BEYLIÉ Léon de (FR)
Commentaire biographique
Le général de Beylié (1849-1910) fit sa carrière de militaire en très grande partie outre-mer, principalement en Indochine (Klein J.-F., 2010, p. 45-68). Voyageur infatigable, il met à profit ses campagnes à l’étranger pour donner cours à sa passion des arts et son goût de l’érudition. Savant amateur, il est l’auteur de plusieurs opuscules sur l’art et l’architecture (voir bibliographie) et dirige des fouilles archéologiques. C’est comme collectionneur et mécène qu’il nous est le plus connu aujourd’hui, notamment pour l’exceptionnelle collection d’art asiatique et européen qu’il a donnée au musée de Grenoble.
Léon Marie Eugène de Beylié est né à Strasbourg en 1849. D’origine allemande de par sa mère, il passe une partie de sa petite enfance entre l’Alsace et la Bavière. Il est élevé dans un milieu aristocratique qui lui donne à la fois le goût des armes, des arts et de la culture. Son père, Joseph de Beylié (1814-1881), issu d’une lignée d’officiers, se destine à une carrière militaire qu’il abandonne cependant après des études à Saint-Cyr pour fonder une famille. Il consacre le reste de sa vie à l’art en devenant peintre et sculpteur, mais aussi promoteur et amateur d’art. Il est notamment président de la Société des arts de Grenoble. Féru d’histoire de l’art, il transmet très tôt au jeune Léon sa passion. Sa mère est tout aussi importante dans son initiation culturelle. Aimée, née du Moulin (dates inconnues), fille du général Charles du Moulin, est une pianiste reconnue et une figure importante de la scène culturelle grenobloise. Les salons qu’elle tient sont courus. Figure centrale de la vie de son fils, elle entretient avec lui une correspondance abondante jusqu’à la mort de celui-ci en 1910 (lettres conservées dans les archives de la famille de Beylié, abrégées en AFB).
Léon de Beylié est éduqué chez les jésuites, à Paris d’abord, où sa famille s’installe quand il a six ans, près de Lyon à Villefranche-sur-Saône, puis enfin à Grenoble où il passe son adolescence. Compte tenu de son ascendance, la carrière militaire est comme une évidence pour lui. Au lycée de Grenoble, il prépare les épreuves du concours de l’École spéciale militaire impériale de Saint-Cyr où il est admissible en 1869 (SHD, Dossier militaire [DM] 12Y93). Il s’engage donc alors qu’il n’a que dix-neuf ans. Quelques mois plus tard, la guerre de 1870 éclate. Il s’y illustre par sa bravoure et devient chevalier de la Légion d’honneur. Promu lieutenant en 1873, les années suivantes sont passées à Paris, où il suit les cours de l’École de guerre, et dans différentes villes de garnison : Belfort, Dreux, Lorient et Clermont-Ferrand. Il y poursuit sa formation tout en gravissant les échelons militaires (SHD, DM, Série 12Y93). C’est dans les années 1880 que commence sa vie de voyages. En Europe d’abord, notamment en Italie en 1882, puis viennent les voyages lointains à partir de 1884. Cette année-là, il parcourt l’Inde pendant cinq semaines. Il en rapporte de nombreuses photographies, de multiples objets dont des armes et des bijoux (Bal D., 2010, p. 11-44). La même année, à sa demande, il effectue sa première campagne en Indochine. La conquête française n’est pas encore achevée et Beylié participe à plusieurs batailles de la guerre franco-chinoise qui lui valent de se distinguer par divers faits d’armes. Il participe notamment à la campagne de Lạng Sơn connue pour avoir été particulièrement sanglante (Klein J.-F., 2010, p. 51). En 1886, il profite de son congé pour visiter le Japon, puis est missionné en Chine. De retour en France la même année, il est aide de camp du préfet maritime à Toulon, puis il est muté sur le même poste à Lorient pour une durée de trois ans (SHD, DM, Série 12Y93). Cela ne l’empêche pas pour autant de continuer à voyager régulièrement dans le cadre ou en dehors de ses fonctions. Il visite la Bavière et la Russie, et rejoint une mission archéologique à Samarcande en 1889 pour des raisons tout autant scientifiques que géopolitiques (Beylié L., 1889). Cette première fouille lui donne le goût de l’archéologie.
