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Estampe d'Utamaro représentant une sauterelle posée sur un tuteur au milieu de fleurs roses et violettes.

GONCOURT Edmond et Jules de (FR)

Commentaire biographique

Pour une biographie détaillée des deux frères, il convient de se reporter à l’étude de Dominique Pety sur le site du Dictionnaire critique des historiens de l’art de l’INHA. Romanciers naturalistes, historiens de l’art du XVIIIe siècle, dont ils furent grands amateurs, ils s’intéressent aussi aux arts de la Chine et du Japon, progressivement disponibles à Paris dès le Second Empire. C’est ce second aspect qui va être ici étudié.

Ils se prétendent pionniers dans ce domaine, à un moment où les objets chinois apparaissent en grand nombre sur le marché parisien, notamment après le sac du Palais d’été en octobre 1860, tandis que l’ouverture du commerce avec le Japon par le traité signé à Edo en octobre 1858, aboutit à la présence, à partir de 1862, de livres, d’estampes et d’objets japonais chez les marchands jusque-là spécialisés en chinoiseries.

C’est ainsi qu’en 1884, dans la préface de Chérie, Edmond de Goncourt rapporte des propos de son frère au sujet de leur premier roman En 18..., où sont décrits sur une cheminée deux bronzes orientaux qui, en fait, sont associés à un nom tonkinois. Il prétend aussi avoir acquis en 1852 un album de Kunisada et Hiroshige II (dont il ignore les noms), illustrant les miracles de la déesse Kannon, longuement décrit en 1881 dans La Maison d’un artiste, mais qui date de 1859 (édition Lacambre, 2018, fig. 27 à 34).

Le Journal apporte quelques renseignements sur les débuts de la collection des deux frères. À la date du 8 juin 1861 est signalée l’acquisition à La Porte chinoise, un magasin de thé installé depuis la Restauration au 36 rue Vivienne, de « dessins japonais » dont est vanté « l’art prodigieux ». Quelques mois plus tard, ils se rendent à Leyde, dont le musée est riche en souvenirs du Japon, rapportés par ceux qui ont séjourné à Deshima dans le port de Nagasaki.

En octobre 1863, l’acquisition d’estampes érotiques japonaises nous renseigne sur le développement rapide des importations, y compris de ces pièces censurées à l’époque en France. Elles sont préférées à l’académisme de l’art grec, un jugement que partage bientôt leur amie, la princesse Mathilde.

Les achats d’albums illustrés se multiplient donc, bien avant l’Exposition universelle de 1867 et son importante section japonaise. En témoigne l’épisode où Coriolis, le héros du roman Manette Salomon, les feuillette, jetés au sol, comme le faisaient les frères Goncourt.

Lorsqu’ils s’installent en 1868 dans la maison du boulevard de Montmorency, ils font l’acquisition pour 2000 francs d’un grand bronze japonais de plus d’un mètre de haut, sans doute importé lors de l’Exposition universelle, qui orne le salon de leur nouvelle demeure. Il apparait dans le portrait d’Edmond de Goncourt, peint en 1888 par Jean-François Raffaëlli, maintenant au musée des beaux-arts de Nancy.

Ils sont déjà familiers de Philippe Burty (1830-1890), grand amateur d’art japonais et, après la mort de Jules en 1870, Edmond vient se réfugier chez Burty dans le centre de Paris, pendant quelques mois en 1871, le quartier d’Auteuil étant menacé par les bombardements.

C’est souvent avec Burty que, dans les années suivantes, il visite les magasins parisiens, aussi bien celui de Mme Desoye 220 rue de Rivoli, spécialisée dans les objets du Japon, que ceux de Bing, ou des Sichel, après le retour de Philippe Sichel du Japon en 1874 avec quatre cent cinquante caisses de curiosités variées ; en 1879, il fréquente aussi la boutique nouvellement ouverte d’Antoine de La Narde.

Constitution de la collection

La collection qu’Edmond de Goncourt décrit minutieusement dans La Maison d’un artiste, ouvrage en deux volumes, daté du 26 juin 1880 et paru en 1881, comporte de nombreux objets chinois. Il est client de Malinet, quai Voltaire, où il trouve même quelques porcelaines provenant d’Auguste le Fort (Frédéric-Auguste Ier de Saxe (1670-1697)), le musée de Dresde vendant alors ses doubles.

Ce qu’il a pu accumuler comme objets chinois et japonais dans sa maison d’Auteuil occupe non seulement le cabinet de l’Extrême-Orient, ses murs et ses vitrines, au premier étage, mais aussi l’entrée, l’escalier, où sont accrochés des kakemono et où il place également quelques vases. Les murs du cabinet de toilette sont décorés d’assiettes, notamment en porcelaine chinoise. Dans les pièces consacrées au XVIIIe siècle français, les pare-feux devant les cheminées sont constitués de fukusa encadrés : ce sont des carrés brodés ou imprimés, spécialités de Kyoto, comme en a rapporté en nombre Philippe Sichel.

