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René Huyghe est un historien de l’art, conservateur de musée, académicien et résistant français qui œuvra notamment à l’évacuation et à la préservation des collections des Musées nationaux pendant la Seconde Guerre mondiale. Son activité pendant la période est intimement liée à celle de son collègue et ami Germain Bazin, également conservateur au musée du Louvre.

Un historien et critique d’art en formation au Louvre

René Louis Huyghe naît le 3 mai 1906 au 11 rue Baudimont, à Arras, dans le Pas-de-Calais. Il est le fils de Marie Augustine Delvoye (1878-avant 1950), professeure au collège de filles, et de Mathurin Louis Hyacinthe Huyghe (1876-1935), journaliste et publiciste. Le jeune René fait l’apprentissage de la guerre dès 1914, alors que sa ville natale est atteinte par les obus et que les bombardements obligent les habitants à se réfugier dans les caves1. Il assiste d’ailleurs à la destruction du beffroi d’Arras le 21 octobre 1914 par l’artillerie allemande. Sa famille fait partie des populations évacuées vers Clermont-Ferrand. En 1916, les Huyghe emménagent à Paris, où Louis Huyghe devient journaliste au Petit Parisien.

René Huyghe passe son baccalauréat au lycée Michelet après des études classiques au lycée Montaigne, où il noue une « amitié à vie2 » avec Roger Chapelain-Midy (1904-1992). Il entre ensuite en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand, à l’automne 1923, en vue de préparer l’entrée à l’École normale supérieure. Il y rencontre les futurs philosophes Maurice de Gandillac (1906-2006), Jean-Paul Sartre (1905-1980) et Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), ainsi que le futur grammairien Louis Wagner (1905-1982). Sur les conseils de son ami René Maheu (1905-1975), Huyghe renonce à passer le concours de l’École normale supérieure et poursuit ses études à la faculté des lettres de Paris. À la Sorbonne, il suit des cours de philosophie et d’esthétique avant d’intégrer l’École du Louvre. Il y devient l’élève de Louis Hautecœur (1884-1973), qui lui propose d’entrer à la conservation du musée du Louvre3. Dans l’intervalle, son cursus universitaire est interrompu par une « assez longue maladie4 ». Cette pathologie le dispense vraisemblablement de service militaire, dont il est exempté en 1928.

En 1927, Huyghe devient attaché de conservation non rétribué au département des peintures du musée du Louvre5. Le conservateur en chef du département, Jean Guiffrey (1870-1952), l’initie au métier et l’emmène « dans une tournée des grands antiquaires qu’il effectuait au moins une fois par semaine afin de ne rien laisser échapper de marquant sur le marché de l’art ; à l’occasion, il m’envoyait à des ventes de l’Hôtel Drouot6 ». Le succès de l’exposition « Chefs-d’œuvre de l’art français » à la Royal Academy de Londres (1930), dont Huyghe est le secrétaire, lui vaut d’être nommé conservateur adjoint en 19307, à l’âge de 24 ans, en remplacement de Gabriel Rouchès (1879-1958). Depuis 1928, le jeune homme remplissait quotidiennement les fonctions de conservateur adjoint auparavant occupées par Louis Hautecœur, en mission auprès du roi d’Égypte Fouad Ier. Il a donc l’expérience que requiert la responsabilité d’un tel poste dans un département du Louvre. Si son jeune âge fait hésiter, ses soutiens sont d’importance8. Avec d’autres, André François-Poncet (1887-1978), alors sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, tient sa candidature pour « entièrement sympathique9 ».

Huyghe est alors un critique d’art actif depuis 1925. En effet, à partir de cette année-là, il tient une chronique artistique dans L’Opinion républicaine, à laquelle s’ajoutent par la suite des contributions dans les revues L’Architecture, Beaux-Arts (dirigée par Georges Wildenstein), la Revue des Deux Mondes, la Revue de France, Les Lettres françaises, les Études carmélitaines, ainsi que diverses revues étrangères comme le quotidien argentin conservateur La Nación, la revue suisse Labyrinthe ou le Magazine of Arts de New York. En 1930, il succède à François Fosca (1881-1980) comme rédacteur en chef de la revue L’Amour de l’Art, sur la proposition d’Albert Sancholle Henraux (1881-1953), directeur de son conseil d’administration. Huyghe en devient directeur deux ans plus tard. Cette activité prolifique conduit le jeune historien d’art à fréquenter des personnalités de son temps, tels le critique d’art Bernard Champigneulle (1896-1984), l’académicien Marcel Aubert (1884-1962) ou encore l’historien d’art Léon Deshairs (1874-1967).

