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Estampe d'Utamaro représentant une sauterelle posée sur un tuteur au milieu de fleurs roses et violettes.

VERJUS-JOLY Paul et Renée (FR)

Marseille, la Fée Électricité

Paul-Abel Verjus naît à Besançon le 9 septembre 1883 (AMB, 1E819). En 1907, il intègre l’École supérieure d’électricité à Paris – connue aujourd’hui sous le nom de CentraleSupélec – dont il sort diplômé en 1908 (CSE, Archives des anciens élèves, s.c.). Il s’installe alors à Marseille où il est engagé comme ingénieur au sein des Tramways de Marseille, filiale de la Compagnie générale française des tramways (CGFT), qui met en place depuis le début du siècle l’électrification de son réseau, autrefois hippomobile (Besançon, MBAA, 2MBAAB_VERJUS_JOLY_A, lettre de Renée Verjus à Denis Coutagne, 19 février 1979). Le jeune ingénieur entame donc son activité à une période charnière d’expansion et d’amélioration du réseau des lignes de tramway, desservant désormais plus facilement les banlieues des grandes agglomérations, dont Marseille, qui se développe considérablement au début du xxe siècle. Le tramway, moyen de transport rapide et peu coûteux, participe pleinement de la dynamique de la ville.

Pionnière en matière d’avancées industrielles, la cité phocéenne accueille en 1908 l’Exposition internationale des applications de l’électricité organisée par plusieurs personnalités, dont le directeur des Tramways de Marseille, et impulsée par le développement d’un réseau électrique alimenté par un ensemble d’usines hydro-électriques et à vapeur. Le livret de l’exposition explique que la tenue d’une telle manifestation à Marseille doit notamment permettre d’exporter l’électricité dans les colonies, la ville faisant figure de proue dans la politique coloniale française, en particulier grâce aux expositions coloniales qui s’y tiennent en 1906 et 1922.

1927 – 1937, dix ans au Tonkin

C’est dans ce contexte, de progrès industriel et d’expansion coloniale, que Paul Verjus est envoyé par sa société au Tonkin, province du nord du Vietnam sous protectorat français entre 1884 et 1945 (Besançon, MBAA, 2MBAAB_VERJUS_JOLY_A, lettre de Renée Verjus à Denis Coutagne, 19 février 1979). Profitant de l’engouement pour le tramway, la CGFT avait implanté, dès sa création, des filiales dans quelques villes de France, mais aussi à l’étranger. En 1901, avait d’ailleurs été créée la Société foncière de l’Indochine – rebaptisée Compagnie des Tramways du Tonkin en 1929 – dont Paul Verjus prend la direction en 1927, avec l’objectif de remonter un réseau de tramways et de créer de nouvelles lignes (Besançon, MBAA, 2MBAAB_VERJUS_JOLY_A, lettre de Renée Verjus à Denis Coutagne, 19 février 1979 ; Massiac M. de, 1937, p. 2). Le 6 mai 1927, il embarque donc pour Hanoï à bord du Porthos avec Renée Hernance Félicie Verjus (1888-1986) [Besançon, MBAA, dossier Verjus-Joly] qu’il a épousée un mois plus tôt (AD 25, 6EP1559).

Durant les dix années qu’ils passent au Tonkin, les jeunes époux se constituent un réseau d’amis et de connaissances. Paul Verjus semble être apprécié, tant par la communauté française que ses collègues de travail. En 1935, il est nommé membre français titulaire du conseil provincial de Hadong (Achard C.-L., 1935, p. 6 ; L’Avenir du Tonkin, no 11.845, 18 octobre 1935, p. 9).

Le retour en France

L’année 1937 marque le retour du jeune couple à Marseille où ils réinvestissent l’appartement que l’ingénieur avait occupé avant son départ. S’ils vivent dans la cité phocéenne jusqu’à leur mort, respectivement en 1972 et 1986, ils séjournent ponctuellement au château de la Croix-de-l’Orme qu’ils possèdent à Billy dans l’Allier. Renée Verjus y vit deux années pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que la demeure est occupée par les Allemands (Besançon, MBAA, 2MBAAB_VERJUS_JOLY_A, lettre de Renée Verjus, 12 mars 1979).