Beylié retourne en Indochine en 1890 (SHD, DM, Série 12Y93). Il s’agit alors de « pacifier » l’Indochine, pour reprendre le vocabulaire de l’époque. Il prend part à de nouvelles batailles à la frontière de la Chine. Ces régions frontalières sont clés pour la présence française et sont alors déclarées « territoires militaires ». Elles dépendent d’un régime spécial : sous administration directe des Français, alors que le reste du nord de l’Indochine – le Tonkin – est un protectorat. Beylié est nommé à la tête du 4e territoire militaire d’abord, puis prend la direction du territoire militaire de Lao Cai. Il est particulièrement ravi de ce poste où il est selon ses mots « maître souverain, civil et militaire » (AFB, lettre de Beylié à sa mère, 30/08/1891). Après cette seconde campagne tonkinoise, il part en mission à Madagascar en 1893, où il est nommé chef du renseignement (Beylié L., 1895). Sa carrière avance enfin et il est promu colonel en 1896 (SHD, DM, Série 12Y93). Après un bref retour en France, il part en mission en Algérie et en Tunisie. Son vœu est de continuer à travailler outre-mer et, en 1898, il est à nouveau affecté dans les territoires frontaliers du Tonkin, mais il s’agit d’installer la présence française dans ces territoires maintenant dits « pacifiés ». Son rôle est principalement de mener différents projets d’aménagement du Nord-Tonkin. À Viet Tri, il aménage un port fluvial, puis il doit faire construire une route reliant Lao Cai jusqu’à la Chine (SHD, DM, 12 Y 93). Ayant une âme de bâtisseur, il s’épanouit dans ce poste qui lui donne à la fois une grande autonomie et des responsabilités (Klein J.-F., 2010, p. 54). C’est aussi l’occasion de démontrer à la fois ses talents de bâtisseur et de développer le renseignement, domaine où il excelle (AFB, lettre de Beylié à sa mère, Lao Cai, 27/05/1899). De retour en France en 1900, il demande à partir à la retraite (SHD, DM, 6/11/1900) mais, après plusieurs semaines de vacances en Italie, il se rétracte et reprend du service à Toulon et est promu général en 1902. Il se rend cette même année à Constantinople, puis est envoyé à l’automne pour une mission d’inspection de l’infanterie coloniale en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane (SHD, DM, 12Y93). N’aimant pas les Caraïbes, il se réjouit lorsqu’on lui demande de repartir en Indochine, cette fois-ci dans la colonie du Sud, en Cochinchine (ANOM, GGI 26131). Il y reste jusqu’en 1905, mais il s’y ennuie et en profite pour mener plusieurs fouilles archéologiques. Comme dans les précédentes, visées scientifiques et renseignement sont certainement mêlés (Klein J.-F., 2010, p. 45-68). Il multiplie les fouilles au Siam (actuelle Thaïlande) dans la province de Siem Reap, alors que celle-ci, prise au cœur d’enjeux géopolitiques impériaux entre la France et l’Angleterre, est sur le point d’être rétrocédée au Cambodge (Klein J.-F., 2010, p. 58). Beylié est du côté des autorités françaises, qui encourageaient une entrée en guerre de la France avec le Siam, pensant qu’un conflit leur serait avantageux (AFB, lettre de Beylié à sa mère, 18/06/1903). À Angkor il fait réaliser de nombreux moulages d’art khmer entreposés au tout nouveau musée de Saïgon et dont certains furent envoyés au musée du Trocadéro (Beylié L., 1904). En 1906, il entreprend ce qui ressemble fort à un tour de l’Empire britannique. Encore une fois ces voyages de loisir ont certainement des visées stratégiques. Il commence par les Indes britanniques pour faire une campagne de fouilles à Prome en Birmanie (Beylié L., 1907). Puis il visite l’Égypte, le Yémen, l’Inde, l’Irak, la Syrie et le Liban (Beylié L., 1906). Il passe 1907 et 1908 entre Paris et Saïgon, mais surtout il dirige des fouilles en Algérie à la Kalâa des Béni Hammad (Beylié L., 1909). Il est affecté à l’automne 1908 pour son ultime mission en Indochine. Il est nommé au commandement de la 3e brigade des troupes de l’Indochine (SHD, DM, 12Y93). Il met en place un système de défense de l’Union indochinoise qui permet de faire voyager les troupes du sud au nord du territoire tout en poursuivant des travaux de génie militaire (Klein J.