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Le volet financier et monétaire de la spoliation des œuvres d’art sous l’Occupation

Un des aspects les moins bien connus du pillage des œuvres d’art sous l’Occupation concerne les biens échangés « librement » sur le marché de l’art1. Si la question des biens transférés unilatéralement, confisqués ou pris de force est relativement bien cernée2, il en va tout autrement pour les achats, à prix de marché, auprès de vendeurs privés consentants. Or pendant cette période, le marché de l’art fut en France, comme dans d’autres pays occupés, extrêmement florissant, impliquant de nombreux acteurs, tant allemands que français3. En théorie, le prix des œuvres résultant du libre jeu du marché reflète le libre-accord non-contraint entre les parties4. La vente d’une œuvre d’art par un Français à un Allemand ne saurait donc être critiquée. Cependant, comme le rappelait André Istel en 1944, cette apparence de normalité contractuelle est trompeuse et ces acquisitions doivent être considérées comme un pillage :

« La méthode de pillage scientifique adoptée par l’Allemagne […] a consisté à faire créditer par la Banque de France les comptes des autorités d’occupation, soi-disant pour les besoins des troupes, d’un nombre de francs largement supérieur à leurs besoins. Ces francs ont servi à faire une immense rafle de tous les biens disponibles : victuailles, machines, actions, objets d’art, immeubles, etc. Même les consciences n’y ont pas échappé. La rafle quotidienne de 500 millions de francs n’a même pas suffi. Les accords de compensation franco-allemands ont été manipulés de telle manière que leur solde s’est traduit par un déficit en faveur de l’Allemagne d’une trentaine de milliards de francs en 1942 et d’une cinquantaine en 1943. Les sommes versées à l’Allemagne en 1943 ont atteint le quadruple des recettes budgétaires totales de la France avant la guerre ; les impôts, pourtant aggravés, n’ont couvert pendant l’occupation qu’un tiers à peine des dépenses de l’État ; la circulation monétaire qui était d’environ cent milliards de francs avant la guerre, atteint aujourd’hui six cents milliards ; la Dette publique qui était d’environ 400 milliards avant la guerre atteint aujourd’hui 1 500 milliards5. »

Si la monnaie a toujours constitué le nerf de la guerre pour le marché de l’art, cette vérité s’est particulièrement imposée sous l’Occupation. En effet, un nombre limité d’œuvres s’est échangé contre une quantité virtuellement illimitée d’argent.

Analyser les mécanismes du financement de l’Occupation est nécessaire pour comprendre le pillage artistique commercial. Trois instruments doivent être identifiés : les Reichskreditkassenscheine (RKKS), le clearing franco-allemand de la Deutsche Verrechnungkasse (DVK) et les frais d’occupation, pour comprendre le mécanisme de la spoliation des œuvres d’art.

Le système des RKKS

Les Reichskreditkassenscheine (RKKS ou coupons de caisse) étaient des billets spéciaux imprimés en Allemagne et libellés en marks. Ils furent utilisés par les troupes allemandes pour subvenir à leurs besoins en zone ennemie. Dotés d’un taux de change simple, ils furent utilisés pour payer les dépenses dans les territoires conquis.

Ces billets constituaient un « progrès » par rapport aux ordres de réquisition en nature. D’un point de vue économique, l’occupé qui acceptait un billet en échange d’un bien ou d’un service possédait une créance théorique sur l’occupant. Les RKKS dans leur création sont conformes au droit de la guerre et à la convention de La Haye1 de 1907 signée par tous les pays européens dont l’Allemagne. En effet, il y est stipulé que le pillage est érigé en crime de guerre2 et que la propriété privée ne peut être confisquée (article 46). En revanche, il est précisé que « si […] l’occupant prélève [des] contributions en argent dans le territoire occupé, ce ne pourra être que pour les besoins de l’armée ou de l’administration de ce territoire » (article 49) : « Des réquisitions en nature et des services ne pourront être réclamés […] que pour les besoins de l’armée d’occupation. Ils seront en rapport avec les ressources du pays […]. Les prestations en nature seront, autant que possible, payées au comptant ; sinon, elles seront constatées par des reçus, et le paiement des sommes dues sera effectué le plus tôt possible » (article 52). Le principe des RKKS n’est donc nullement fautif puisque les Alliés utilisèrent des monnaies d’occupation de ce type en 1944 et 1945. Le pillage n’a résulté que de leur abus.