À l’exception de ces quelques informations – livrées par Renée Verjus dans sa correspondance avec le musée de Besançon –, nous n’avons que très peu d’éléments sur la vie des Verjus-Joly en France. Nous ne savons pas grand-chose de Mme Verjus, si ce n’est qu’elle pratiquait la musique, le violon et sans doute le piano, puisqu’elle mentionne un Pleyel à queue resté au château de la Croix-de-l’Orme, parmi les quelques détails personnels qui émaillent sa correspondance avec le musée. Née à Besançon dans le quartier de la Grette (AM Besançon, 1 E 835), elle conserve la maison familiale jusqu’à la fin de sa vie comme le suggèrent ses lettres. Après la mort de son époux, elle semble partager son temps entre Toulon – où elle possède un « petit cabanon pour deux » – et Marseille (AM Marseille, 2 F 402, 1 K 858 et 1 K 840 ; Besançon, MBAA, 2MBAAB_VERJUS_JOLY_A, lettre de Renée Verjus à Denis Coutagne, Marseille, le 9 avril 1980).

Sans descendance et attachée à sa ville natale, Renée Verjus, sentant sa santé décliner, prend contact avec le musée en 1979 pour offrir à sa ville natale la collection qu’elle et son époux avaient constituée, tel qu’ils l’avaient convenu. D’ailleurs, l’une de ses lettres adressées à Denis Coutagne, conservateur du musée, précise leurs intentions : « De notre séjour nous avons réalisé une belle collection d’objets chinois, laquelle devait être remise en don au musée de Besançon à notre mort n’ayant pas d’enfant » (Besançon, MBAA, 2MBAAB_VERJUS_JOLY_A, lettre de Renée Verjus à Denis Coutagne, 19 février 1979). C’est à Marseille qu’elle s’éteint, le 6 janvier 1986.

Constitution de la collection à Hanoï : diversité et fréquence des achats

Dès leur arrivée à Hanoï, Paul et Renée Verjus commencent à acquérir des objets asiatiques. Ils constituent leur collection tout au long de leur séjour au Tonkin, durant dix années. Le musée conserve dans ses archives un ensemble de 29 factures à leur nom. La première date d’août 1927 (Besançon, MBAA, 2MBAAB_VERJUS_JOLY_B2). À l’exception de l’année 1934, pour laquelle nous ne conservons aucune quittance, ils font l’acquisition de 341 objets pour un total de 16 775 piastres. Si l’on se fie à ces documents, les Verjus-Joly achètent en majorité des pièces d’ameublement (103 dont 9 paravents, 8 fauteuils, 3 armoires, 10 tabourets et 6 sellettes, 4 vitrines, 8 tapis, 3 tentures et 26 kakémonos, 12 panneaux décoratifs en matériaux variés [laque, tissu, bois, etc.], 20 lanternes, etc.), des vases (41 dont 10 en porcelaine, un en quartz et un autre en agate, 12 en métal et 7 en laque, etc.) et des pièces de vaisselle (comprenant porcelaines, céramiques diverses et pièces en argent). Mais les factures comptent également 11 brûle-parfum (en bronze, métal cloisonné, quartz rouge, jade et agate bleue), 21 statuettes (en ivoire, jade, porcelaine, marbre et en bronze), 4 armes et 6 bijoux en jade et en ambre. Parmi tous ces objets, Renée Verjus semble particulièrement attachée au paravent à huit feuilles, qui est pour elle, l’« orgueil de la collection » (Besançon, MBAA, 2MBAAB_VERJUS_JOLY_A, lettre de Renée Verjus à Denis Coutagne, 28 mars 1979 ; Besançon, MBAA, inv. I4).