-F., 2010). Il retourne à Siem Reap et participe à la mise en tourisme du site en faisant bâtir une route qui permet aux visiteurs d’accéder facilement aux temples (Beylié L., 1909). En juin 1910, il se rend au Laos pour établir une route longeant le Mékong, conformément à ce que prévoit son plan de défense. Alors que sa mission au Laos touche à sa fin, le la Grandière, la chaloupe canonnière sur laquelle il est embarqué chavire dans les rapides de Khen Luong, heurtée par un tronc d’arbre (ANV, RST 22973). Après être inhumée à Pak Lay, sa dépouille est ensuite transférée à Saïgon. L’année suivante, son cercueil est transféré à Grenoble, ce qui donne lieu à de fastueuses funérailles organisées par la Ville de Grenoble le 17 septembre 1911. Un monument est érigé à sa mémoire à Saïgon (ANV, RST 2512).
Constitution de la collection
Conforme à l’esprit qui domine la fin du XIXe siècle, la collection du général de Beylié témoigne d’un fort goût pour l’éclectisme. À la diversité des types d’objets collectionnés s’ajoute la diversité des époques et surtout des provenances. C’est ainsi que des marionnettes javanaises côtoient panoplies d’armes Renaissance, des serrures allemandes du XVIe siècle voisinent avec une statue de Quan Âm (Bal D., 2010). Mais derrière le foisonnement, c’est l’étude des logiques d’acquisition et de leur contexte qui la rend unique. On retrouve ainsi chez Beylié diverses motivations : le goût de l’exotisme, le désir d’affirmer son identité d’esthète colonial, la curiosité savante et l’envie d’initier ses congénères aux arts « orientaux » (Herbelin C., 2010a). Autrement dit, autant de profils communs chez les collectionneurs coloniaux rassemblés dans un seul homme plus grand que nature. Le caractère remarquable de cette collection tient donc dans sa richesse tout autant que dans sa documentation. Car cet amateur d’art obsessionnel recense méticuleusement ses achats et raconte par le détail leur acquisition dans les lettres qu’il écrit jusqu’à sa mort à sa mère (lettres conservées dans les archives familiales [AFB]).
Pendant des décennies, seule la partie européenne de la collection Beylié était connue et visible du public du musée de Grenoble. Une section du catalogue publié en 1995 est dédiée spécifiquement à cet ensemble d’environ 130 peintures et sculptures (Chevillot C., 1995, p. 29-47). Cette mise en valeur n’a rien d’étonnant, car les dons de Beylié au musée comportent plusieurs chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art européen. Sans les citer tous, il faut mentionner les quatre Francisco de Zurbarán (1598-1664) : L’Annonciation, L’Adoration des bergers, L’Adoration des mages, La Circoncision. La collection possède de belles pièces du Moyen Âge et de la Renaissance, mais le général acquiert aussi des peintres et sculpteurs qui lui sont plus contemporains : Jean-François Millet (1814-1875), Ary Scheffer (1795-1858) ou encore Alexandre Falguière (1831-1900). S’il s’intéresse à l’art européen dès sa jeunesse, notamment pendant son voyage en Italie de 1882, les principales acquisitions sont tardives, une fois la majorité de sa collection asiatique constituée (Bal D., 2010, p. 12). Faut-il voir là une quête de légitimité ? Les circonstances peuvent également expliquer ces acquisitions : moins mobile, le général vit à Paris et ses voyages se recentrent sur l’Europe dans les dernières années de sa vie.
