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Commentaire biographique

Né à Saintes en 1838, fils d’un notaire devenu négociant de cognac en 1850, Duret partage sa vie entre ce métier (jusqu’à la vente de l’affaire familiale en 1896), la critique d’art et sa passion pour la collection (Inaga, 1988, Nessler & Royer, 2010). Après des études d’économie à Londres et à Boston au début des années 1860, il connaît une brève carrière journalistique et politique dans le camp républicain (fondant en 1868 La Tribune française), qui prend fin avec l’écrasement de la Commune de Paris. Cet événement le pousse à quitter provisoirement la France entre 1871 et 1873, pour un voyage en Extrême-Orient (Japon, Chine, Inde) [Duret, 1874 ; Marquet, 1998]. Duret fréquente dans sa jeunesse Corot (1796-1875) et Courbet (1819-1877), mais surtout Manet (1832-1883), rencontré en 1865, dont il devient l’ami : le peintre réalise son portrait (1868) et lui confie par testament la vente de ses œuvres après décès (Drouot, 1884). Il écrit des textes importants à son sujet et sur les peintres naturalistes, tout d'abord dans Les Peintres français en 1867. Il rédige ensuite des textes engagés sur les impressionnistes (1878) – qu’il soutient parfois financièrement –, dont Monet (1880), Whistler (1881) ou Renoir (1883), et il leur consacre plus tard des monographies, ainsi qu’à Van Gogh (1916) et à Toulouse-Lautrec (1920).

Duret oriente sa collection selon ses deux passions – l’impressionnisme et la gravure japonaise – et il est dans ces domaines un pionnier et un militant. « Au temps où Manet, Degas, Whistler, et après eux les Impressionnistes apparaissaient et s’ouvrait le chemin, où l’art du Japon survenait comme une chose imprévue, je me suis trouvé […] à l’avant-garde […]. » C’est avec ces mots que Duret signe la préface du catalogue de la vente de 1894 d’une partie de sa collection qui disperse une quarantaine d’œuvres d’artistes de la seconde moitié du XIXe siècle qu’il avait été l’un des premiers à révéler et à acheter. Dans le domaine japonais, Duret s’intéresse presque exclusivement à la gravure sur bois : à l’ukiyo-e d’une part, mais surtout aux livres illustrés et aux albums de peintres. Il considère en effet que « les estampes […] ne représenteront l’art de la gravure au Japon qu’à l’état partiel, les livres illustrés et les albums devant en former la suite principale et permettant seuls de suivre le développement chronologique en son entier […] » (Duret, 1900a, p. 132-133). Sa connaissance de cet art se fait en plusieurs étapes. Après avoir réuni quelques livres récents de Hokusai 北斎 (1760-1849) et de ses élèves au cours d’un séjour au Japon en 1871-1872, Duret rencontre vers 1880 à Londres le Dr William Anderson (1842-1900) – auteur de plusieurs ouvrages et catalogues sur l’art, la gravure et le livre japonais –, ce qui lui permet d’étendre ses connaissances sur la gravure, et notamment de découvrir les artistes « primitifs » de l’estampe japonaise, comme Hishikawa Moronobu 菱川 師宣 (1618-1694) [Duret, 1900a ; Marquet, 1997], qu’il fera découvrir à son tour à Edmond de Goncourt (1822-1896) [Journal, 19 novembre 1885, Goncourt, 2014, p. 1199). Duret publie en 1882 une première étude sur l’histoire des livres et des albums illustrés, centrée sur Hokusai, suivie d’un texte plus général sur l’art japonais (Duret, 1884), d’un texte sur la gravure et le livre japonais (Duret, 1888), d’une note sur l’influence du Japon sur les industries d’art en Europe (Duret, 1893) et finalement d’une présentation sur l’« art de l’impression » à partir de sa collection de livres illustrés (Duret, 1900a). Sa contribution majeure tient dans cette collection de livres illustrés de l’époque d’Edo (1603-1868), patiemment réunie pendant une trentaine d’années et conservée à la BnF depuis 1899. Duret prend soin de l’accompagner d’un catalogue bibliographique et analytique qui fit longtemps référence (Duret, 1900b). À la fin de sa vie, Duret rédige également plusieurs ouvrages historiques sur la France du XIXe siècle, qui sont aujourd’hui tombés dans l’oubli.

