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Jules et Valentine Adeline, curieux collectionneurs

Jusqu'à récemment, Jules Adeline (1845-1909) architecte-aquafortiste, est une figure restée dans l’ombre, l’ombre de certaines de ses ténébreuses illustrations, parues en nombre dans des ouvrages rouennais. Il apparaît comme l’illustrateur incontournable de la vieille ville médiévale de Rouen.

En 1973, la découverte de quelques aquarelles d’un recueil uchronique Rouen tel qu’il aurait pu être de 1900 (Adeline J., 1910, p. 45), puis en 1996, la vente publique de sa bibliothèque accompagnée de nombreux travaux inédits a orienté différemment le regard des historiens et amateurs éclairés. Prévoyant et soucieux du devenir de ses collections et de sa production, Adeline avait légué à son décès en 1909, une grande partie de son œuvre à la bibliothèque de Rouen, ses collections d’arts graphiques au musée de peintures et sa remarquable collection asiatique au muséum de Rouen. Vivant avec, pour et dans leurs collections théâtralisées spécialement mises en scène dans leur logis du 36, rue Eau-de-Robec à Rouen, l’artiste et son épouse Valentine Adeline (1855-1907) illustrent ainsi la riche démarche méconnue d’un couple de collectionneurs curieux et minutieux.

Né à Rouen et élève au lycée impérial, le jeune Adeline devient de 1863 à 1870 apprenti chez un architecte rouennais. Las du travail de maître d’œuvre, il ne poursuivra pas dans cette voie après les conflits de 1870, à l’exception de la réalisation de monuments commémoratifs tout au long de sa carrière.

Adeline est marqué par une enfance où l’imprimé était omniprésent, en particulier les grandes gravures sur bois du Magasin pittoresque qu’il copie ou colorie quotidiennement. Dans les couloirs et les salons de la demeure familiale, le jeune Jules côtoie les collections de son père, artiste-rentier, Louis André Adeline (1807-1871). En 1865, alors âgé de vingt ans, Jules Adeline, passionné par toutes ces images et atteint de « catalogographie aiguë » (Adeline J., 1910, p. 36), éprouve le besoin d’inventorier ces collections et constitue deux dossiers manuscrits recensant les œuvres de son père : un premier catalogue pour la bibliothèque de près de 300 items, puis un second pour les tableaux et dessins, de 41 œuvres, complété des 1035 gravures. Composées de dessins de Grandville (1803-1847), des originaux des campagnes napoléoniennes d’Hippolyte Bellangé (1800-1866) et de Charlet (1792-1845), d’aquarelles de Camille Roqueplan et d’Alfred Johannot, de centaines de gravures dont celle de Henri Breviaire, ainsi que d’une large collection de 350 prospectus illustrés, les collections du père de Jules Adeline resteront dans la maison jusqu’au décès de ce dernier et viendront répondre à la scénographie du logis et aux nouvelles pièces acquises par le couple à partir de 1874.

Adeline, libéré de son métier d’architecte, publie rapidement, dès 1876, des recueils d’eaux-fortes tels que Rouen disparu (1876), Rouen qui s’en va (1876), Le Musée des Antiquités et de Céramiques (1882) et Les Ponts de Rouen autrefois et aujourd’hui (1879) dans la réalisation desquels il engage tout son savoir-faire technique et artistique, pour des portfolios luxueux tirés à petit nombre. Autour de ces recueils pour bibliophiles, Adeline entame rapidement une seconde production de livres de vulgarisation, tel que le Lexique des Termes d’Art (1884), publié en trois langues dont plus de 20000 exemplaires pour la France, et Les Arts de Reproduction Vulgarisés (1895).

Grâce à ses recherches permanentes, l’architecte-graveur développe une multitude de centres d’intérêt : archéologie, histoire de l’architecture, histoire des costumes, photographie, théâtre, muséographie, scénographie, affiche, japonisme, chats… Peu à peu transformées en collections compulsives, ces diverses passions se retrouvent publiées dans les illustrations ou textes d’Adeline, prenant la forme de couvertures, de têtes de lettres, de lettrines ou d’articles destinés au cercle des bibliophiles de la ville de Rouen, mais aussi pour de nombreux journaux et revues nationales.

