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Les musées français durant la Seconde Guerre mondiale

Le dimanche 3 septembre 1939, la France déclare la guerre à l’Allemagne nazie. Les confiscations abusives et les pillages à grande échelle sont multiples tout au long de l’histoire, depuis la destruction du Temple de Jérusalem en 70 apr. J.-C., jusqu’au pillage du musée de Bagdad en 2003, mais aucun n’atteint ceux de la Seconde Guerre mondiale, période de mise en danger patrimoniale peut-être la mieux connue de l’histoire de France, après celle de la Révolution. Les recherches autour de Rose Valland et des spoliations des biens juifs sont multiples1. Mais la recherche dispose également de sources et de publications permettant de s’intéresser à l’histoire des musées, qu’il s’agisse des archives produites par les administrations françaises et allemandes2, de témoignages publiés par les acteurs de l’époque3, de monographies4, d’actes de colloques5 ou de catalogues d’expositions6. Ce champ de recherches connaît donc une réelle actualité, avec des publications récentes mais aussi une abondante littérature grise issue de la recherche universitaire7. À la différence de la Première Guerre mondiale, la société française s’est préparée à la guerre tout en ne voulant pas croire à l’inéluctabilité de l’affrontement. Avec la défaite, la IIIe République disparaît et laisse le champ libre à l’État français du maréchal Pétain. La scène artistique, une fois passée la débâcle, s’adonne à ses activités régulières cependant marquées par l’exclusion antisémite et le rejet des œuvres jugées « dégénérées » par l’occupant. Qu’en est-il alors des musées français ?

Préparer la guerre

Pendant l’entre-deux-guerres, la présidence du Conseil s’inquiète de la préservation du patrimoine en cas de nouveau conflit. L’organisation d’une nouvelle évacuation est évoquée dès février 19301, faisant de l’évacuation de 1939 la seule préparée et pensée en amont et non dans l’urgence comme en 1870 et en 19142. Rapidement, la question de la protection des bâtiments contre les attaques aériennes concentre les peurs, et l’évacuation du Prado3, lors de la guerre civile espagnole, permet d’initier des mesures modèles4. En 1936, Henri Verne mobilise les conservateurs. Ils sont chargés de mettre en place des listes des « œuvres particulièrement importantes et devant être immédiatement mises à l’abri [ou] dont la protection présente un caractère de nécessité moins immédiate mais qui pourraient néanmoins faire l’objet d’une évacuation5 ». En parallèle, Joseph Billiet, conservateur adjoint des musées nationaux, inspecteur des musées de province, est chargé « d’établir par ordre d’urgence les listes des œuvres d’art à évacuer ou à protéger sur place en cas de conflit international6 » pour les musées des régions. La tâche de planification est immense, il faut trouver des lieux de repli pour tous les musées de France7. Le 19 mai 1938, le château de Chambord est désigné comme dépôt principal, malgré ses nombreux inconvénients8.

Une véritable répétition générale se déroule avant le sommet de Munich, un premier convoi part du Louvre le 27 septembre 1938. Les œuvres retrouvent leurs cimaises mais « Chambord, poste trop visible, trop repéré déjà par le public, ne peut être conservé sans engager lourdement la responsabilité de l’administration des Beaux-Arts9 », d’autant que la presse a découvert l’évacuation10. Après les ratés de 1938, le plan de « déménagement des musées de Paris et sa périphérie [est] poussé à son maximum11 », sous la direction de Jacques Jaujard, adjoint de Verne. Le Louvre crée des listes codées de ses œuvres et disperse ses collections entre des centaines de caisses12.