Les boutiques hanoïennes

Les 29 factures émanent de 5 marchands d’Hanoï (Nguyen-Dinh-Lien dit Phuong-Hien, Lē Van Dien Boderie, la maison Cat-Thinii Nguyen-The-Long, La Perle M. Passignat et la maison Phuc-Thaï, Do-Van-Tu). La presse hanoïenne contemporaine indique que La Perle était l’un des commerces les plus importants de la ville pour les Européens qui désiraient rapporter des objets asiatiques. Marcel-Alexis Passignat (1881 – ca 1939) y travaillait avec ses fils et possédait une succursale à Saïgon (Cucherousset H. dir., 1923, 1931, 1932 ; L’Avenir du Tonkin, 1934 ; Achard C.-L. [dir.], 1939). Sa carte de visite annonce qu’il était spécialisé dans les antiquités chinoises et annamites et donne quelques exemples d’objets en vente à la boutique. Mah-jong, panneaux, broderies, meubles et paravents chinois, laques de Coromandel, brûle-parfum, bronzes, peintures sur soie, laques, jades, ivoires, kakémonos, porcelaines et autres curios constituaient le stock du marchand français, mais il vendait également des estampes européennes. Selon le journal Chantecler (16 février 1939, p. 4), Marcel-Alexis Passignat se rendait régulièrement en Chine pour acquérir des objets et trouver des intermédiaires. Dans les années trente, sa boutique connaît des difficultés financières – du fait des taxes douanières – qui le contraignent à organiser plusieurs liquidations avant de définitivement fermer son commerce hanoïen en 1936.

Sous les conseils avisés du conservateur du musée d’Hanoï

L’étude des lettres de Mme Verjus révèle que le couple faisait ses achats « avec l’approbation de Monsieur Crévost, grand-croix de la Légion d’honneur ayant fait la campagne Chine-Tonkin et conservateur du musée » agricole et commercial d’Indochine à Hanoï. Renée Verjus ajoute à son sujet : « Nous étions en termes très amicaux avec lui depuis 1927-37 et à Marseille à l’Exposition coloniale » (Besançon, MBAA, 2MBAAB_VERJUS_JOLY_A, lettre de Renée Verjus à Denis Coutagne, 30 avril 1979).

Après une brève carrière dans la Marine qui le mène au Tonkin en 1884, Charles Victor Crévost (1858-1938) se fixe définitivement à Hanoï en 1900. Il y devient le conservateur du musée en 1904. Directeur de l’institution à partir de 1919, il est également délégué à l’Exposition coloniale de Marseille en 1906 (base Léonore : 19800035/215/28264). Lors de sa disparition en 1938, Le Bulletin économique (1938, fasc. 1, p. 7-10) – avec lequel il avait collaboré plusieurs fois - évoque un personnage reconnu pour son expertise sur l’artisanat indochinois.

Histoire matérielle de la collection après le retour en France : la collection pendant la Seconde Guerre mondiale

Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que Marseille est occupée par les Allemands, le couple décide de mettre ses collections à l’abri (« Nous avons eu la bêtise de tout emporter au château à l’arrivée des Allemands à Marseille », Besançon, MBAA, 2MBAAB_VERJUS_JOLY_A, lettre de Renée Verjus à Denis Coutagne, 26 juillet 1979). Paul est requis civil pendant le conflit. Renée, quant à elle, partage son quotidien au château de la Croix-de-l’Orme avec un bataillon SS qui occupe les lieux. Dans l’une de ses lettres, elle indique avoir « vécu avec eux pendant deux ans refusant toujours de collaborer pour sauver notre collection. Hélas en vain » (Besançon, MBAA, 2MBAAB_VERJUS_JOLY_A, lettre de Renée Verjus à Denis Coutagne, 12 mars 1979). Elle est malgré tout contrainte de quitter les lieux juste avant l’été 1944, chassée par les Allemands qui incendient la demeure le 25 août après avoir exécuté plusieurs résistants. Les meubles français et une partie des objets extrême-orientaux disparaissent dans les flammes comme le confirme la donatrice dans le même courrier : « La majeure partie de notre collection unique ayant été la proie des flammes au château de la Croix de l’Orme, domaine que nous possédions à Billy (Allier). […] Rien n’a résisté y compris notre mobilier. » Seuls les communs échappent à la destruction et avec eux, quelques pièces de la collection tel qu’un piano Pleyel. « Le reste que je destinais au musée de Besançon rescapé entre deux réquisitions a été entreposé chez des amis y compris chez le fermier décédé. »