Déjà très remarqué dans le milieu muséal, le jeune homme se voit confier des missions d’importance. Au cours d’une entrevue à son domicile neuilléen, David David-Weill (1871-1952), président du Conseil des musées nationaux, propose à Huyghe de parachever sa formation de conservateur en visitant les grands musées du monde. Le président de la banque Lazard propose de prendre à sa charge les frais de ce long voyage10. En 1932-1933, Huyghe est ainsi chargé par le sous-secrétariat d’État aux Beaux-Arts d’une mission à l’étranger pour l’étude des problèmes muséographiques11. Ce voyage à travers le monde le conduit dans de nombreux pays d’Europe comme l’Italie, la Suisse, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Autriche, la Russie, ainsi que dans les pays balkaniques et scandinaves. Il visite également les musées américains, de l’Atlantique au Pacifique12.

Fort de ces connaissances acquises sur le terrain, Huyghe figure parmi les délégués français au grand congrès de muséographie de Madrid de 193413. À cette occasion, il effectue à nouveau d’importants voyages dans plusieurs pays d’Amérique du Sud et des Antilles. Dans les années 1930, le jeune conservateur donne ainsi plus de conférences à l’étranger qu’en France. Entamées vers 1927 au musée du Louvre, ses interventions s’ouvrent rapidement à un public européen : Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Angleterre, Bulgarie, Roumanie, Espagne, Danemark, Suède, Norvège et Suisse lui offrent une tribune prestigieuse pour disserter sur les peintres de la Renaissance, l’impressionnisme ou encore la peinture moderne. Ces déplacements professionnels lui assurent, à l’orée de sa carrière, un carnet d’adresses rempli des noms de ses collègues étrangers. Ses relations s’étendent par exemple jusqu’en Autriche : en 1938, le baron Felix von Oppenheimer (1874-1938), président de l’association des amis des musées de Vienne14, demande à Huyghe de lui indiquer les grands directeurs de musées et collectionneurs français à inviter dans la capitale autrichienne pour une réunion de l’association15. Le conservateur lui signale à cette occasion les noms d’Albert Henraux, de Gabriel Cognacq (1880-1951), directeur de la Samaritaine, ou encore de l’industriel et collectionneur Georges Dormeuil (1856-1939).

Devenu conservateur en chef du département des peintures l’année de l’Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne de 193716, Huyghe se distingue d’ores et déjà par son activité de commissaire d’exposition en France et à l’étranger. De 1930 à 1945, il n’organise ainsi pas moins d’une dizaine de manifestations au Louvre (1930), à Copenhague (1934-1935), à Bogota (1938), à Buenos Aires (1939) ou encore à Rio de Janeiro (1945). Avec ses collègues et amis Germain Bazin (1901-1990) et Michel Florisoone (1904-1973), il organise en particulier une grande exposition sur Vincent Van Gogh17 dans le cadre de l’Exposition universelle, qui se tient à Paris de mai à novembre 1937. Huyghe y met en pratique les principes muséographiques les plus modernes, qu’il a pu observer dans les grands musées du monde. La même année, il obtient un poste de professeur à l’École du Louvre tout en étant parallèlement chargé de se rendre personnellement à Berlin en mars pour négocier le prêt d’œuvres destinées à la grande exposition d’art français18. Ces déplacements à l’étranger en vue de la préparation d’expositions se multiplient dans la seconde moitié des années 1930.