À l’origine, les RKKS avaient été prévus pour remplacer en Allemagne, lorsqu’elle entrerait en guerre, les pièces de monnaie en métaux stratégiques (argent et nickel). Ils n’avaient été d’ailleurs imprimés que pour des petites coupures allant de 50 Reichspfennigs à 5 Reichsmarks3. Il fut finalement décidé de ne pas les mettre en circulation mais d’accroître l’usage des billets de basse dénomination de la Rentenbank4, d’émettre un nouveau billet de 5 marks de la Reichsbank5 et de frapper des pièces en zinc et en aluminium. Du fait de leur succès militaire très rapide en Pologne, les autorités allemandes décidèrent d’utiliser dans les territoires occupés non pas les billets de la Reichsbank utilisés dans le Reich mais les RKKS. C’est pourquoi, une autorité émettrice, la Reichskreditkasse (RKK), fut créée à Berlin6 le 23 septembre 1939 sous le contrôle de la Reichsbank7.

La RKK permettait de confiner les marks de la Reichsbank au territoire allemand, en évitant d’importer l’inflation que subiraient inéluctablement les pays occupés, et de procurer des ressources au Reich. Comme l’explique Emil Puhl, président de la RKK et vice-président de la Reichsbank : « En reportant le financement des besoins allemands sur le territoire occupé, les RKK économisent les fonds correspondants pour le compte du Reichsmark et servent la monnaie allemande. Ces moyens et techniques bancaires discrets avec lesquels elles s’insinuent dans un pays et l’intègrent à notre économie de guerre ont par le passé fait la preuve de leur grande efficacité8. » Avantage non négligeable, ils constituaient de surcroît un moyen de pression efficace sur les autorités des pays occupés : « L’émission de RKK-Scheine suppose, lorsque nous entrons dans des territoires étrangers, de couvrir immédiatement les besoins financiers des troupes allemandes dans le territoire occupé lui-même. Par ailleurs, les RKK prennent aussitôt en charge le financement provisoire des opérations de clearing entre le Reich et le pays occupé. Cela permet, d’un point de vue monétaire, d’avoir à notre merci la banque nationale d’émission jusqu’à ce qu’elle s’incline et mette d’elle-même, par l’intermédiaire de sa propre monnaie et des avances sur les opérations de clearing, l’argent nécessaire à la disposition des troupes allemandes. Si la banque d’émission refuse ou si l’on ne parvient pas à la remettre en état de travailler, on fonde une nouvelle banque d’émission qui prend le relais9. »

L’ordonnance allemande10 (Verordnung) du 3 mai 1940 précisait (article 1) que « pour approvisionner les troupes allemandes et les autorités administratives allemandes au Danemark, en Norvège, en Belgique, en France, au Luxembourg et aux Pays-Bas de moyens de payements et pour maintenir les transactions et la vie économique dans ces territoires, des billets et des monnaies des Reichskreditkassen pourront être émis ». Le texte fut repris par une décision du commandant de l’armée de terre du 18 mai 1940 qui stipulait en outre que « l’ordonnance entre en vigueur au moment de l’occupation ». Un avis (Bekanntmachung) du commandant en chef de l’armée, du 19 mai 1940, indiquait que « dans les territoires occupés de la Belgique, de la France, du Luxembourg et des Pays-Bas, des billets des Reichskreditkassen seront émis de la même manière [qu’au Danemark et en Norvège] ». Par ailleurs, l’utilisation des billets de la Reichsbank et de la Rentenbank était formellement interdite en France. Le taux de change, surévalué, d’un mark pour 20 francs français fut retenu11. Ce taux très favorable à l’Allemagne lui permettait de s’approvisionner à bon compte dans les zones occupées. La population fut informée par la presse et par voie d’affiche (voir Fig. 1).