Voyage au Japon

Théodore Duret commence sa collection japonaise lors de son voyage au Japon en compagnie du banquier Henri Cernuschi (1821-1896), entre octobre 1871 et janvier 1872 (Marquet, 1998). Il a peut-être à cette époque une première idée de l’art japonais, grâce à la visite de l’Exposition universelle de Londres en 1862 où le diplomate Sir Rutherford Alcock (1809-1897) présenta des objets japonais (Nessler & Royer, 2010, p. 29), de l’Exposition universelle de 1867 – où il déclare avoir vu des livres japonais de la collection de Philippe Burty (Duret, 1900b, p. II) — et de la section japonaise de l’Exposition internationale de Londres de 1871 (Nessler & Royer, 2010, p. 76). Les objets rapportés d’Asie par Cernuschi avec l’aide de Duret, en particulier les bronzes japonais et chinois (environ 1 500 pièces), occupent la majeure partie de l’Exposition de l’Extrême-Orient organisée à l’occasion du premier congrès des orientalistes, au palais de l’Industrie des Champs-Élysées, d’août 1873 à janvier 1874 (Maucuer, 1998, p. 35-36). Quant à ses propres achats de livres et d’estampes, Duret en partage la primeur avec Burty, qui l’a précédé dans ce domaine (lettre de Venise du 14 mai 1873, Mérieux, 2016, annexes, t. II, p. 107-108). Le premier noyau de la collection de Duret (80 numéros), composée principalement de gravures et de livres illustrés – dont un tiers de Hokusai –, mais aussi de quelques peintures (kakemono, makimono), est présenté en avril-mai 1883, lors de l’Exposition rétrospective de l’art japonais, organisée par l’historien de l’art Louis Gonse (1846-1921) à la galerie Georges Petit (Gonse, 1883, p. 183-191). C’est la seule fois que celle-ci fut montrée au public.

La première collection japonaise

Une partie de la collection japonaise de Duret est vendue, par la même galerie, dix ans plus tard, vers février-mars 1893 (Inaga, 1994 ; Nessler et Royer, 2010, p. 190), pour régler ses problèmes financiers, tout comme le sera une partie de sa collection impressionniste (Cézanne, Degas, Manet, Monet, Renoir, Sisley, Pissarro, Whistler, etc.), dispersée le 19 mars 1894 chez Georges Petit également (42 tableaux et pastels) pour 158 885 francs (Dauze, 1894). La vente de 1893 ne donne pas lieu à un catalogue et son contenu exact, de même que le nombre de lots reste donc inconnu. Elle comporte sans doute les deux rares estampes chinoises en couleurs acquises par Henri Vever (1854-1954) [Migeon, 1894, p. 292]. Seules trois estampes japonaises de cette vente sont aujourd’hui identifiées, car elles entrèrent en 1932 au Louvre par le legs Raymond Kœchlin et sont conservées au musée Guimet (EO 3253, Tōyō Eikaken ; EO 3294, Hokusai ; EO 3340, Okumura Masanobu) [Guérin, 1932]. Duret déclare au sujet de cette vente dans une lettre à Goncourt (13 mars 1893, Inaga, 1988, p. 596) : « J’étais écrasé sous le poids de ma collection japonaise, elle me prenait tout mon temps et me tenait l’esprit absorbé. » Selon Camille Pissarro (1830-1903), Duret aurait vendu sa collection de livres et de gravures non pas chez Georges Petit, mais à la galerie Boussod et Valadon (lettre de Camille Pissarro à son fils Lucien, 3 mars 1893, Inaga, 1988, p. 596). La même année 1893, Duret donne un « masque comique » de théâtre au musée du Louvre (EO 5, 5 décembre 1893), puis cinq masques de nō en 1894 (EO 139 à 144, 24 novembre 1894) [Registre de l’Inventaire du musée national des Arts asiatiques – Guimet) et à nouveau deux masques en 1895 (26 janvier 1895 ; Fimbel, Brossier et Monnot, 2014, p. 55). Il vend également en 1894 au Louvre sa collection de 28 peignes d’ornement japonais des époques d’Edo et de Meiji (XVIIIe-XIXe s.), au prix de 2 000 francs (Mérieux, 2016). De même que six des masques, ces peignes sont conservés au musée Guimet (EO 99 à 126) et présentés pour dix d’entre eux dans la collection permanente (en 2019). Duret a consacré un article à ce sujet dans la revue Le Japon artistique, avec deux photographies et de nombreuses gravures extraites de ses livres illustrés (Duret, 1890). Cette collection de peignes japonais fut remarquée à l’époque pour sa rareté, notamment par Philippe Burty, qui les évoque dans les années 1880 dans ses carnets et qui en a fourni à Duret, en échange d’autres objets japonais (Mérieux, 2016, annexes, t. II, p. 39, p. 51). Ajoutons que cette collection s’étendait à des peignes indiens, espagnols et français : une cinquantaine de pièces sont données en 1924 par Duret au musée de la Ville de Paris, Petit Palais, par l’intermédiaire d’Henry Lapauze et sont entrées au musée Galliera. 

