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Commentaire biographique

Officier de marine, explorateur, infatigable passeur de l’art khmer, la carrière de ce tourangeau fils d’avocat intrigue par ses paradoxes. Marin, il souffre du mal de mer et s’ennuie dans cette vie très réglée. Le hasard fait qu’en Indochine, il est embarqué dans une mission d’exploration qui changera sa vie, l’amenant à la consacrer inlassablement à l’art khmer. Il monte d’autres missions pour recueillir une importante collection et bataille pour créer un musée indochinois alors que personne en France ne s’intéresse à cet art. Le musée enfin créé, dont il est nommé conservateur, connaîtra une histoire mouvementée. Cet autodidacte enthousiaste, comme d’autres avec lui, n’est guère reconnu par les institutions savantes, sans doute pour cette raison.

Entré à l’École navale de Brest en 1858, aspirant, puis enseigne de vaisseau en 1864, il effectue de nombreux voyages avant de toucher Saigon en 1866. Bon dessinateur, il est attaché à la Mission d’exploration du Mékong dirigée par le capitaine de frégate Ernest Doudard de Lagrée (1823-1868), secondé par le lieutenant Francis Garnier (1839-1873), au cours de laquelle il découvre les ruines d’Angkor qui le fascinent, comme il le racontera dans son Voyage au Cambodge, paru en 1880. « La vue de ces ruines étranges me frappa, moi aussi, d’un vif étonnement : je n’admirais pas moins la conception hardie et grandiose de ces monuments que l’harmonie parfaite de toutes leurs parties. L’art khmer, issu du mélange de l’Inde et de la Chine, épuré, ennobli par des artistes qu’on pourrait appeler les Athéniens de l’Extrême-Orient, est resté en effet comme la plus belle expression du génie humain dans cette vaste partie de l’Asie qui s’étend de l’Indus au Pacifique […] c’est, en un mot, une autre forme du beau. » (Delaporte L., 1880, p. 10). Au passage, notons l’inévitable mention de la Grèce classique, présente dans tant de récits de voyages en Asie, comme si le détour par un jalon connu et reconnu de l’histoire européenne s’imposait pour inscrire ces arts étranges dans l’universelle communauté humaine.

La mission tourne au désastre, car aux difficultés matérielles, aux rigueurs du climat, à l’hostilité de certaines populations, s’ajoute la mort, de maladie, de son chef, Doudart de Lagrée, au Yunnan en 1868. « À tous points de vue, cette perte est irréparable : c’était un homme d’une bonté rare et d’une grande valeur. Il s’était acquis notre affection à tous, Français et indigènes. Sa sollicitude constante n’avait cessé de veiller sur chacun de nous, tandis que sa fermeté inébranlable avait réussi à faire plier les plus grandes résistances et à nous conduire là où tant d’autres auraient échoué. Il était un chef » (Beauvais de R., 1931, p. 165). Francis Garnier prend la tête de l’expédition qui arrive à Saigon en juin 1868, saluée par la foule.

De retour en France, le récit de l’expédition, dû à Garnier épaulé par Delaporte, publié dans Le Tour du monde avec photographies et dessins (1868-1869), contribue à ancrer cette mission dans l’imaginaire collectif de la geste colonisatrice française. Fait lieutenant de vaisseau en 1869, officier de la Légion d’honneur en 1872 (LH//702/62), Delaporte n’aspire pourtant qu’à retourner au Cambodge et obtient une nouvelle mission, sous l’égide des ministères de la Marine, des Affaires étrangères, de l’Instruction publique, avec l’appui financier de la Société de géographie, dans le but d’étudier la navigabilité du Fleuve rouge et de collecter « statues, bas-reliefs, piliers et autres monuments d’architecture ou de sculpture présentant un intérêt d’archéologie et d’art » d’après l’Arrêté du ministère de l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux-arts du 7 mai 1873 (AN F17 2359)

À son arrivée en Indochine en 1873, Delaporte met à profit la saison des pluies pour monter une expédition aux ruines d’Angkor ; il recrute des collaborateurs volontaires pour l’accompagner. Son but est de collecter des œuvres d’art, comme il s’en explique dans son rapport au ministre de l’Instruction publique en 1874 : « J’avais pu visiter avec le regretté Commandant de Lagrée les ruines d’Angkor et quelques autres appartenant à l’époque des Khmers. La vue de ces restes imposants m’avait fait concevoir dès lors le désir d’enrichir notre musée national de quelques-unes de ces richesses artistiques dont il n’existe encore aucun spécimen en Europe » (Delaporte L., 1874, p. 2517). Il embarque avec tout le matériel, les cadeaux officiels et le personnel nécessaires.

L’expédition avance sur deux front pour rallier Angkor et couvrir le plus de terrain possible, en butte aux vicissitudes habituelles en zone de forêt tropicale. À Angkor, l’équipe se met au travail, débroussaille, dégage, photographie, dessine, établit des relevés des ruines, prend des moulages. Mais les conditions sont telles que presque tous les membres tombent malades, y compris Delaporte. Chargeant tant bien que mal les caisses sur des barques, l’expédition retourne à Saigon sur ordre du gouverneur à l’automne 1873. Puis c’est la France pour Delaporte, avec cent-deux caisses remplies de croquis, moulages et originaux, dont environ soixante-dix pièces de sculpture et d’architecture.

