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Commentaire biographique

Joseph Vigne est le fils de Célestin Vigne, menuisier et marchand carpentrassien, et de Caroline Roux, sans profession. Il mène une carrière militaire, où il gravit les échelons, et s’illustre en Cochinchine.

De l’infanterie de Marine aux Affaires indigènes

Vigne fait ses études au collège de Toulon, d’où il sort bachelier ès-sciences le 11 novembre 1858. Se destinant à la carrière militaire, il se prépare au concours d’entrée à l’école de Saint-Cyr de Toulon. Les oraux sont passés avec succès à la faculté de Marseille. Le 11 août 1859, il est admis à l’École impériale spéciale militaire, après avoir été déclaré, le 19 avril, apte à servir dans l’armée, par le service de santé de la Marine. Il entre ainsi en service comme sous-lieutenant le 1er octobre 1861. Il est affecté à Brest, placé sous les ordres du général Charles Martin des Pallières (1823-1876). Le 28 novembre 1862, il rejoint le 3e régiment d’infanterie de la Marine. En cantonnement à Cherbourg, au sein de la 18e compagnie, il embarque pour la Cochinchine. Il y arrive dans le courant du mois d’avril. Le chef de bataillon Ernest Joseph Marchaisse (1857-1917) le désigne alors comme « un officier intelligent et distingué, ayant parfaitement l’amour de son métier, actif et vigoureux ». Il est dit avoir reçu une « très belle instruction ». D’un physique avantageux, il est pourvu d’une « [c]onduite et [d’une] tenue parfaite » (SHD, 3 YE 9048). Le 16 août 1863, ses notes favorables le font accéder au grade de lieutenant. Il réside alors dans la ville de Saïgon. Le 1er octobre, il intègre les rangs du 2e régiment d’infanterie et se voit détaché le 29 au service télégraphique. Alors qu’il occupe encore cette place en août 1865, sa note d’évaluation s’avère ambiguë. Ses supérieurs évoquent un « officier d’avenir [si seulement] il travaillait son métier ». Ils en déduisent qu’« il n’aime pas le service réglementaire ». Et, pour cette raison, Vigne est transféré aux Affaires indigènes. On le dit en effet plus apte au service de l’état-major qu’à celui des troupes (SHD, 3 YE 9048).

Les notes d’évaluation, pour les années 1863 à 1866, spécifiées dans le registre de matricule, joint au dossier de la Légion d’honneur, n’en diminue pas moins le sérieux de l’officier, dont on fait état de manière constante.

L’expédition dans la plaine des Joncs (février-mars 1866)

Dans les années 1865, la situation en Cochinchine semble stabilisée et la conquête achevée. L’infrastructure vietnamienne est rendue caduque par l’insurrection de 1863, qui répondait au traité du 5 juin 1862, par lequel « le royaume d’Annam cédait à la France les trois provinces de Sài Gòn, My Tho, et Biên Hòa » (Fourniau C. et Trịnh Văn Tha̕o, 1999, p. 230). Le « retrait des mandarins hors des territoires occupés » permet l’exercice d’une « administration directe » (Fourniau C., Trịnh Văn Tha̕o, 1999, p. 230), sans intermédiaire. Un régime militaire est mis en place et confié à la Marine. L’amiral Pierre-Paul-Marie de La Grandière (1807-1876) se trouve à la tête de ce gouvernement ; menant une « direction de l’intérieur », comme instauré par l’arrêté du 9 avril 1864 (Fourniau C., Trịnh Văn Tha̕o, 1999, p. 230).

Or, des mouvements de révolte continuent d’affecter la région occidentale de la Cochinchine, et plus particulièrement la région de Vính Long. En effet, la cour de Huê refuse de livrer aux autorités françaises ce territoire dissident. Joseph Vigne est confronté à ce genre de rébellions endémiques. Il participe à l’expédition de la plaine des Joncs, irriguant la région de Mytho. Il s’empare de force du Fort de Sa-Tien (?), sous le commandement du capitaine Boubée. Alors qu’il souffre de deux blessures, Joseph Vigne continue à guider ses hommes. Pour cet acte de courage, il est fait chevalier de la Légion d’honneur le 23 juin 1866. Cet épisode marque un tournant dans sa carrière. Ses supérieurs changent de posture à son égard. Ils lui confèrent le grade de capitaine le 3 août 1867 et lui donnent un poste à responsabilité.