La collection de livres illustrés japonais

La plus importante partie de la collection japonaise de Duret, constituée de livres xylographiques illustrés de l’époque d’Edo (XVIIIe-XIXe s.), est vendue à la Bibliothèque nationale le 20 mars 1899 pour la modeste somme de 12 000 francs (contre une estimation à 60 000 francs) [Lambert, 2008, p. 12]. Le critique François Thiébault-Sisson (1899) témoigne en ces termes ironiques du tournant que constitue cette acquisition : « Quelle profanation ! Duplessis [conservateur du Cabinet des estampes de 1885 à 1898] doit en frémir encore dans sa tombe, mais lui seul à vrai dire frémira, car nul ne conteste aujourd’hui à l’art de plus en plus goûté du Japon toutes les qualités qui le rendent digne d’aller de pair avec celui que les races européennes ont créé. » Le caractère exceptionnel de cette collection, d’une « importance capitale pour l’étude de l’illustration au Japon » (Hovelaque, 1900, p. 374) et permettant « de poursuivre une étude d’ensemble sur une des branches les plus intéressantes du livre illustré » (Migeon, 1899, p. 227) est souligné d’emblée. La collection fait l’objet d’un catalogue rédigé par les soins de Duret (1900b) avec l’aide de Gaston Migeon (1861-1930), conservateur au Louvre, d’Émile Deshayes (dates inconnues), conservateur au musée Guimet, et d’un lettré japonais du nom de Kawada K. (dates inconnues), attaché au musée Guimet. L’érudit japonisant et collectionneur Emmanuel Tronquois (1855-1918) affirme avoir également participé au classement de cette collection avant 1894 (Marquet, 2002, p. 163). Ce catalogue comporte 581 titres, pour 1 392 volumes, qui sont conservés à la Réserve du département des Estampes et de la Photographie, sous les cotes Rés. Dd-1 à Dd-1392. Il s’y ajoute trois recueils factices de surimono, entrés également au cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale à cette date (Rés. Od-171-Pet. fol à Od-173-Pet. fol, numérisés sur Gallica). Cet ensemble remarquable représente 439 gravures « privées » de Nouvel An, de plus d’une trentaine d’artistes ukiyo-e – à commencer par Hokusai et Kubo Shunman 窪俊満 (1757-1820) –, accompagnées de poèmes kyōka, et réalisées entre 1790 et 1812 (Narasaki, 1990, p. 182-230 et fig. 149-277). La partie de la collection Duret qui est aujourd’hui conservée à la BnF constitue le plus important et le plus précieux fonds de livres xylographiques japonais de l’époque d’Edo dans les collections publiques françaises. Les ouvrages du XVIIsiècle (75 titres), en particulier, présentent souvent un caractère de grande rareté, avec plusieurs unica, non conservés même dans les collections au Japon, notamment des livrets de théâtre de marionnettes (jōruribon) [Torigoe, 1968] et des récits illustrés (Yoshida, 1985). Cette collection a été constituée en vue de proposer un panorama complet du livre illustré japonais sur trois siècles, du début du XVIIe siècle – avec une édition de l’Ise monogatari de 1608 – à la fin du XIXe siècle, en cherchant les meilleurs exemplaires et en proposant un éventail aussi large que possible de genres. Le classement de la collection est fondé à la fois sur la chronologie, sur les genres littéraires et sur les illustrateurs. Une grande importance est accordée également aux livres illustrés par Hokusai (Bouquillard et Marquet, 2007), qui représentent plus de 100 titres, reflet de l’intérêt pour cet artiste en France à l’époque du japonisme. Certains livres proviennent d’anciennes collections de grands écrivains – tels Ōta Nanpo (1749-1823), Kyokutei Bakin (1767-1848) ou Shikitei Sanba (1776-1822) – et de célèbres collectionneurs japonais des XVIIIe et XIXe siècles. Des cachets attestent aussi d’achats auprès du marchand japonais Hayashi Tadamasa (1853-1906), installé à Paris à partir de 1883 et dont la boutique ouverte en 1890 au 65, rue de la Victoire fournissait les amateurs à l’époque du japonisme. Le musée Rietberg de Zürich possède un album factice de 93 gravures surimono accompagnées de haikai, des années 1827-1872, ayant appartenu à Duret (Gross et Thomsen, 2019) : Baiminō hokku surimono chō (don Gisela Müller et Erich Gross, 2018.923 bis 1018). Les œuvres de la collection Duret portent deux types de marques de collection : soit un cachet vert en forme de fleuron, reproduit sur la couverture de son catalogue (Duret, 1900b) et référencé au catalogue Lugt (L. 2845), soit un cachet rouge rectangulaire formé par le dessin des lettres de son patronyme.