Delaporte est bien décidé à montrer ses merveilles au public français. C’était sans compter sur l’incompréhension des milieux museaux hexagonaux ; le Louvre, puis le palais de l’Industrie déclinent l’offre. Apparemment, l’affaire provoqua des bisbilles entre les directeurs du Louvre et des Beaux-arts. Reste le palais de Compiègne, où il installe la collection en 1874, mais la situation n’est pas reluisante dans le « purgatoire compiégnois » selon l’aimable formule de Pierre Baptiste dans le catalogue Angkor. Naissance d’un mythe. Louis Delaporte et le Cambodge : « Le château de Compiègne n’est pas fait pour un pareil emploi. Il n’y a rien de ce qu’il faut pour devenir un musée. On y a mal à propos joint aux antiquités cambodgiennes quelques vitrines de haches de pierre et de débris gallo-romains dont la place était à saint-Germain. Qu’on le débarrasse au plus tôt de cet ameublement scientifique qui jure avec l’ameublement officiel dont il est encombré depuis le Premier Empire. Qu’on rende à Paris ce qui appartient à Paris : les documents dont ses travailleurs ont besoin pour comprendre et rattacher ensemble les âges successifs de ces civilisations intermittentes qui, en se remplaçant, aboutiront finalement à la civilisation universelle » (Baptiste & Zéphir, 2013, p. 117-118). En 1878, la reconstitution de la fameuse Chaussée des géants est fort admirée à l’Exposition universelle, autant par la presse que par le public, prouvant que l’intérêt pour cet art si singulier n’attend pas le bon vouloir des autorités officielles. Mais la collection est alors reléguée dans les sous-sols du palais du Trocadéro.

Entre-temps, Delaporte épouse Hélène Savard en 1876, un mariage heureux qui lui adjoint une collaboratrice dévouée et financièrement à l’aise. Il prend sa retraite de l’armée et s’attelle à l’écriture de son Voyage au Cambodge, publié en 1880 ; ce travail le persuade qu’il lui manque des documents pour saisir vraiment l’essence de l’art khmer. Il ne baisse pas les bras, malgré une santé déjà ébranlée, et sollicite une nouvelle mission auprès du ministère de l’Instruction publique, subventionnée en partie par la Société académique indochinoise, pour compléter les collections du musée. Cette fois, il sait qu’il ne peut rien laisser au hasard : il prépare minutieusement chaque étape, choisit ses collaborateurs, établit un programme de travail qu’il pourra contrôler pas à pas. Arrivé fin 1881, il est vite terrassé par la fièvre et la maladie, rapatrié en 1882, laissant les plus vaillants de ses collaborateurs mener à terme la mission. Moulages, photographies et originaux rejoignent les collections entreposées au Trocadéro, qui sont exposées à partir de 1882. Le Musée indochinois va se créer presque en catimini au Trocadéro, alors que Delaporte suscite de nouvelles missions, auxquelles il ne pourra participer en raison de sa santé défaillante, afin de compléter les collections de moulages en 1887-1888. En 1889, il est nommé conservateur des collections khmères du palais du Trocadéro à titre gratuit. Les dix années suivantes sont consacrées à la rédaction de son opus magnum Les Monuments du Cambodge en trois volumes. Il meurt en 1925, remplacé par Philippe Stern (1895-1979), auteur d’une thèse de l’École pratique des hautes études sur le Bayon à Angkor. Entre 1927 et 1936, date de fermeture définitive du musée, plusieurs échanges ont lieu avec le musée Guimet, qui souhaitait créer une salle consacrée à l’art indochinois.

Constitution de la collection

De la première expédition de 1873, Delaporte détaille les résultats de la mission dans son Rapport fait au Ministre de la marine, des colonies et au Ministre de l’instruction publique : environ 70 pièces de sculpture et d’architecture, qu’il décrit, des moulages, des plans, élévations et photographies « de plus de vingt monuments remarquables ». L’Art khmer du comte de Croizier en dresse un catalogue raisonné. La collection s’enrichit lors des expéditions suivantes mais souffre d’être ballottée entre Compiègne et Paris où elle est partiellement présentée à l’Exposition universelle de 1878, puis déposée au palais du Trocadéro. De 1927 à 1936, divers mouvements entre le musée indochinois et le musée Guimet tendent à rationaliser les collections : originaux à Guimet, moulages au Musée indochinois. En 1936, lorsque celui-ci ferme définitivement, les moulages sont traités avec une indifférence totale, mal entreposés dans des lieux divers sans souci de conservation. Ils seront restaurés in extremis à l’occasion de l’exposition de 2013 au Musée national des arts asiatiques – Guimet.

La remarquable couverture photographique des différentes missions est déposée aux archives photographiques du musée, ainsi que nombre de relevés et plans.