Si les œuvres européennes se doivent d’être mentionnées, la majeure partie de la collection Beylié est « orientale » selon les termes de l’époque, c’est-à-dire qu’elle provient du Maghreb, du Moyen-Orient et d’Extrême-Orient. L’Indochine prédomine logiquement, mais au-delà du fait qu’il y ait passé beaucoup de temps, ses lettres témoignent de son profond attachement aux cultures locales de la colonie (AFB, lettres, passim). Beylié a en effet plus d’affinités avec certaines régions du globe plutôt que d’autres. Il ne rapporte ainsi rien de sa mission aux Caraïbes. Le goût pour les objets et l’ailleurs se combinent très tôt chez lui et il est difficile de savoir si c’est sa passion de la collection qui motive ses voyages ou l’inverse. Il acquiert les premiers objets orientaux dans les grands magasins, antiquaires et salles de ventes dans les années 1880, tandis qu’il est jeune officier (AFB, lettre, 26/12/1884). Son but est de se constituer un décor unique pour son intérieur (Herbelin C., 2016, p. 277-334). Le fait qu’il déménage alors très fréquemment n’entrave en rien cette entreprise puisqu’il façonne ainsi son appartement à chaque transfert de poste. Cela lui vaut par exemple de déménager deux mannequins de guerriers japonais entre Marseille et Brest (Bal D., 2010, p. 13). Il fait également des envois à Grenoble, réceptionnés avec surprise et effroi par sa mère (AFB, lettre, 2/5/1886). La collection d’objets rares et lointains est bien sûr une pratique de distinction sociale connue, mais il est intéressant de noter que Beylié perçoit lui-même ses achats comme une façon d’être moderne. « [Mon appartement] était basé comme distribution sur les idées des artistes modernes, les idées parisiennes et je crois pouvoir affirmer que personne à Grenoble, sauf Hébert et Ducoin, n’aurait pu organiser un appartement du point de vue décoratif comme le mien […]. C’est un genre que tu ne peux connaître, il n’est en honneur que depuis une vingtaine d’années. L’accumulation des objets de curiosité, des tentures et des cuivres produit un grand effet, mais il ne faut pas qu’il soit répandu partout. Cet effet doit être réservé au salon et au cabinet de travail » (Bal D., 2010, p. 13, lettre, 18/08/1884).
Arrivé en Indochine, Beylié pousse encore plus loin l’usage des objets comme expression de son identité dans la sphère de l’intime (Herbelin C., 2016, p. 320-324). Le bibeloteur des salles de ventes et le collectionneur voyageur est désormais un colonial. Il ne s’agit plus d’évoquer l’ailleurs, mais de l’habiter, de le façonner et se l’approprier. Beylié achète des meubles dès le lendemain de son arrivée à Hanoï, mais surtout il commande du mobilier à des artisans locaux (AFB, lettre, 28/12/1884). Il dessine lui-même ses modèles, adoptant les formes locales à ses besoins et ses goûts (AFB, lettres et carnets, passim). Il en résulte des formes hybrides, détournées de leur fonction et de la signification de leurs modèles initiaux (Herbelin C., 2010a). Les deux plus belles pièces de ce genre sont ainsi un secrétaire et un fauteuil affichant les armes et le nom de Beylié en idéogrammes, utilisant la laque rouge et dorée réservée habituellement aux meubles religieux (Herbelin C., 2010b, p. 104-107). Jamais cette forme ne serait utilisée de la sorte localement. Certains meubles ou décors achetés par Beylié sont des remplois issus d’ensembles architecturaux démantelés. La vente de ces assemblages visant une clientèle européenne était une pratique courante chez les marchands locaux. Ceux-ci se sont adaptés très tôt aux demandes des étrangers et particulièrement des militaires, alors même que la conquête était en cours. Quant aux collectionneurs ils tirent une certaine gloire à être au plus près des vendeurs indigènes et à avoir avec eux une relation privilégiée d’habitués que n’ont pas les simples touristes de passages (Peyssonaux, J.-H.