Devenu l’ami de Chamfleury (1821-1889) dès 1872 grâce à leur amour commun pour les chats, c’est sans nul doute à partir de Sèvres, où Champfleury demeure comme administrateur de la Manufacture, que les relations parisiennes d’Adeline s’aiguisent. Les visites annuelles au Salon ou aux Expositions universelles (1878-1898) représentent pour Adeline des occasions inespérées de découvrir le monde artistique parisien, mais aussi de rencontrer les promoteurs du japonisme. Sa riche correspondance et ses notes permettent aujourd’hui d’identifier clairement ses connaissances et les rapports qu’il tisse avec certains grands critiques ou artistes du XIXe siècle comme Louis Gonse (1846-1921), Philippe Burty (1830-1890), Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1879), Arsène Houssaye (1814-1896), Félix Bracquemond (1833-1914), Jules Chéret (1836-1932), Edmond de Goncourt (1822-1896), Émile Gallé (1846-1904) et les éditeurs parisiens tels Albert Quantin (1850-1933), Léon Conquet (1848-1997), Émile Testard…

L’intérêt de Champfleury pour le Japon est très manifeste dans son livre Les Chats mais aussi à travers son goût pour les céramiques et la faïence qu’il est amené à étudier en tant qu’administrateur de la Manufacture de Sèvres. Le travail commun entrepris pour la seconde édition du Violon de faïence (1885) est l’occasion pour Champfleury de transmettre en 1883 à Adeline un carnet d’estampes qu’il lui recommande d’étudier pour la réalisation de la quinzième eau-forte intitulée Le Rêve de Dalègre. Il s’agit en réalité de l’album no 3 de la Manga d’Hokusai d’après lequel Adeline copiera la tête du fantôme d'une femme menaçant un homme de ses griffes, pour l’intégrer à l’eau-forte voulue par Champfleury.

Les premières esquisses, gravures, dessins ou annotations d’Adeline attestent son engouement pour le travail artistique oriental, goût qui s’accentue à partir de 1873. Dans les diverses collections aujourd’hui accessibles, on trouve quelques fugaces témoignages de cet engouement, comme un projet de carte de visite japonisante et surtout une aquarelle très travaillée de 1874 représentant une Européenne dans un magasin japonais, à la manière d’Henry Somm. Les relations d’Adeline avec ce dernier lui ouvrent très probablement les portes de l’édition de la toute nouvelle revue Paris à l’eau-forte à partir de 1873. Adeline est invité par cet hebdomadaire fondé par Richard Lesclide (1825-1892) et le peintre Frédéric Régamey (1845-1925) à illustrer d’eaux-fortes les textes des divers rédacteurs. Dans le numéro du 4 janvier 1874, L’Art et la curiosité, on trouve, pour illustrer l’article de Richard Lesclide, ce qui constitue peut-être la première vignette d’Adeline traitant de la thématique encore naissante des Chinoiseries. Cette petite eau-forte maladroitement gravée, avec une calligraphie tentant de s’approcher des idéogrammes, est loin de la qualité des estampes japonaises copiées entre autres par Frédéric Régamey pour l’article Le Japon - premier récit.

Lors du mariage de Jules Adeline en 1874, la société d’acquêts contractée entre les deux époux signale, entre autres pour le futur mari, des œuvres d’art. Néanmoins il est aujourd’hui encore impossible de préciser plus solidement le contenu exact de ces termes et d’identifier clairement la découverte du Japon par l’artiste. Il est cependant certain que la collection qui sera léguée en 1909 à la ville de Rouen est, dès le début du mariage d’Adeline avec Valentine Houssaye, en train de se concrétiser. Le couple semble s’immerger doucement dans le japonisme, intégrant ce courant aux événements simples de leur vie. Même les animaux du couple se fondent dans cette image du monde flottant avec dans un premier temps, « des poules de Houdan, dont les attitudes fières faisaient songer encore à des bois japonais » puis des paons (Adeline J., 1910, p. 14).

Rapidement, dans l’esprit des Adeline, les chats, la poupée Mi-ki-ka et l’intérieur du logis deviennent des sujets inséparables, emblématiques du couple. Leurs cartes de visite font sans cesse référence à ces trois thématiques. Tout au long de sa carrière et ce, dès 1874, Adeline intègre même dans ses cartes ou dans divers dessins une graphie japonaise. Ces petites calligraphies évoquent un dialogue, un nom ou encore le caractère d’un chat. La justesse du dessin des idéogrammes n’est pas aussi précise que souhaitée et ne résiste pas toujours au travail expert d’une traduction. Mais le souci d’être dans le ton et de « faire japonais » est inséparable du travail d’Adeline, qui n’hésite donc pas à être secondé dans ses recherches par des Japonais.

Mais ce qui caractérise surtout le couple Adeline, c’est la volonté de mettre en scène leurs collections. En effet, le logis du 36, rue Eau-de-Robec constitue un petit musée de province à part entière. Certains parisiens, comme Émile Gallé, viennent visiter ce petit écrin aménagé par le couple. Maurice Guillemot, directeur de la Revue monégasque (1893), se déplace pour bénéficier d’une visite chez Adeline et, stupéfait, publie un article élogieux sur ce petit paradis rouennais au pied des eaux du Robec.