Le 24 août 1939, le pacte de non-agression germano-soviétique devient public, et le 27 août ordre est donné aux conservateurs d’évacuer13. Certains pays étrangers et de grands collectionneurs confient leurs objets d’art les plus précieux à la France, tandis que 71 dépôts reçoivent les œuvres de 200 musées de province14. Un tiers des collections publiques françaises est évacué en quelques jours15. Devant l’avancée allemande, il est nécessaire d’évacuer à nouveau les œuvres en mai-juin 194016. Le département des peintures du Louvre part pour l’abbaye de Loc-Dieu dans l’Aveyron mais les conditions de conservation ne sont pas satisfaisantes et l’exode se poursuit pour les 3 120 tableaux évacués jusqu’au musée Ingres de Montauban17. La peur de bombardements déplace une dernière fois, en 1943, les peintures du Louvre vers des châteaux du Massif central18.

Leur quotidien, entre campagnes de restauration, récolements, et exercices d’évacuation d’urgence, est relativement calme jusqu’aux combats de la Libération. Il est cependant marqué par les inspections allemandes s’assurant de la présence des œuvres et par les spoliations de collections confiées à la garde des musées.

Les musées sous Vichy

Après l’éviction de Georges Huisman, la direction générale des Beaux-Arts est confiée à Louis Hautecœur, ancien conservateur du musée du Luxembourg, de juillet 1940 à mars 1944, puis à Georges Hilaire, proche de Pierre Laval. Sous la tutelle des ministres de l’Éducation successifs, Jérôme Carcopino puis Abel Bonnard, ces hommes gèrent avec Jaujard, devenu directeur des Musées de France1, la vie des musées.

Les châteaux de Versailles, Compiègne et Fontainebleau et des salles du Louvre rouvrent, avec des collections limitées et la mise en place de copies pour laisser aux soldats allemands le loisir de visiter les musées2. Divers plans de réorganisation du Louvre et des musées nationaux sont mis à l’étude3, mais la période est surtout marquée par l’inauguration, le 6 août 1942 au palais de Tokyo, du musée national d’Art moderne « afin d’éviter la réquisition du Musée d’art moderne par les troupes d’occupation4 ». 655 œuvres sont présentées, excluant les artistes juifs, étrangers ou opposants politiques. Cette exclusion frappe également le personnel des musées par l’application des lois sur le statut des Juifs, parmi lesquels Jean Cassou, proche du parti communiste, marié à la sœur de Vladimir Jankélévitch, qui prend brièvement la tête du MNAM avant d’être révoqué et remplacé par Pierre Ladoué, ancien adjoint de Hautecœur au Luxembourg.

Alors que le pays est occupé, les acquisitions d’œuvres sont nombreuses et même facilitées par la simplification des procédures5. Les budgets profitent de subventions exceptionnelles6 et d’un crédit de 60 millions de francs destiné aux achats d’œuvres d’art par préemption parmi les collections ayant fait l’objet de mesures de séquestre7. Ces conditions permettent aux musées d’être particulièrement actifs dans un marché de l’art en pleine surchauffe, complétant « les collections publiques d’œuvres qu’ils pourraient faire admirer aux cimaises du Louvre8 » tout en cherchant, parfois, à « alléger la détresse des collectionneurs persécutés9 ». L’augmentation des collections est telle que Georges Salles s’interroge en 1945 : « Comment a-t-on réussi, sous l’orage, à engranger tant de richesses10 ? » En examinant les listes d’acquisitions, « on ne peut que constater de troublantes concomitances entre les sujets choisis et l’idéologie conservatrice qui imprègne alors plus profondément les esprits11 ». Au Louvre, les achats sont nombreux, il « importe d’acquérir, d’une part, de grands chefs-d’œuvre, dignes de la “classe” de notre Musée ; d’autre part, des œuvres mineures, mais apportant des jalons essentiels pour l’Histoire de l’Art français12 ». Entrent ainsi dans les collections publiques des œuvres vendues sous séquestre, issues de spoliations ou de ventes forcées, officiellement afin de « soustraire au pillage par les autorités occupantes, des œuvres dont la valeur artistique appelle à leur maintien en France13 » et sans que la dépossession des propriétaires juifs interroge.