Son ascension fulgurante dans le milieu est remarquée : dès 1931, le journal Ce Soir écrit qu’« il faut beaucoup attendre de l’homme qui, connaissant le mieux tous les musées et toutes les collections du monde, a les idées les plus ingénieuses pour transformer les nécropoles de l’art en centres vivants d’éducation culturelle19 ». Huyghe est de tous les grands événements culturels de l’entre-deux-guerres. Sa correspondance privée témoigne d’ailleurs de l’étendue de son réseau, duquel font partie certains professionnels du marché de l’art. Paul Cailleux20 et Léonce Rosenberg21, entre autres, sont de ceux-là. Ses expositions organisées à l’étranger lui permettent de se lier également avec des marchands étrangers, parfois de renommée internationale : dans le courant des années 193022, sa rencontre avec le marchand d’art anglais Percy Moore Turner (c. 1877-1950) lui ouvre ainsi les portes des châteaux et collections privées de l’aristocratie anglaise. Huyghe reconnaît lui-même la mondanité de ses fréquentations : « Le fait que je fus nommé à un âge inaccoutumé conservateur adjoint au Louvre eut pour conséquence assez amusante de me faire une situation mondaine dont j’ai alors un peu abusé23. »

L’évacuation des collections

En septembre 1938, les tensions internationales mettent les Musées nationaux en état d’alerte. Les préparatifs en vue d’une évacuation débutent, avant que les accords de Munich ne viennent apaiser temporairement la situation. En novembre de la même année, Huyghe acquiert plusieurs tableaux modernes pour le compte du ministre de France au Chili, le comte Louis de Sartiges (1883-1965). Pour ce faire, le conservateur s’adresse aussi bien aux artistes qu’à leurs galeristes, facilitant ainsi des achats « à des conditions évidemment bien meilleures et exceptionnelles1 ». Ses relations dans le milieu du marché de l’art et sa renommée grandissante permettent à Huyghe de réserver les œuvres lui apparaissant parmi les plus intéressantes, quand bien même celles-ci sont par ailleurs sur le point de trouver preneur. Il effectue des tractations similaires en contact avec l’ambassade de France à Londres et Percy Moore Turner à l’orée des années 19502.

En mars 1939, Huyghe figure parmi les spécialistes appelés à se rendre à Genève, où se trouvent les œuvres évacuées du musée du Prado. Sa présence est requise afin d’aider à l’inventaire et au constat d’état3. L’évacuation du musée madrilène fait figure de sinistre répétition pour celle à venir des institutions françaises, dont chacun pressent l’imminence. En avril, alors que l’éventualité d’une évacuation des musées nationaux tend à se concrétiser, Huyghe, avec la confiance du directeur des Musées nationaux, Henri Verne (1880-1949), correspond avec des collectionneurs privés désireux de mettre à l’abri leur collection avec celles des institutions. Henraux, alors président de la Société des Amis du Louvre, met en relation les particuliers avec les responsables du plan d’évacuation4. Le marchand d’art Paul Rosenberg (1881-1959) se voit ainsi confirmer que « le Louvre se chargera, en effet, de mettre en sûreté avec ses propres œuvres quelques-unes des œuvres d’art précieuses qui se trouvent à Paris ». Huyghe avertit cependant « qu’en aucun cas, nous ne pourrions nous intéresser aux œuvres concernant le commerce5 ».

La décision d’évacuer est prise à l’été 1939, tandis que Huyghe se trouve en plein océan Atlantique, à bord du paquebot Campana, qui le ramène de Buenos Aires. Heureusement, « les dossiers d’évacuation étaient prêts et les collectionneurs bien au courant depuis l’alerte de septembre [1938], mais comme je voudrais être là ! » écrit à Henri Verne le conservateur, qui se « ronge les poings6 » de ne pas être sur place. Le 30 août, il parvient à rallier Paris en avion depuis Dakar7. Avec Jacques Jaujard, qui s’occupe de l’organisation générale, Huyghe dirige personnellement l’évacuation et suit l’exode des collections de peintures et de dessins. Transitant de Martiel à Montauban, celles-ci finissent leur itinérance au château de Montal, dans le Lot. Au cours de cette opération d’envergure, Huyghe peut compter sur l’aide précieuse de ses deux adjoints8, Germain Bazin et André Varagnac9 (1894-1983), ainsi que sur la bonne volonté de nombreuses personnalités du milieu10.