En trente ans, les achats d’Adeline semblent importants en quantité, mais ne présentent pas de réelle qualité. La recherche de la « pièce rare » n’est d’ailleurs pas l’objectif déterminant de cette passion, et Adeline mentionne, à plusieurs endroits dans ses écrits, l’achat de bibelots ou de petites estampes pour quelques sous. Adeline côtoie donc bon nombre de vendeurs d’art japonais. Les relations parfois durables avec ces vendeurs ne sont plus à démontrer, et les rapports privilégiés, lors des achats, chez Mitsui, rue Saint-Georges ou au Bazar Parisien à Paris ne sont pas les seuls points d’entrée pour les acquisitions. On trouve au dos de certaines des estampes achetées à Paris par Adeline le cachet de la boutique À l’Empire Chinois, 53 rue Vivienne, Thés et Chinoiseries, répertoriée depuis les années 1863 à Paris. Il achète donc dans toutes ces échoppes qui vendent encore un peu de tout ce qui concerne l’Orient, avant d’affiner ses recherches et de voir naître en particulier à partir de 1878 des galeries comme celle de Siegfried Bing, Fantaisie japonaise, au 19 rue Chaussat à Paris.

Chaque œuvre exposée dans le logis est installée de telle sorte qu’opère un travail cinétique de recherche d’effet cher à Jules Adeline, lors de déplacements au sein d’une pièce. Il utilise de même les grandes pièces japonaises afin de structurer l’espace, notamment les pagodes aux angles du salon. Il précise dans son Logis et l’Œuvre (1910) bien cette volonté commune avec son épouse de trouver une place pour chaque objet.

La collection n’est pas pensée uniquement comme une simple accumulation du plus grand nombre de pièces, mais bien comme un élément intégré au quotidien et à l’espace de vie du couple. Les différentes vues de l’intérieur des Adeline laissent entrapercevoir ce que l’énumération des diverses collections sous-entend : un entassement de cabinet de curiosités « bien XIXe siècle » rééquilibré tout de même par les velléités didactiques de l’aquafortiste-architecte.

Bien qu’Adeline soit orienté vers les arts graphiques par sa formation, sa collection de japonaiseries embrasse tous les secteurs artistiques. Ainsi au fil des voyages et des visites, le couple, ou Adeline seul, accumule de nombreuses estampes (Hokusai, Hiroshige, Utamaro, Kunyoshi…), des céramiques (plats, vases cylindriques, sculptures), statues, pagodes, masques, poupées, sabres… La collection du couple comprend aussi des bibelots, petits animaux, kakémonos, affiches, éventails, jouets, divers objets comme de petits théâtres de papier mais aussi une part de mobilier utilisé pour présenter les japonaiseries, (lampes, étagères, commodes…).

Si Adeline possède effectivement des pièces dans tous les domaines artistiques, la thématique des poupées est particulièrement bien représentée. On dénombre en effet une série importante de pièces dans les étagères en bambou du salon au premier étage de la maison rue Eau-de-Robec. Adeline est l’un des premiers japonisants spécialiste des poupées. On trouve ici des guerriers, samouraïs, des acteurs de théâtre Noh, des danseurs et des divinités. Les masques Noh accrochés de-ci de-là dans la maison ne constituent toutefois pas un ensemble important et la plupart sont suspendus dans l’atelier du second étage où Adeline se réfugie pour travailler.

En 1885, la collection comporte déjà les pièces maîtresses du musée adelinien. Le mannequin à l’armure, les céramiques, les pagodes ou encore la célèbre poupée Mi-ki-ka achetée avant 1883. Ce personnage de Mi-ki-ka dont la gravure, refusée au Salon de 1887, sera exposée à la Galerie Durand-Ruel en 1890 à la Deuxième Exposition des peintres-graveurs, accompagnera dorénavant le couple Adeline sur ses cartes de visite, papiers à lettre, cartes postales, autoportraits, etc. À l’inventaire du legs Adeline en 1909, cent six pièces sont référencées dont beaucoup s’avèrent d’une qualité discutable.

Les japonaiseries d’Adeline ne sont ni anciennes, ni des pièces maîtresses de l’art japonais. Adeline, à l’instar d’autres collectionneurs, s’approvisionne dans les boutiques parisiennes sans forcément chercher la pièce unique ou ancienne. Adeline se trompe même sur la datation de la poupée Mi-ki-ka, qu’il situe au XVIIIe siècle, soit une centaine d’années trop tôt. Mais pour le couple, qui fait parfois les découvertes et procède aux achats ensemble, puis pour Adeline seul, après le décès de sa femme, ces pièces ont une valeur sentimentale, voire mélancolique. Elles sont des marqueurs mémoriels des voyages et de cette vie commune, des souvenirs de rencontres ou des présents d’amis plus ou moins proches tels ceux de Siegfried Bing. Les Ningyoh des Adeline sont manipulées et mises en scène, leur vêtement ou leurs accessoires peuvent être changés, prouvant ainsi l’ignorance du couple, à la fois des traditions nippones et du rôle de certaines de ses poupées dans la société japonaise.