La réorganisation administrative s’appuie sur un texte, celui de la loi dite du 10 août 1941, publiée au Journal officiel le 9 novembre 1941, qui renforce les pouvoirs de la direction des Musées de France et trouve son origine dans un projet de loi relatif à la réforme des musées de 1937. Le projet crée un « régime de droit commun des musées14 » et s’articule autour de quatre principes : des musées autres que nationaux désormais classés ou contrôlés, la mise en place d’une déclaration de création de musée, l’obligation de consultation du conseil technique de la Réunion des musées nationaux pour toute acquisition, don ou legs, un contrôle des compétences des conservateurs par la mise en place d’une liste d’aptitude et d’un cadre national qui jusque-là faisait défaut15. La loi tente de régler des problèmes rencontrés avant-guerre par les institutions culturelles, tout en étant l’expression de la volonté de contrôle et de renforcement du pouvoir central du régime de Vichy.

Les musées nationaux voient une résistance se développer, Jean Cassou (alors révoqué, et qui sera emprisonné) rejoint l’armée des ombres dès juillet 1940, plus tard viendront René Huyghe et André Chamson ; Jaujard est proche de plusieurs réseaux et avec Billiet, tous deux multiplient les oppositions administratives aux demandes du ministère. Mais un réel antisémitisme est également présent, comme en témoigne la correspondance de Germain Bazin avec Huyghe16, et une partie de la communauté muséale n’hésite pas à collaborer. Georges Grappe, conservateur du musée Rodin17, est ainsi le président très actif de la section Arts plastiques du groupe Collaboration et organise l’exposition Breker à l’Orangerie18.

Occupants et musées

Dès juillet 1940, Otto Abetz, ambassadeur d’Allemagne, donne l’ordre de saisir tous les objets d’art, qu’ils appartiennent à l’État, aux villes ou à des propriétaires juifs1. Franz von Wolff-Metternich est chargé de la protection des œuvres d’art au sein du Kunstschutz. Metternich cherche à protéger le patrimoine français. Toutefois, sous couvert de cette sauvegarde, les objets culturels d’origine germanique et les œuvres pouvant se rattacher au Reich sont catalogués dans le but de les réclamer lors du traité de paix2. Interférant dans la politique de pillages de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), Metternich est remplacé par son adjoint Bernhard von Tieschowitz, qui poursuit son action3. Les œuvres des musées d’Alsace-Moselle sont récupérées dès août 1940 par l’armée allemande, pour retourner dans leurs départements d’origine réannexés au Reich4.

Parallèlement, le 1er novembre 1940, le musée du Jeu de paume est occupé par l’ERR pour organiser le pillage des collections privées françaises d’origine juive. Les objets y sont expertisés, photographiés puis vendus, échangés ou conservés au profit des dirigeants nazis et du Reich. Rose Valland, attachée au musée, est maintenue à son poste par Jaujard pour espionner l’ERR5. Les données qu’elle collecte dans ses Carnets témoignent des exactions quotidiennes de l’ERR. Parmi les collections spoliées figurent les œuvres confiées aux musées nationaux par les Rothschild, Léonce Bernheim, ou David David-Weill, ancien président du Conseil des musées de France, qui avaient espéré ainsi les protéger dès 19396. Une soixantaine de collections particulières représentant plus de 500 caisses avaient ainsi été évacuées en même temps que les collections publiques et placées dans les dépôts dépendant des musées7. La tentative de protection par la direction des Musées nationaux d’œuvres appartenant à des propriétaires privés échouait dès juillet 19418. L’ampleur des opérations menées est sidérante, plusieurs dizaines de milliers d’œuvres sont saisies en France entre 1940 et 1944.

Autre camouflet subi par les musées, la spoliation de L’Agneau mystique confié par la Belgique à la France. Malgré un système de protection mis en place par Jaujard, Metternich et le bourgmestre de Gand9, le 3 août 1942, le tableau prend la direction de l’Allemagne à la suite d’une décision de Laval10. Les protestations de Jaujard lui valent un blâme de Bonnard11.

