembre au commandement du Cercle de Văn-Linh, sur la proposition du directeur des Douanes et Régies (Bulletin officiel de l’Indo-Chine, 1899, p. 1892). En août 1891, Jean-Louis de Lanessan (1843-1919), gouverneur général de l’Indochine (1891-1894), mettait effectivement en place un découpage militaire du Tonkin en quatre territoires distincts, eux-mêmes divisés en dix cercles ; contribuant ainsi à une gestion plus rationnelle des confins (Le Faillier P., 2014). Le commandant, sous l’autorité du général commandant supérieur, jouit d’un « pouvoir léonin », pour reprendre l’expression de Philippe Le Failler, qui précise que l’étendue de ces pouvoirs et le manque d’effectif l’empêchent de remplir pleinement son rôle (2014). La conquête du Tonkin achevée à la fin de l’année 1895, la phase d’exploitation peut commencer (Fourniau C. et Van Thao Trinh, 1999, p. 177). Sous le gouvernorat de Paul Beau (1857-1926), Bohin prend part au 6e régiment d’infanterie coloniale du 31 mai 1902 au 29 décembre 1903.
Pour service rendu, il obtient le 29 décembre 1903 le grade d’officier de la Légion d’honneur (AN, LH/267/53), et se voit promu au rang de commandeur, par arrêté du 10 juillet 1920, sur le rapport du ministère de la Guerre. À cette distinction accordée par la nation, s’ajoute la médaille du Tonkin. Armand Bohin est également sacré chevalier de l’Ordre royal du Cambodge, par décret du 12 avril 1888, et chevalier de l’Ordre impérial du Dragon de l’Annam. De nombreuses récompenses honorifiques viennent ainsi récompenser cette carrière militaire considérée comme exemplaire.
Constitution de la collection
Les objets versés à la Ville de Toulon par Adolphe Armand Bohin rendent compte exclusivement du pendant asiatique de la collection. Ces objets ne sont pas identifiés clairement dans l’inventaire des objets conservés à la villa Jules Verne, confondus dans l’ancien fonds du musée municipal des Arts asiatiques de Toulon. L’ensemble a été répertorié en 1996, par Guillemette Coulomb, conservatrice du musée, Laure Feugère, chargée de mission, et Amina Okada, conservatrice au musée national d’Art asiatique-Guimet. Marie-Catherine Rey, conservatrice également dans cette dernière institution, s’est chargée de la coordination de ce travail (AM Toulon, 286 W 26). Demeure la liste énoncée en 1965 par Toussaint Ciavati pour les lecteurs du Méridional, qui permet de faire quelques recoupements. De même, une pièce de la collection Vittu de Keraoul trouve mention du nom de Bohin à son revers (MAAT, 965.2.10) et indique des échanges probables entre les deux collectionneurs. Aussi a-t-on une vision partielle de la collection d’Armand Bohin. De plus, nous ignorons l’écrin dans lequel elle évoluait et quelle était sa véritable ampleur.
Collection, présents et souvenirs
La collection s’est construite dans un contexte géopolitique particulier, celui de la délimitation de la frontière sino-annamite, qui sous-tend une attitude de compromis et de conciliation entre l’Empire chinois et le gouvernement français. Armand Bohin développe au gré de ses missions des liens étroits avec l’Indochine, passant plus de dix ans au service de la Marine en ce territoire.
Il aurait été, dit-on, « un ami intime du Fôô de Cholen (vice-roi) » (Ciavati T., 1965). C’est notamment grâce à ses relations qu’il eut « l’occasion […] de trouver et d’acheter des curiosités et objets d’art indochinois assez rares » (Ciavati T., 1965). La connaissance de cette région, autant par la géographie que par les hommes – rappelons qu’il maîtrise l’annamite –, a sans doute facilité l’acquisition de ces objets d’art et d’ethnographie.
La collection émane-t-elle pour autant d’une recherche intentionnelle ? Nous ne pouvons en être certaine, faute d’archives. Elle témoigne en tous les cas d’une logique désintéressée, si l’on tient compte des nombreux présents qui lui sont adressés par ses relations diplomatiques ou amicales in situ.
Le Méridional évoque à ce titre une « collection-souvenir », qui confère une dimension affective à ces objets. Ceux-ci possèdent effectivement un sens particulier, au regard des circonstances de leur acquisition. De ses missions, Bohin a recueilli notamment des reliques de l’affrontement contre les Pavillons-Noirs, mais aussi des témoignages de gratitude de la part des autorités à l’issue du processus de délimitation des frontières. Un instrument de mesure chinois (une boussole), incrusté de nacre, « après avoir servi à la Commission de délimitation (chinoise), fut offerte par celle-ci au Commandant A. Bohin, en remerciement de ses bons offices, à la signature de la paix » (Ciavati T., 1965). Un mètre figure également dans l’inventaire.
Ces objets ont donc servi. Ils ont une histoire qui leur est propre et témoignent d’une expérience vécue au plus proche du terrain. À cet égard, l’enseigne de Pavillon-Noir sculptée sur bois résonne comme un trophée de guerre. Des objets cultuels témoignent aussi des traditions religieuses vivantes en Asie du Sud-Est, telles cette statue de déesse en bois de Sumatra et cette représentation chinoise de Bouddha, datée du XVIIIe siècle. Ces objets se présentent ainsi comme des artefacts et sont dotés aujourd’hui d’une dimension anthropologique.
Des exemples de l’art asiatique
D’autres objets présentent un intérêt pour l’art ou l’artisanat des pays frontaliers avec le Vietnam. La collection compte une série de « rouleaux en papier précieux représentant des personnages venant de l’archipel nippon » (Ciavati T., 1965). Du Japon, Armand Bohin possède une épée de samouraï, incrustée de nacre, ainsi qu’un éventail de mariage. De la Chine, il retient trois pipes à eau, en céramique et en bois, datées du XVIIIe siècle, représentatives de la culture de l’opium, produit à l’époque de Bohin au Yunnan (云南) et abreuvant le delta du fleuve Rouge. L’objet le plus ancien provient du Vietnam. Il s’agit d’un plateau de laque incrusté de nacre, daté du XVIe siècle.
Ces objets sont le fruit d’une collecte personnelle, évocation d’un lien intime avec le territoire indochinois, fruit d’une expérience vécue sur le terrain. Il s’agit aussi d’invocations artistiques plus ponctuelles, témoignages d’une culture et d’une civilisation, à la lisière de deux territoires, aux limites encore incertaines.
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