Le rôle d’inspecteur des Affaires indigènes en Cochinchine

Joseph Vigne se voit ainsi nommé inspecteur des Affaires indigènes de 2e classe. En effet, les provinces vietnamiennes, d’abord placées sous la responsabilité d’un officier de Marine, sont administrées ensuite par des inspecteurs des Affaires indigènes, dont les compétences seront définies entre 1873 et 1876. Sa mission consiste alors « à s’occuper du métier militaire en disciplinant et exerçant les Matas du Canloo », ces miliciens indigènes, « dont il avait fait [déjà] de bons soldats d’avant-garde » (SHD, 3 YE 9048). L’arrêté du 7 janvier 1863, édité par le gouverneur de la Cochinchine, le vice-amiral Louis-Adolphe Bonard (1805-1867), et l’action législative de l’amiral de La Grandière instituent définitivement cette fonction. Placé sous les ordres de l’amiral-gouverneur, l’inspecteur des Affaires indigènes dirige de façon directe les provinces qui lui sont attribuées. Il s’agit principalement de rationaliser l’organisation structurelle du territoire. Jean-Louis de Lanessan (1843-1919), professeur agrégé à la faculté de médecine de Paris, député de la Seine et futur gouverneur général de l’Indochine (1891-1894), dresse ainsi le portrait de ces inspecteurs. « C’était en général de jeunes officiers de Marine venus en Cochinchine avec la première expédition, qui avaient assisté à toutes les affaires, qui avaient circulé pendant des années dans les fleuves et les arroyos à bord des canonnières ou des chaloupes à voiles ». Jean-Louis de Lanessan évoque également un lien étroit avec la population, ajoutant que « [d]ans la fréquentation des femmes annamites […], ils avaient appris la langue du pays ; beaucoup avaient contracté de ces liaisons […] et s’étaient pris d’affection pour ce coin de terre où ils trouvaient plus d’indépendance que dans la vie militaire » (1889, p. 640-642). Or, Joseph Vigne se trouve en Cochinchine depuis quatre ans, arrivé sur place cinq ans après le débarquement dans la baie de Tourane conduit par l’amiral Charles Rigault de Genouilly (1807-1873) le 1er septembre 1858. Il possède donc une certaine expérience du terrain.

Cette liberté d’action, que lui confère ce nouveau poste, a sans doute grandement facilité la connaissance de cette région. De même, est-il amené à développer des relations étroites avec la population locale placée sous sa juridiction. Et c’est peut-être suivant cette sensibilité que Joseph Vigne entame cette collecte d’objets qu’il adresse à l’Inguimbertine.

Le commandant supérieur des troupes en Cochinchine relève le zèle, la « solidité » et la « vigueur » de son tempérament, ainsi que l’intelligence et l’énergie qu’il déploie pour accomplir sa tâche. Le général Élie Jean de Vassoigne (1811-1898), inspecteur général, loue également la conduite de l’officier, l’encourageant à reprendre du service sur le terrain. « [Dans] son intérêt, il ne faut pas qu’il s’éternise dans les affaires indigènes », conseille-t-il en décembre 1867 (SHD, 3 YE 9048). Le concerné devient ainsi aide de camp auprès du général Martin des Pallières, dans la guerre franco-prussienne (1870-1871).

Le voyage de circumnavigation

Il est difficile de savoir où finit la campagne militaire et où commence le voyage d’agrément ou celui d’intérêt scientifique. Peut-être la mission militaire est-elle un prétexte à la collecte ? Il est probable en tous les cas que Joseph Vigne ait profité de son voyage de retour pour constituer ses collections. Après avoir rayonné dans les zones liées à son attribution administrative – Chine et Annam (Vietnam) –, il fait escale en Nouvelle-Calédonie et à Ceylan (actuel Sri Lanka), évoquant son séjour à Pointe-de-Galles (actuelle Galles). Il s’agirait d’ailleurs davantage d’excursions que d’un trajet linéaire le conduisant à une destination. Ainsi, informe-t-il le professeur Antoine-Dominique Eysséric (1813-1892) que le 15 juillet 1868, il se trouve à Galles. Le 6 août, il se dit à bord du Gulong, évoquant un court séjour en Nouvelle-Calédonie. Le 6 octobre, il visite de nouveau Galles. Et le 23 novembre, il rejoint Saïgon (bibliothèque Inguimbertine, Ms. 2496). Vigne est finalement de retour en métropole, à Carpentras, le 20 mars 1869.