Jaujard fait toutefois échouer les demandes de certains dirigeants nazis. Dans les collections nationales, Ribbentrop désire ainsi obtenir la Diane sortant du bain de Boucher, Himmler, la Tapisserie de Bayeux, et Göring, l’Antependium de Bâle. Jaujard réussit à freiner le processus grâce à un principe d’échanges refusé par les conservateurs allemands12. Des pièces faisant partie des collections nationales quittent cependant le pays pour l’Allemagne, ainsi les objets considérés comme « butin de guerre » issus des collections militaires des Invalides et La Madeleine de Gregor Erhart13. Si les échanges avec l’Allemagne n’ont pas lieu, celui avec l’Espagne de Franco aboutit. L’Immaculée Conception de Murillo quitte le Louvre pour le Prado, accompagnée par six des neuf couronnes wisigothiques de Guarrazar et la Dame d’Elche. En échange, la France reçoit un Portrait de Covarrubias du Greco et L’Infante Marianna attribuée alors à Vélasquez14.

Un chemin périlleux vers la Libération

En 1944, les autorités d’occupation tentent de rapatrier les dépôts vers Paris. Jaujard freine le projet en évoquant la multiplication des bombardements en région parisienne1, cite le musée de Sèvres touché par un bombardement en mars 19422. Les dépôts restent finalement en place et accueillent des caisses supplémentaires après l’évacuation des musées du Nord, du Nord-Ouest et des musées littoraux3. Pour les protéger, Jaujard informe l’état-major allié de leur position par l’intermédiaire de l’Espagne4. Les dépôts, au fur et à mesure de la libération du territoire, sont visités par les officiers de l’Art Looting Investigation Unit qui les placent sous la protection des forces alliées5. Au Louvre, aucun dommage n’est à déplorer malgré la proximité des combats, lorsque les Forces françaises libres remontent la rue de Rivoli vers l’hôtel Meurice, siège de l’état-major allemand.

Cependant des destructions et des pillages ont lieu. À Metz, où les combats sont très violents, les collections du musée sont durement touchées. La Libération permet de découvrir le processus d’aryanisation des collections des musées des régions annexées. Edmund Hausen, directeur des musées de Metz à partir de 19406, présente un rapport sur la « vision dégénérée de l’histoire aux musées de Metz, en opposition totale avec le caractère allemand du pays et de la population lorraine7 ». L’Überleitungsstelle für das volks- und reichsfeindliche Vermögen (organisme chargé de la gestion des biens des ennemis du Reich) est installé au sein du musée8. Les biens spoliés, plusieurs milliers, y sont apportés, fichés et photographiés9, puis vendus ou mis à la disposition des « colons » remplaçant les Mosellans expulsés10. Après le retour à la France11, le séquestre et la complexité des formalités de retour des œuvres empêchent la réouverture du musée et amènent la conservation à demander le départ des objets spoliés, sous couvert d’instructions reçues de la direction des Musées de France12.

Jaujard nommé directeur des Beaux-Arts, Billiet puis Georges Salles lui succèdent à la nouvelle direction des Musées de France. Ils demandent rapidement des rapports sur l’état des musées français qui rouvrent progressivement13, au fur et à mesure que les collections rentrent dans leurs murs14. Les commis de l’État chargés des Beaux-Arts ne sont guère inquiétés lors de l’épuration15. Bonnard est le seul condamné à la peine de mort mais par contumace car il est réfugié en Espagne, Hilaire est condamné, également par contumace, à cinq ans de prison, Grappe est déchu de sa fonction. Symboliquement, la Commission de récupération artistique installe ses bureaux au Jeu de paume le 24 novembre 1944. Rose Valland y continue son action, afin de traquer et de récupérer les œuvres disparues en Allemagne16. Le long chemin vers leur restitution et l’indemnisation des victimes de spoliations débute.