-E., 1921). Beylié raconte ainsi vouloir mettre un point d’honneur à se rendre lui-même chez les différents artisans et inspecter les ateliers et comparer leurs offres. On note par ailleurs l’importance dans ses achats de l’expertise et du conseil de son domestique (AFB, lettres et carnets, passim). Les acquisitions du général montrent comment les vendeurs locaux se sont adaptés très tôt aux demandes des étrangers et particulièrement des militaires, alors même que la conquête était en cours. Le général ne cache pas cependant qu’une partie de ses collections vient aussi de pillages commis lors d’opérations militaires. Cela concerne un faible nombre d’objets de la collection, principalement des bois sculptés (Bal D., 2010, p. 18). Bien que le général déplore lui-même de manière contradictoire les exactions et les destructions commises, ceci rappelle que ces transactions, même lorsqu’elles sont commerciales, se sont faites dans un contexte de guerre et de domination.
La correspondance de Beylié révèle comment dans la colonie la collection se confond avec l’élaboration d’un microcosme colonial. En 1898, Beylié fait ainsi entièrement aménager sa maison à Việt Trì sous sa direction. Depuis la disposition des fleurs du jardin jusqu’aux murs (il demande à des artistes locaux de réaliser des fresques représentant des scènes de la conquête du Tonkin). Chaque espace de la maison est soigneusement pensé et associé à des objets de sa collection (AFB, lettre du 28 juin 1898). L’on voit ici un trait caractéristique des collections coloniales. Chez le collectionneur classique, comme le décrit Krzysztof Pomian (Pomian K., 1987), il s’agit de mettre en exergue l’objet, l’isoler pour mieux le mettre en valeur en tant que telle : c’est pourquoi le collectionneur se spécialise souvent dans un type d’objet. Chez les collectionneurs coloniaux, l’on collection plus volontiers tous azimuts, en ensemble complémentaire d’objet plutôt que de manière sérielle.
Si Beylié recherche des objets pour sa satisfaction personnelle, le souci de partager ses découvertes avec le public est un critère très important dans ses choix. Ses parents ont cultivé chez lui le goût des belles choses, mais aussi l’idée que celles-ci doivent être partagées. De ce point de vue, les nombreuses visites qu’il a faites au musée depuis son enfance avec son père vont être formatives et ses lettres révèlent qu’une fois adulte, celles-ci continuent de l’influencer dans ses achats (Bal D., 2010, p. 13). C’est donc assez naturellement que Beylié n’ayant ni femme ni enfant décide de faire bénéficier le musée de Grenoble (qui s’appelait alors musée Génin) de ses acquisitions. Il le fait non pas en léguant ses biens quand ses voyages sont terminés ou après sa mort, comme c’est le cas pour de nombreux coloniaux, mais en collectant directement pour le musée. Les premiers dons du général rentrent au musée dès 1887, mais c’est à partir de la deuxième campagne au Tonkin de Beylié en 1890 que les envois deviennent considérables et que Beylié achète activement avec le projet d’exposer au public (Bal D., 2010, p. 19-23). Ses envois sont si importants que le conservateur du musée, Jules Bernard (1849-1917), décide de dédier une salle entière à la collection Beylié, inaugurée en juillet 1900 (Bal D., 2010, p. 34-35). Comme l’a remarqué Danièle Bal, la démarche de Beylié n’est alors plus celle d’une collection particulière et elle atteint une visée pédagogique (Bal D., 2010, p. 28). Sur place, le militaire collecte ainsi des ensembles de céramique, de bronzes, statuaires et de mobiliers religieux qu’il juge représentatifs. Beaucoup des statues rapportées sont des copies qu’il fait faire d’après des modèles vus dans des temples. De la même manière, il réalise des moulages sur les temples d’Angkor qu’il envoie au musée de Saïgon et au musée du Trocadéro à Paris (Parmentier H., 1927, p. 245), primant le côté informatif sur l’authenticité. Son souci pédagogique va jusqu’à donner des recommandations sur la façon dont les objets envoyés doivent être présentés dans le musée (AFB, lettre, 17/05/1903). On notera que c’est lui qui fait imprimer à ses frais le premier catalogue des collections du musée de Grenoble (Beylié L., 1909b).