Sa carrière est interrompue à l’âge de vingt-neuf ans, Joseph Vigne est tué à la bataille de Sedan, sur le champ de bataille de Bazeilles, en [1er] septembre 1870. Le 2 avril 1889, le conseil municipal de Carpentras décide, après délibération, de donner le nom de Vigne à une rue traversant le centre-ville, en hommage à son parcours (SHD, 3 YE 9048).

Constitution de la collection

Joseph Vigne se place dans la continuité des grands voyageurs et explorateurs du XVIIIe siècle. L’entreprise de collecte commencée en Cochinchine découle, semble-t-il, de sa mission et de ses fonctions administratives d’inspecteur des Affaires indigènes. Il s’agit de comprendre le mode de vie de la population locale, de prélever les témoignages d’une tradition et d’un savoir-faire. L’enthousiasme pour cette contrée est palpable dans ses écrits (AM Carpentras, Ms. 2582-2583). La volonté d’enrichir son corpus l’est tout autant.

Une collection documentaire

Le livre de dépôts rend compte des dons effectués par Joseph Vigne dès son retour en 1869 (AM Carpentras, CG 2582), par l’intermédiaire du professeur Eysséric, comprenant : des peintures chinoises sous forme de rouleaux, trois statuettes en terre cuite de Chine, quatre bronzes annamites, deux éventails pour mandarins. Vigne dresse la liste des objets envoyés à son retour au musée de l’Inguimbertine et en fait l’inventaire. Il répertorie les objets suivant leur provenance géographique et apporte des éléments informatifs complémentaires dans des notices plus ou moins détaillées.

De son escale en Nouvelle-Calédonie, Joseph Vigne a récolté quinze objets de nature ethnographique, témoignages de la vie quotidienne des Canaques : des bambous gravés de scènes multiples, des étoffes en fibre végétale (appelées tapa), des bracelets en coquillage, des armes, des échantillons de terre, dont se nourrissent les autochtones en cas de disette et des pagnes dont se vêtissent les femmes. Se référant au naturaliste Jacques Julien Houtou de La Billardière (1755-1834) attaché à l’expédition de Jean-François de Galaup La Pérouse (1741-1788), l’ensemble acquiert une dimension scientifique, à tout le moins documentaire (AM Carpentras, Ms. 2582-2583).

Le processus de collecte : entre recherche active et gratification autochtone

Nous ignorons la nature du processus de collecte des objets. Le « bizarre » semble vraisemblablement un des critères de sélection (AM Carpentras, Ms. 2582-2583). Les objets devaient certainement être recueillis au grès des découvertes, d’autres pouvaient relever du contact humain avec les populations locales. L’acquisition se faisait de fait au moyen du don ou de l’échange. Joseph Vigne se rendit ainsi acquéreur d’un tapa, par l’intermédiaire du général des Pallières, qui se l’était vu offrir des mains du chef de l’île de Wagap (commune de Poindimié), en signe d’amitié.

Malgré le caractère impromptu de la collecte, l’intention s’avère explicite. Joseph Vigne souhaite enrichir les collections du musée de Carpentras et envisage le don au cours de son voyage et en fait part dans ses lettres adressées au professeur (bibliothèque Inguimbertine, Ms. 2496).

La collection numismatique ou l’archéologie des échanges Orient-Occident

Joseph Vigne déplore le caractère incomplet des séries constituées à l’intention du musée, adressées le 18 juin 1870. Il note ainsi : « Il serait à mon avis, bien intéressant de pouvoir réunir, pour chaque [pays], la collection de toutes les pièces de monnaie qui y ont été ou y sont usitées : c’est le but que j’ai cherché à atteindre pour Ceylan » (AM Carpentras, Ms. 2582-2583).