L’évacuation s’achève à peine lorsque, en septembre 1939, Jean Giraudoux (1882-1944), commissaire général à l’Information, propose à Huyghe le poste de responsable du service de radio et de la Propagande artistique à l’étranger au ministère de l’Information. La mobilisation de Huyghe le 15 mars 1940 écourte cependant cette mission11. Devenu élève officier à l’École du génie à Versailles, le conservateur est ensuite affecté au groupement spécial du Génie12, replié dans le Tarn13. Blessé, il délègue à Bazin le commandement des camions des musées nationaux, qui font route vers le Midi. En juillet, Huyghe demande à Jaujard, par l’intermédiaire de Bazin, d’intervenir en faveur de sa démobilisation rapide, « son absence étant très préjudiciable au service dont il est le chef14 ».

Celle-ci survient peu après dans le mois et Huyghe rejoint le dépôt installé dans l’abbaye cistercienne de Loc-Dieu, dans l’Aveyron. Il est alors chargé, à l’instar de ses collègues Bazin et Pierre Schommer (1893-1973), de l’organisation des dépôts en province. Cependant, quoique l’abbaye de Loc-Dieu soit de dimensions suffisantes pour abriter les nombreuses œuvres du Louvre, ses murs se révèlent trop humides pour en assurer la bonne conservation. Les caisses sont alors dirigées vers Montauban. De là, Huyghe apprend que le maréchal Pétain souhaite remercier le général Franco de sa neutralité par un don prélevé sur les collections nationales, que le conservateur doit personnellement convoyer à Madrid. L’Immaculée Conception (1678), du peintre espagnol Murillo, fait partie des œuvres choisies15. Huyghe s’inquiète, non sans raison, de la brèche que risque de créer ce cadeau diplomatique :

« Les Allemands avaient la salive à la bouche quand ils voyaient nos tableaux et nos chefs-d’œuvre ; il y avait lieu de s’inquiéter, connaissant la faiblesse de Vichy… Je me suis dit alors : “Pourquoi ne pas profiter de cette mission pénible, pour créer un précédent qui nous protégerait16”. »

Le conservateur du Louvre négocie avec le directeur espagnol des Beaux-Arts, le marquis de Lozoya (1893-1978), qu’il connaît d’avant-guerre, afin que le don soit converti en échange. Franco en accepte le principe et l’œuvre est ainsi échangée, entre autres, contre le portrait de la reine Marie-Anne d’Autriche par Vélasquez17.

L’opposition au régime de Vichy

Huyghe manifeste très tôt son opposition au nouveau régime. De même que ses collègues Jean Cassou (1897-1986) et André Chamson (1900-1983), il ne tarde pas à faire preuve d’un esprit de résistance. Il écrit :

« Du jour même de la signature de l’armistice, j’ai pris une position de violente opposition à la capitulation ainsi qu’à la politique de Vichy. J’ai eu dès [le 6] novembre 1940 l’occasion de le manifester publiquement, lorsque le Maréchal Pétain se rendit à Montauban et manifesta le désir de visiter le dépôt des Musées Nationaux [installé dans le musée Ingres] ; je me refusais à faire figurer dans aucun des bureaux ou des salles de ce dépôt le portrait du Maréchal et la reproduction de ses discours que tous les fonctionnaires avaient l’ordre d’afficher, le Maréchal accompagné de Ministres et de Préfets parcourut donc ces salles sans y trouver son image1. »

L’opposition de Huyghe au régime de Vichy se traduit également par le refus d’obéir à sa haute hiérarchie, en particulier à son ministre, Abel Bonnard (1883-1968). Il rapporte :

« J’avais eu, avant la guerre, des rapports cordiaux avec Abel Bonnard […] cela changea sous l’Occupation. Il était mon ministre, très inféodé aux Allemands2, courant devant leurs désirs. C’est dire notre désaccord et je ne saurais oublier que, lors d’une de nos entrevues quelque peu orageuses, il me déclara un jour : “Monsieur Huyghe, je vais employer une expression qu’il faudrait que vous compreniez dans la plénitude de son sens : vous commencez à m’ennuyer, je vous ferai rentrer sous terre, vous saisissez ce que ça veut dire ?” J’ai assez bien compris. C’est vous dire que mes rapports avec Abel Bonnard étaient devenus quelque peu tendus3. »