Pour éviter un contournement du taux de change, le décret12 du 20 juin 1940 bloqua l’ensemble des prix en prévoyant peines de prison et fortes amendes pour les contrevenants13. La RKK disposait d’un pouvoir d’émission quasi illimité dans la mesure où les contreparties des RKKS étaient virtuelles14. Les RKKS étaient « du papier [qui] couvrait du papier15 », notait l’économiste René Sédillot. Il ajoutait : « en réalité, une telle monnaie n’était accréditée que par les mitrailleuses de la Wehrmacht16 ».

Le remboursement de ces billets entre 1940 et 1944, imputé sur les frais d’occupation (voir infra), a été de l’ordre de 50 milliards de francs17.

Le clearing de la DVK

Pour les paiements à distance entre la France et l’Allemagne, un nouveau système de clearing, c’est-à-dire de compensation, fut mis en œuvre. Ce type d’accord permet à deux pays de commercer sans échanger de devise ni recourir au troc. Il est utile en cas de pénurie de devises ou d’inconvertibilité des monnaies. Les opérations commerciales sont soumises à l’autorisation de l’organisme de compensation. Chaque organisme reçoit les paiements qui doivent être faits en faveur de l’autre pays et les inscrit en compte. Si la balance commerciale est équilibrée, les deux comptes dans chacun des organismes sont égaux et peuvent être remis à zéro simultanément. Chaque office de compensation utilise l’argent reçu de ses importateurs pour payer ses exportateurs. La difficulté git en cas de déséquilibre : le pays dont les exportations dépassent les importations. Dans ce cas, il peut soit faire crédit à l’autre pays, soit arrêter toute nouvelle exportation.

Les accords antérieurs à la guerre plaçaient la France dans une position de supériorité face à l’Allemagne qui poursuivait une politique autarcique1. La défaite de 1940 renversa le rapport de force et dans le nouvel accord du 14 novembre 1940, la France était désormais tenue de financer un solde excédentaire de la balance commerciale, contrairement à l’Allemagne qui n’y était pas tenue. Or les exportations allemandes étant contingentées et soumises à des autorisations administratives, les autorités françaises ne purent quasiment pas utiliser leur solde en marks des comptes Frankreich A et B (qui correspondent aux zones occupée et non-occupée) pour acquérir des biens et services allemands, à l’exception des matières premières destinées à être transformées en produits finis à usage du Reich.

En décembre 1940, il fut décidé2 que les règlements entre la France et la Belgique s’effectueraient aux moyens de la DVK à Berlin. D’autres accords de clearing central passant par Berlin lièrent aussi les autres pays occupés, la Belgique (11 janvier 1941), les Pays-Bas (17 février 1941), la Norvège (9 octobre 1941) et les îles anglo-normandes (15 janvier 1943). Des comptes pour le Luxembourg et l’Alsace-Lorraine étaient aussi ouverts dans les livres de la DVK3.

Le mécanisme a conduit à faire financer sans limite par le Trésor français les importations allemandes. En outre, de nombreux abus et fraudes sur la nature des biens échangés, notamment sur le marché de l’art, furent commis4.

Les frais d’occupation

Les frais d’occupation ont constitué le principal outil de la spoliation. Ils étaient conçus comme un expédient en attendant le traité de paix qui ne devait tarder, en effet la convention d’armistice signée le 22 juin 1940 prévoyait (article 18) que « les frais d’entretien des troupes d’occupation allemandes sur le territoire français seront à la charge du Gouvernement français ». Un peu plus de deux mois plus tard, Hans Richard Hemmen, qui était en charge des aspects économiques et financiers de l’armistice au sein de la Commission d’armistice de Wiesbaden (Waffenstillstandskommission ou WAKO), en précisa les termes (note du 8 août 19401) :

  1. D’après l’article 18 de la Convention d’Armistice franco-allemande du 22 juin 1940, les frais d’entretien des troupes allemandes d’occupation en territoire français incombent au Gouvernement français. […]
  2. Eu égard à l’impossibilité d’évaluer actuellement les frais d’une manière précise, il est nécessaire, jusqu’à nouvel ordre, d’opérer des versements par acomptes d’au moins 20 millions de RM par jour. […] La conversion en francs français se fera sur la base du cours de 1 à 20, sous réserve d’une fixation différente ultérieure du taux. […]
  3. Le règlement de payements par acomptes vaut à partir du 25 juin 1940. Les versements doivent se faire chaque fois d’avance pour une durée de dix jours. […] Les versements doivent être effectués à un compte « frais d’occupation » à la Banque de France, à Paris, à la libre disposition du Chef de l’Administration militaire en France.