Seules quelques pièces de la collection déposées aujourd’hui au Muséum d’histoire naturelle de Rouen sont remarquables : la poupée Samouraï Mi-ki-ka, aujourd’hui manquante dans les inventaires et non localisée, un masque Noh pour un rôle de vieillard daté de la fin du XVIIe ou du début du XVIIIe siècle, l’armure de samouraï o-yoroi du milieu du XIXe siècle, mais aussi des pièces plus importantes et qui vont bien au-delà du simple achat de petit collectionneur. L’on trouve ainsi les multiples pagodes ou encore un grand bronze japonais qu’Adeline affectionne particulièrement, dessine et décrit à de nombreuses reprises.

La collection japonaise d’Adeline, on l’a vu, fait partie intégrante de son logis et de ses collections. Dans son œuvre, à la fois gravé et dessiné à destination de nombreux éditeurs rouennais et parisiens, Adeline introduit constamment dans ses compositions des éléments de sa collection. À titre d’exemple, lors de la rédaction de l’ouvrage Le Chat d’après les Japonais (1895), tiré des discours de l’Académie de Rouen, Adeline fait montre à la fois d’une grande connaissance de la représentation des chats dans la production artistique et artisanale nippone, mais aussi des artistes et de leurs techniques. Il reproduit pour cela en lithographie des détails d’estampes des grands maîtres tels Hokusai ou Hiroshige. Ces modèles sont directement étudiés d’après les livres, revues et originaux qu’il possède a priori en grand nombre dans sa bibliothèque.

Adeline s’attache, en grand amateur d’art, à une observation approfondie de ses estampes, et le choix d’acquisitions pour sa collection est pertinent en regard de ses autres centres d’intérêt. Sa collection de poupées sera, quant à elle, l’une des seules de cette envergure en France et, à ce titre, remarquée par plus d’un amateur. Adeline utilise ses poupées dans les compositions de nombreux dessins tirés de photographies mises en scène par lui-même.

Pour parfaire la diffusion de ce rassemblement japonisant peu commun, Adeline entreprend en 1890, un nouvel ouvrage : Poupées et Magots. Il est composé initialement de vingt-cinq eaux-fortes et d’un texte d’accompagnement. Pour cette publication, le collectionneur prend le temps de théâtraliser sa collection dans l’antichambre du grand salon et de photographier ses mises en scène. Pour ce livre, il travaille en associant dans ses compositions photographiques ses poupées avec d’autres céramiques ou bibelots japonais. À partir de ces vingt-quatre photographies, il ne gravera seulement que quatre eaux-fortes et l’album projeté ne sera jamais achevé, ni publié comme le note Adeline en 1909 dans son catalogue raisonné à la rubrique « ouvrage projeté » :

« [L’album] devait reproduire les Poupées Japonaises (costumées), les Statuettes coloriées, les Grès, etc. de ma collection, pièces recueillies depuis plus de trente ans, chez nombre de marchands japonais de Paris, dont les magasins n’existent plus depuis longtemps, et qui ne ressemblent nullement aux horribles et vulgaires poupées et statuettes d’aujourd’hui. » (Adeline J., 1910, p. 14)

De 1874 à 1900, Adeline est à Rouen un japonisant isolé. Il se retrouve quasiment seul, à l’exception de Jules Hédoux (1833-1905), avocat, ambassadeur de cette passion. Il est possible, tout de même, au travers de son travail, de découvrir quelques clients rouennais ouverts au japonisme. Jules Adeline est un artiste méticuleux et soucieux de s’informer sur tout et en particulier des techniques graphiques. Pour cela, il visite quantité d’expositions parfois spécialisées, comme l’exposition de gravures japonaises qui se tient en 1890 au musée des Beaux-Arts à Paris. Ses découvertes sont relatées régulièrement dans des communications et articles qu’il publie.

L’art japonais constitue pour Jules Adeline le summum d’un art qu’il s’approprie en européen. Couleurs, précision, justesse, intelligence du trait et attention à la narration de l’image, sont pour lui des qualités que seules les estampes japonaises atteignent. Il finit même par conclure son opuscule sur Le Chat chez les Japonais par un verdict sans nuance : […] « nous serons toujours inférieurs aux artistes du pays charmant d’Extrême-Orient ».