Un autre exemple de son insubordination est donné en 1941, lorsqu’il reçoit de Hautecœur l’ordre de faire revenir à Paris un tableau de François Boucher, la Diane au bain (1742), destiné à être envoyé en Allemagne sur le vœu insistant de Göring. Ayant fait visiter les salles de peintures du Louvre à Joachim von Ribbentrop en 19384, René Huyghe avait déjà eu l’occasion d’éprouver l’intérêt nazi pour les chefs-d’œuvre français du XVIIIe siècle5. Devant son refus d’obtempérer, c’est André Parrot, l’un des collègues du conservateur, qui retire le tableau du dépôt en son absence. De retour à Paris, René Huyghe présente sa démission6 en même temps qu’un rapport de protestation, auquel s’associe Jacques Jaujard. Quelques semaines plus tard, la menace d’une démission généralisée parmi les conservateurs français a raison des exigences de Vichy et le tableau retourne à Montauban.

Huyghe s’associe donc tout le long du conflit à cette « opposition constante faite par le Directeur des Musées Nationaux aux revendications allemandes. En 1943, en dépit des ordres d’Abel Bonnard [il] refuse l’invitation du Maréchal Göring de se rendre dans sa propriété berlinoise7 » de Carinhall, et ce « malgré des pressions énergiques8 ». Cette invitation devait en effet permettre au conservateur de choisir, parmi les œuvres spoliées par le Reichsmarschall, celle que le Louvre accepterait en échange de la Diane au bain de Boucher. « Nous tenions, moins que jamais, à obtenir en échange des œuvres pillées par les Allemands9 », écrit-il.

L’enrichissement des collections

Jusqu’en 1943, la vie dans les dépôts1 est relativement calme : restaurations2, rentoilages et étude des œuvres sont ponctuellement entrecoupées par les tournées d’inspection de Jacques Jaujard. Huyghe passe lui-même régulièrement la ligne de démarcation pour se rendre à Paris, où il s’occupe d’affaires courantes au département des peintures. Une note de service non datée précise que « la présence de ce dernier est […] urgente pour décisions à prendre concernant les acquisitions de tableaux importants3 ». En effet, durant le conflit, le département des peintures poursuit sa mission d’enrichissement des collections en prévision de la réouverture du musée. Les achats s’effectuent sur un marché de l’art français rendu prospère par l’afflux de nombreuses œuvres d’art, dont certaines ont été saisies ou vendues sous contrainte par leurs propriétaires.

René Huyghe acquiert ainsi des œuvres pour le Louvre lors de la vente Dorville. Armand Dorville, avocat français juif, décède en juillet 1941, chez lui, en « zone sud » de la France, sous l’autorité du gouvernement de Vichy. Sa collection et ses meubles sont mis en vente par son exécuteur testamentaire, en accord avec les héritiers. Au premier jour de la vente d’œuvres d’art à Nice, le 24 juin 1942, un administrateur provisoire est nommé par le Commissariat général aux questions juives. La vente atteint de bons résultats (8,1 millions de francs). Les Musées nationaux y achètent douze œuvres pour 270 000 F ; à cette occasion, René Huyghe rencontre l’administrateur provisoire. Six mois plus tard, en décembre 1942, l’administrateur provisoire, qui a conservé les fonds issus des ventes, non reversés aux héritiers, demande finalement que la famille soit exemptée des mesures d’administration provisoire. Le Commissariat général aux questions juives l’accepte en juillet 1943, à condition que le produit des ventes soit versé sous forme de titres de dette de l’État ; les fonds sont envoyés au notaire de la famille sous cette forme. Mais les héritiers sont dispersés dans le Sud de la France, ce qui les empêche de percevoir effectivement ce qui leur est dû. En mars 1944, cinq membres de la famille – une sœur et deux nièces héritières d’Armand Dorville, et les deux filles de ses nièces – sont arrêtés, déportés et assassinés à Auschwitz. Après la guerre, les héritiers survivants perçoivent le produit des ventes, qui est intégré au règlement de la succession d’Armand Dorville en 19474.