Le don au musée

C’est le 19 février 1979 que Renée Verjus prend contact pour la première fois avec le musée. Pendant plus de deux ans, elle entretient des échanges réguliers avec Denis Coutagne et Georges Barbier, respectivement conservateur et bibliothécaire au musée. Dans ces lettres, elle exprime à plusieurs reprises une volonté de conserver l’entièreté de la collection qu’elle qualifie « d’unique ». Lorsque le don est accepté par la Ville, elle se montre rassurée de savoir que celle-ci « ne subira pas les feux de la salle des ventes après ma mort » (Besançon, MBAA, 2MBAAB_VERJUS_JOLY_A, lettre de Renée Verjus à Denis Coutagne, 28 mars 1979). Enfin, dans un courrier du 27 mars 1981, Renée Verjus souligne être attachée à l’appellation « Verjus-Joly » associant le nom de famille de son époux et son nom de jeune fille, « tous deux originaires de Besançon » (Besançon, MBAA, lettre de Renée Verjus à Georges Barbier, 27 mars 1981).

Si Renée Verjus ne se manifeste qu’à la fin des années soixante-dix, le souhait des époux semble être antérieur. Dans sa correspondance, la donatrice évoque le « mobilier de France » destiné au musée qui avait été détruit lors de l’incendie du château pendant la Seconde Guerre mondiale. Sentant sa santé décliner, elle souhaite que la procédure soit rapide. Elle confirme d’ailleurs son vœu au début de l’année 1980 en demandant un transfert prompt des objets, craignant pour la sécurité des œuvres, car elle vient de subir plusieurs cambriolages (MBAAB, lettre de Renée Verjus à Denis Coutagne, 19 avril 1980).

Le 22 mars 1979, le conseil municipal accepte le don Verjus-Joly (AM Besançon, 222 W 730, séance du 30 mars 1979). Un brouillon d’un courrier de remerciements (Besançon, MBAA, 2MBAAB_VERJUS_JOLY_A, brouillon de lettre du 18 avril 1979) destiné à Mme Verjus indique que la Ville souhaite créer un musée qui retracerait les histoires des Francs-Comtois expatriés dans les colonies. Le musée des Beaux-Arts et d’Archéologie procède à trois transferts successifs de la collection en avril 1979, au printemps 1980 et enfin au début du mois de mai 1980. À ce don s’ajoute un ensemble de montres françaises offert au musée du Temps en 1979 (AM Besançon, 222W8, séance du 3 avril 1981) et un violon destiné au conservatoire.

La collection Verjus-Joly n’a jamais fait l’objet d’étude ni de publication. Les objets ont été inventoriés selon leur matériau ou leur catégorie : trépieds, vases, aiguières, plateaux et autres objets en métal (A), socles, statuettes, boîtes et objets en bois (B), céramiques et porcelaines (C), objets en pierre, jades, quartz, etc. (D), ivoires (E), tissus peints (F), bijoux (G), montres et autres pièces d’horlogerie relevant du don au musée du Temps (H), pièces d’ameublement, fauteuils, paravent, tables et vitrines (I).

Le récolement effectué lors de la première campagne décennale fait état de 244 numéros (objets et socles) au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie et 11 objets au musée du Temps, pour la plupart versés sur la base Joconde (Plateforme ouverte du patrimoine) en 2013. Parmi les nombreuses pièces données par le couple de collectionneurs, mentionnons le paravent à huit feuilles en bois et incrustations de pierres dures (Besançon, MBAA, inv. I4), l’ensemble de brûle-parfum de divers matériaux ou encore les rouleaux de peintures sur soie qui comptent une ou deux pièces signées. Enfin, loin de conserver uniquement des pièces extrême-orientales, la collection Verjus-Joly renferme également des pièces d’orfèvrerie française, témoignant du goût du couple pour le savoir-faire national et un certain art de vivre.