Cette collection met ainsi en évidence les liens entre l’Europe coloniale et l’Asie. Joseph Vigne distingue quatre phases de l’histoire coloniale du Sri Lanka ; une division à laquelle s’efforce de correspondre la collection numismatique. L’occupation portugaise commence ainsi de 1507, avec la conquête d’Ormouz par Alfonso de Alburquerque (1452-1515), et s’achève en 1656, ainsi expulsés de Colombo par les Hollandais, qui dominent l’île jusqu’en 1796. À cette date, les Anglais s’emparent de l’île, pour l’annexer en 1815 au royaume de Kandy, un état monarchique indépendant sous domination coloniale situé dans le centre du pays. Les pièces hollandaises, à l’effigie des deux blasons successifs de la VOC (Verenigde Oost-Indische Compagnie), s’avèrent particulièrement suggestives de cette vision.

La constitution d’un savoir livresque sur la Chine

Joseph Vigne s’attache également à documenter les territoires par une collection livresque. La bibliothèque ainsi constituée compte 69 livres. Vigne souligne l’importance en Chine des « Cinq classiques » de la pensée chinoise, au fondement du confucianisme : le Yijing (易經) [Livre desmutations], le Chunqiu Zuozhuan 春秋左傳 (Annales des printemps et automnes ou Annales duroyaume de Lu), le Shijing (詩經)(Classique des vers), le Lijing (禮經) [Classique des rites ou Mémoires sur les bienséances et les cérémonies) et le Yuejing (樂經) (Classique de la musique).

La réunion de cet ensemble relève d’une quête intentionnelle, Joseph Vigne ayant vraisemblablement conscience de leur valeur. La lecture des Cinq Livres, rédigés entre le XIe et le IIIe siècle av. J.-C., était nécessaire pour les étudiants concourant à l’examen des lettrés, pour devenir fonctionnaires.

Vigne ne néglige pas pour autant les ouvrages qu’il qualifie de « secondaires » (AM Carpentras, Ms. 2582-2583). Le Gia Dinh Thông Chi (Description du pays des Giaodinh) en est un exemple et a une valeur particulière. Cet ouvrage l’aurait aidé dans la compréhension du territoire de la Cochinchine et l’aurait accompagné dans ses fonctions d’inspecteur des Affaires indigènes.

Collecte et collection : deux mouvements concomitants

À sa mort, Catherine Caroline Roux, mère de Joseph Vigne, lègue au musée de Carpentras les derniers objets que son fils avait conservés pour son plaisir personnel. Ainsi, « deux beaux meubles chinois en bois de rose, ornés d’incrustations en ivoire et quelques instruments de musique », dont trois tambours chinois, rejoignent les réserves de l’Inguimbertine (AM Carpentras, Ms. 2582-2583). Cet intérêt pour les instruments de musique chinois se manifeste par un ensemble d’instruments appartenant à la famille des percussions (tambour, cymbale du type Bac et Chep Xa, et gong), des instruments à vent (hautbois, et flûte traversière de type Ong Guyen et Ong Sao) et à cordes (luth du type Dong Trong, Dou Thi ou pipa [琵琶], ainsi que des vièles, de type huqin [鬍琴]).

Cette collection sous-jacente, entrée dans les collections du musée à titre posthume, atteste de l’existence de deux mouvements parallèles au sein de la pratique collectionniste. Il nous est pour autant impossible de retracer le portrait exact de cette collection aux aspects multiples et de voir comment elle s’insérait dans le domicile familial.

Ainsi, peut-on distinguer deux logiques d’acquisition de ces objets, désormais décontextualisés. La collecte sert le projet – conçu en amont ? – de documentation scientifique. Joseph Vigne recense à cet effet un certain nombre de « spécimens », pour reprendre ses propres termes (AM Carpentras, Ms. 2582). La collection personnelle – intentionnelle ? – satisfait une jouissance d’ordre esthétique et sensible. De fait, les objets ne relèvent pas du même statut ou du même usage : l’un est externe à l’objet, l’autre est un per se.