Le désir de partager sa collection avec le public va de pair avec son désir d’être un savant amateur reconnu. Il est membre correspondant de l’Institut de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (Pottier E., 1910), de la Commission archéologique de l’Indochine et de l’École française d’Extrême-Orient (Finot L., 1910). Sa curiosité insatiable le pousse à étudier sérieusement l’architecture des pays qu’il traverse et effecteur de nombreuses fouilles archéologiques. Ces intérêts n’étaient pas contradictoires avec sa mission militaire et, au contraire, ce violon d’Ingres s’est certainement confondu avec des missions de renseignement (Klein J.-F., 2010). Ses travaux donnent lieu à la publication de plusieurs brochures (voir bibliographie). L’aspect documentaire des croquis, gravures et photographies qui y sont publiés est unanimement salué. Ses interprétations hâtives le sont moins, et il n’est pas exempt de critiques de la part des savants établis (Finot L., 1904 ; Singaravélou P., 1999, p. 228).
Beylié en est certain, il a un œil et une expertise qui font que sa collection est unique et originale. Ainsi, à ses débuts de collectionneur, alors qu’il est encore en France, il se vante de trouvailles qui n’ont pas de valeur sur le marché de l’art et qu’il choisit non pas pour des critères esthétiques, mais pour leur intérêt propre (AFB, lettre, 2/5/1886). En Indochine, il se sent investi d’une mission documentaire pour mettre en valeur un art qui est délaissé par rapport aux arts extrême-orientaux, comme le montre cet extrait d’une lettre de 1892 à propos d’un envoi de vases en bronze : « Il reste bien entendu que mes bronzes sont tous originaires du Tonkin. […] Il ne faut pas confondre ces bronzes avec les bronzes japonais d’une exécution bien supérieure, mais qui encombrent nos marchés. Ces derniers sont très décoratifs, mais leur place n’est pas dans un musée. Ce sont malgré leurs dimensions et leur chic des objets de bazar. Mes bronzes du Tonkin sont grossiers souvent et à peine dégrossis au sortir de la fonte. Ils n’auront jamais une valeur commerciale. Ce sont les derniers vestiges d’un art local qui tend à disparaître. Personne n’a l’idée d’en acheter. Aussi pouvez-vous considérer la collection du musée comme une rareté absolue et qui ne sera appréciée que plus tard. Je la compléterai ultérieurement avec des brûle-parfum que je conserve encore chez moi. Encore une fois, il n’y a aucune comparaison à établir entre les bronzes du Japon qui sont fabriqués pour l’exportation et qui arrivent en France par bateaux entiers et de modestes bronzes qui ne tenteront aucun spéculateur et qui ne seront jamais en vente en France. On n’en fabrique du reste qu’à Hanoï et en petite quantité. » (AFB, lettre 1892 cité par Bal D., 2010, p. 30). C’est dans cette même logique ethnographique que Beylié collectionne des petites figurines (Mourer R., 2010), des jeux, des armes ou encore des costumes de théâtre. Ces objets, rares voire uniques dans les collections françaises et les pièces hybrides de la collection font aujourd’hui sa valeur historique : ceux-ci offrent des jalons précieux d’une histoire matérielle de la présence française en Indochine.
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