Lors de l’Exposition universelle de 1878, Goncourt fait connaissance de plusieurs Japonais qui l’aident à déchiffrer les signatures sur ses objets d’art, netsuke ou gardes de sabre, ce qui lui permet de faire preuve d’une érudition rare, vantée par ses contemporains, même s’il ne sait rien de la biographie des artistes. Mais il ne leur demande pas qui sont les auteurs des livres, albums et estampes qu’il possède.

Il ne connait que le nom de Hokusai et il l’associe aux volumes de la Manga et aux trois volumes des Cent vues du mont Fuji. Il le pense mort beaucoup plus tôt que sa réelle date de décès. Le style précis de l’écrivain permet d’attribuer d’autres œuvres à Hokusai ou de reconnaître des pages de Hiroshige, Kuniyoshi ou Kunisada.

Cette description de 1880 montre que ce qui est alors accessible en France sont les productions les plus récentes, au mieux des cinquante dernières années.

Philippe Sichel observe en 1874, comme il le note dans Notes d’un bibeloteur au Japon préfacé par Goncourt en 1883, que l’ère Meiji, bouleversant l’organisation sociale et religieuse du pays, met sur le marché des objets devenus inutiles.

L’Exposition universelle de 1878 fait surtout découvrir la production japonaise la plus récente et Goncourt n’y achète qu’un luxueux vase en jade chinois, qu’il place au centre de la cheminée de son cabinet de l’Extrême-Orient. On le voit dans l’une des photographies de Lochard, prises quelques années plus tard en vue, peut-être, d’une édition illustrée de La maison d’un artiste qui ne vit pas le jour.

C’est le séjour au Japon en 1880-1881 du marchand parisien Siegfried Bing qui permet l’arrivée en France d’estampes des XVIIe et XVIIIe siècles, notamment de Kyonaga ou d’Utamaro, ainsi que la réédition des Trente-six vues du mont Fuji de Hokusai (sans le cachet de censure, disparu depuis peu), une série désormais célèbre mais complètement ignorée à Paris auparavant.

En octobre 1888, Goncourt publie un article dans le no 6 de la revue Le japon artistique, fondée par Bing en mai 1888, où il décrit et reproduit un objet de sa collection : « Une écritoire de poche fabriquée par un des 47 ronin » ; la couverture est illustrée du ronin Otsuka d’après Kuniyoshi (Lacambre G., 2018, p. 30-31, fig. 4 et fig. 5, et p. 126, fig. 35).

Lors de l’Exposition de la gravure japonaise (ou des maîtres japonais, comme l’attestent les deux affiches de Chéret) à l’école des Beaux-Arts, quai Malaquais, organisée par Bing du 25 avril au 22 mai 1890, Goncourt, qui fait partie du comité, n’apparait pas comme prêteur dans le catalogue de la gravure, mais seulement dans un second volume consacré aux livres et recueils : il est le prêteur du no 17 par Kitao Masanobu, des no 133, 134, 135 par Kitakawa Utamaro, des nos 251, 252, 253 par Hokusai, du no 303 par Hokkei, les no 396, 397, 398, correspondant à des recueils dus à divers auteurs.

Goncourt ne cesse d’enrichir sa collection, tant chez Bing ou de La Narde que chez Hayashi. Ce dernier, venu en 1878, est cité pour la première fois dans le Journal en 1883 et s’installe bientôt comme marchand, rue de la Victoire. En lui, Goncourt trouve non seulement un fournisseur d’estampes, souvent anciennes, mais aussi un traducteur et un informateur de la première importance. En effet, il publie, grâce à sa collaboration, les monographies de Outamaro (1891) et de Hokousaï (1896), alors qu’il avait prévu d’en écrire beaucoup plus. Dans la préface de Outamaro (1891), il définit son projet d’étude, sous l’égide de son cher XVIIIe siècle, de « cinq peintres [Outamaro, Hokusai, Harunobu, Gakutei et Hiroshige], de deux laqueurs, d’un ciseleur du fer, d’un sculpteur en bois, d’un sculpteur en ivoire, d’un bronzier, d’un brodeur, d’un potier ».

En 1896, il publie, dans la Gazette des beaux-arts de février et mars, une sorte de complément à La maison d’un artiste, en décrivant les deux pièces du grenier, installées en 1884 au deuxième étage de sa maison pour recevoir, le dimanche, ses amis du monde des lettres et des arts. Divers objets d’art chinois et japonais y sont présentés sur des étagères, tandis qu’aux murs ou au plafond sont accrochés des kakemono et des fukusa ; une robe de femme chinoise recouvre le divan et, dans l’embrasure d’une fenêtre mansardée, se trouvent des estampes de Utamaro (Lacambre G., 2018, fig. 10, 11), de Harunobu (fig. 12) et de Hokusai.