Le choix exorbitant de 20 millions de marks par jour, soit 400 millions de francs, était sans rapport avec les frais d’entretien des troupes d’occupation. Le chiffre rappelait à dessein le montant des réparations prévues par le traité de Versailles (20 milliards de marks-or). Pour payer ces frais, le gouvernement de Vichy fit appel à la Banque de France qui ouvrit dans ses livres un compte à la RKK. Le solde du compte explosa littéralement (cf. graphique 1 et Figure 2) tant les ressources excédaient les dépenses – en tout cas jusqu’à la construction du mur de l’Atlantique. La manne était distribuée aux divers services allemands par le Militärbefelshaber in Frankreich (MBF), dont la section des affaires économiques (Abteilung Wirtschaft) était dirigée par Elmar Michel.

Le fonctionnement et le mécanisme interne ne semblent pas avoir fait l’objet d’études spécifiques. Cependant, il est possible d’inférer que les décisions d’utilisation dépendaient à la fois des sommes engagées et des services allemands ordonnateurs qui disposaient de budgets limités. Berlin ne devait intervenir que pour les montants les plus importants. À ce jour, il n’est pas possible de savoir si, lorsque Carl Schaeffer, commissaire près la Banque de France (Deutsche Kommissar bei der Bank von Frankreich), décida d’acheter des œuvres d’art pour la Reichsbank2, s’il les acheta sur son budget de fonctionnement propre ou s’il dut solliciter des fonds et une autorisation spécifique de paiement à Paris ou à Berlin.

La spoliation artistique

Au fur et à mesure de l’extension de la guerre, l’exploitation maximale des économies conquises sans provoquer leur effondrement (Kriegswirtschaftliches Optimum) devint un objectif prioritaire du Reich. La monnaie, instrument du pouvoir et de pouvoir comme l’a souligné en 1905 Knapp dans sa Staatliche Theorie des Geldes, en a constitué la base.

La combinaison des RKKS, du clearing et des frais d’occupation surévalués a permis la spoliation à grande échelle. Disposant de ressources gratuites illimitées, l’occupant a pu acheter à des prix de marché (voire au-dessus) des œuvres d’art à des vendeurs dépourvus d’autres ressources. Le système s’est avéré d’autant plus pervers et implacable qu’il a enclenché une spirale inflationniste. Cette dernière a réduit la valeur réelle de la plupart des autres actifs financiers (rentes, obligations…), obligeant les détenteurs d’actifs réels liquides (or, pierres précieuses, mobilier, tableaux…) à s’en séparer pour faire face à leurs besoins primaires. Un deuxième aspect est la création d’un espace monétaire unifié fonctionnant au profit de l’occupant1. Le recyclage des liquidités a permis le blanchiment à l’échelle de la « Grande Europe » (voir graphique 2) aussi bien des œuvres d’art que de l’or : « Certains payeurs de l’armée […] introduisaient en fraude des bons qu’ils avaient achetés contre Reichsmark en Russie à des soldats permissionnaires, sur la base d’un taux inférieur à la parité officielle2 ». Les billets en francs français qui étaient retirés contre ces RKKS servaient ensuite à acheter de l’or en France3 ou étaient introduits frauduleusement en Suisse4, via Berlin, pour être échangés contre des francs suisses. Les observateurs les mieux informés de l’époque5 avaient noté la « hausse en flèche » des monnaies-or consécutive à l’introduction en France des RKKS émis dans les pays balkaniques et échangés contre des billets en francs. « Les francs ainsi obtenus serviraient à l’achat de pièces d’or qui reprendraient le chemin des pays orientaux, la Grèce en particulier où l’or est des plus recherchés6. »

L’histoire du volet financier et monétaire de la spoliation artistique en France reste encore relativement méconnue.