La vente des arts de l’Extrême-Orient de mars 1897

Edmond de Goncourt, sans héritier direct, a prévu dans son testament la dispersion de ses collections : « Ma volonté est que mes dessins, mes estampes, mes bibelots, mes livres, enfin les choses d’art qui ont fait le bonheur de ma vie, n’aient pas la froide tombe d’un musée et le regard bête du passant indifférent, et je demande qu’elles soient toutes éparpillées sous les coups de marteau du commissaire-priseur, et que la jouissance que m’a procurée l’acquisition de chacune d’elles, soit redonnée, pour chacune d’elles, à un héritier de mes goûts ».

Ainsi est rappelée la volonté de l’écrivain au début du catalogue de la vente de la Collection des Goncourt. Arts de l’Extrême-Orient qui a lieu à l’Hôtel Drouot à Paris, du 8 au 13 mars 1897. Le commissaire-priseur est Me G. Duchesne, l’expert S. Bing (à savoir le marchand Siegfried Bing, dont Edmond de Goncourt a été un fidèle client, même si une polémique à propos de Hokusai a éclaté entre eux après 1890, Bing voulant lui aussi rédiger une biographie de Hokusai).

Le nombre total de lots est de 1637, dont, de 1575 à la fin, des livres européens sur l’Extrême-Orient, soit 1574 lots d’objets d’art, livres et estampes de la Chine et du Japon.

Si certaines citations tirées de La Maison d’un artiste publiées dans ce catalogue permettent de savoir que l’objet décrit était présent chez Goncourt en 1880, il n’y a pratiquement pas de mentions de l’origine des pièces. Pour le no 258 (Boîte à gâteaux carrée en poterie de Kioto, de 0 m 79) et le no 690 (un bronze représentant un petit coq à longue queue), la collection de Philippe Burty est mentionnée. Mais deux objets qui ont donné matière à des eaux-fortes de Félix Buhot, publiées dans le recueil Japonisme en 1883, ne portent pas cette même indication de provenance (Burty). Parmi les porcelaines de la Chine (période de Youn Tching [1723 à 1736]), le no 63, « Grand flacon à thé de forme carrée », maintenant au musée des Arts asiatiques-Guimet dans la collection Grandidier [inv. G4257], pour lequel une épreuve porte le nom de Burty, finalement supprimé en 1883, et le no 678, un petit bronze japonais : « Brûle-parfum de bronze représentant un jeune seigneur chevauchant un mulet caparaçonné », sans mention de propriétaire.

Pour le no 686, un brûle-parfum en bronze japonais, la collection du duc de Morny est citée. Celle-ci a été vendue à Paris, après son décès, en mai 1865 : on ne trouve pas le nom des Goncourt parmi les acheteurs, mais le marchand Malinet, dont les Goncourt étaient clients, a acheté de nombreux lots.

Des acheteurs de l’Europe entière sont présents à la vente des arts de l’Extrême-Orient en 1897.

Principal acheteur, Bing obtient deux cent trois lots, dont quelques-uns sont immédiatement rachetés (no 291, no 424, no 852) par Justus Brinckmann (1843-1915) qui acquiert directement quarante-huit lots. Brinckmann a été un des collaborateurs de la revue Le Japon artistique éditée par Bing entre mai 1888 et avril 1891, en supervisant sa version allemande ; il est surtout le directeur du Museum für Kunst und Gewerbe de Hambourg, qui conserve toujours ses nombreuses acquisitions provenant de la collection Goncourt, surtout des objets d’art, mais aussi quelques estampes. Il acquiert aussi divers livres sur le Japon, aussi bien celui du père Charlevoix de 1736 (no 1597) que ceux d’Émile Guimet (no 1632).

Georges Hugo, peintre et petit-fils du poète, achète cent-soixante-seize lots, mais sa collection est dispersée avant sa mort en 1925. On retrouve bientôt quelques pièces dans la vente Raymond Huet des 14-16 mai 1928.

Viennent ensuite le marchand anglais Arthur Lasenby Liberty (1843-1917), avec soixante-dix-sept lots, et le bijoutier parisien et collectionneur fanatique Henri Vever (1854-1942), avec soixante et onze lots.

Raoul Duseigneur (1845-1916), collectionneur qui enrichit le musée des Arts décoratifs, obtient plus de cinquante lots.

Parmi les marchands, outre Bing, se sont portés acquéreurs de quelques lots Hayashi Tadamasa, Mme Florine Langweil ou encore Laurent Héliot, 62 rue de Clichy, qui achète trente-six lots, notamment pour Grandidier, donateur de la collection de céramiques chinoises du musée du Louvre (maintenant au musée des Arts asiatiques-Guimet). Ainsi, parmi les treize porcelaines chinoises provenant de la vente Goncourt et données immédiatement par Ernest Grandidier (1833-1912), sont déjà présents dans La Maison d’un artiste en 1880 au moins un plat à la mésange et un flacon carré à thé chinois, décoré d’oiseaux sur des branches (inv. G 4357), reproduit dans le catalogue de vente (le seul qui soit décrit dans La maison d’un artiste). Ce flacon (no 63, acquis 700 francs par Heliot) qui a fait l’objet d’une eau-forte de Félix Buhot, provient de Philippe Burty. Cet album de dix eaux-fortes, Japonisme, est présent sous le no 1586 de la vente Goncourt, avec ce commentaire précieux : « Reproduction d’objets ayant appartenu pour la plupart aux collections de Ph. Burty et d’Edmond de Goncourt ».

Citons encore le peintre paysagiste Georg Oeder (1846-1931), grand collectionneur de Düsseldorf (Delank, 1996, p. 79-92), qui achète plusieurs céramiques japonaises à la vente Goncourt, ou encore Larkin, de Londres, qui obtient trente-quatre lots.

Quant au collectionneur Charles Cartier-Bresson, il achète trente et un lots, dont une partie se trouve au musée des beaux-arts de Nancy.

Woldemar von Seidlitz (1850-1922), qui connait les publications de Goncourt et les collections françaises d’estampes japonaises, comme le montrent les illustrations d’un ouvrage paru en 1897, travaille au musée de Dresde entre 1885 et 1916, pour lequel il achète à la vente Goncourt cinq lots d’estampes japonaises anciennes et trois porcelaines chinoises.

L’industriel lorrain Charles Cartier Bresson, dont une partie de la collection, léguée par sa veuve en 1936, se trouve au musée des beaux-arts de Nancy, se porte acquéreur de trente et un lots. Sont ainsi conservés dans ce musée, le no 605, un nécessaire à fumer en cuir (Un goût d’Extrême-Orient, no 60, repr.), le no 630, une écritoire portative en cuivre (Un goût d‘Extrême-Orient, 2011, no 58, repr.), le no 845, une garde de sabre signée de Kawaji Tomotomi (1692-1754) (Un goût d’Extrême-Orient, 2011, no 40, repr). Le no 488, une boîte en laque à cinq lobes (L’Or du Japon, 2010, no 166, repr. : Un goût d’Extrême-Orient, 2011, p. 27, fig. 13-14), a été acquise pour 200 francs le 12 décembre 1899 par Cartier-Bresson chez Fèvre et Deschamps, qui avaient dû se la procurer chez Mme Langweil, dont le nom est inscrit pour cet objet dans le procès-verbal de la vente.

Dans le legs de Raymond Koechlin, en 1931, la Bibliothèque nationale reçoit notamment le Livre de dessins pour artisans. Nouveaux modèles de 1836, par Hokusai (Marquet, 2014, p. 24-25, avec reproduction intégrale), qui avait été acquis à la vente Goncourt (no 1525) par Henri Vever.

Les achats d’autres amateurs se retrouvent parfois dans des ventes publiques postérieures. D’après Jude Talbot, un kosuka (accessoire de sabre), de provenance Goncourt, est acquis par Georges Marteau à la vente Garié des 5-10 mars 1906 (no 1579). C’est Bing qui s’en était porté acquéreur à la vente Goncourt (no 882). Ce petit objet fait partie de son legs en 1916 au musée du Louvre, transféré au musée des arts asiatiques-Guimet (inventaire EO2339, actuellement non localisé). Georges Marteau avait également proposé de léguer un riche petit cabinet en laque du Japon, qu’il avait acquis sous le no 206 de la vente posthume de Paul Brenot des 5-10 juin 1903 (Talbot, 2019, p. 19). Le nom de Brenot est bien noté dans le procès-verbal de la vente Goncourt pour cet objet, longuement décrit au no 439, mais il n’est pas sélectionné en 1916 par le Louvre. Sa trace en est perdue après son apparition sous le no 60 de la vente, les 25-27 février 1924, du reliquat de la collection japonaise de Georges Marteau par Ferdinand Seiler, son légataire universel.

Le musée Pincé d’Angers possède une coupe à saké (no 503), décorée de grues et de bambous sur fond doré, acquise beaucoup plus tard, en 1948 (L’Or du Japon, 2010, no 165, repr.).

Malgré le prestige de cette vente de 1897, dont la mention se retrouve parfois sur une étiquette miraculeusement conservée, beaucoup d’objets restent à localiser. Ils permettraient de juger réellement du goût des Goncourt, témoins importants de l’évolution du marché parisien de l’art chinois et japonais à la fin du XIXe siècle.