Le pillage de la collection d’Adolphe Schloss en 1943 est par ailleurs un exemple significatif des manœuvres qui coexistent parallèlement au marché de l’art et auxquelles il arrive que les Musées nationaux prennent part5. Les conditions de « préemption6 » décidées par les Musées nationaux lors de la dispersion de la collection sont précisées au cours d’une séance du conseil technique des Musées nationaux :

« Depuis trois ans, les Musées nationaux ignoraient où se trouvait la collection dont la propriétaire était décédée sans avoir pu mettre à exécution les intentions qu’elle avait souvent manifestées en faveur des Musées nationaux7. Il y a quelques mois, la Direction apprit […] que le Commissariat aux affaires juives se disposait à saisir la collection. Les Musées nationaux, pour exercer l’exercice du droit de préemption sur les 48 tableaux choisis par les conservateurs de la Peinture, intervinrent aussitôt. M. Huyghe et M. Bazin se sont attachés à retenir dans la collection Schloss soit des œuvres de très grands artistes, soit des œuvres de maîtres d’une moindre réputation, mais qui, toutes signées, viendraient compléter dans une très large et très opportune mesure les lacunes existant dans les salles du Musée du Louvre consacrées à la peinture néerlandaise. […] L’ensemble des 48 tableaux ainsi préemptés s’élèvent à la somme de 18 875 000 francs que le Ministère des Finances mettrait à la disposition des Musées nationaux pour permettre à ceux-ci de désintéresser les “Secours nationaux”, au profit duquel la collection de Mme Schloss devait être vendu [sic] en sa qualité de bien israélite. Par la voix de son président, l’assemblée exprime à M. Bazin, en le priant d’en transmettre à René Huyghe toute la part qui lui revient, ses félicitations les meilleures pour la manière dont cette affaire, qui procure au Louvre un tel enrichissement, a été menée8. »

La transaction a notamment été rendue possible grâce à l’intermédiaire de l’administrateur provisoire de la collection, Jean-François Lefranc, condamné après-guerre par la Cour de justice de la Seine pour « intelligence avec l’ennemi ». René Huyghe le remercie en mai 1944 :

« Je vous suis reconnaissant de tout le dévouement avec lequel vous avez pris en main la cause du Musée du Louvre dans l’affaire Schloss. Soyez bien persuadé que je n’oublie pas les difficultés des négociations que vous avez menées avec la pensée constante de notre intérêt et la part si efficace que vous avez prise à l’entrée au Louvre de chefs-d’œuvre qui accroissent considérablement la valeur de notre Galerie hollandaise9. »

Ces déclarations mettent en lumière la manière dont sont alors perçues les transactions autour de la collection pillée, c’est-à-dire comme des achats réguliers, sans qu’il soit tenu compte de la dépossession des propriétaires juifs. Huyghe publie d’ailleurs de son vivant la liste des acquisitions réalisées par le Louvre sous sa responsabilité en matière de peintures et de dessins, soit durant la période allant de 1937 à 195010. Le principe d’un « sauvetage » des œuvres avancé par les musées après la guerre est à mettre en regard avec la manière dont est présenté l’achat au conseil technique en 1943 : il s’agit avant tout de « compléter dans une très large et très opportune mesure les lacunes » des collections publiques. Il y a donc tout lieu de penser que, si les œuvres Schloss ont été rendues à la famille après le conflit, leur acquisition ne procède pas au premier chef d’une volonté de préservation ou de restitution mais bien d’une opportunité de combler des lacunes grâce à des peintures destinées à ne plus pendre qu’aux seules cimaises du Louvre. Les remerciements de Huyghe en 1944 encore, alors que se dessine de plus en plus nettement une issue du conflit favorable aux Alliés, disent combien la transaction est entendue par le conservateur comme un succès sans partage et sans retour.

L’engagement dans la Résistance

À partir de 1942, alors que les Allemands pénètrent en zone sud, Huyghe rejoint le Front national1 et organise l’année suivante un groupe de résistance avec son ami Roger Guth2. Ensemble, ils aident des Alsaciens-Lorrains3 – prisonniers évadés ou condamnés à mort – à se cacher parmi le personnel des musées en les déguisant en gardiens du dépôt installé au château de Montal4. Ce réseau de résistance opère en intelligence avec le chef de cabinet du préfet de Cahors, Gérard André5, dont Huyghe a l’amitié. Le conservateur peut également compter sur le soutien de son vieil ami Jean Lurçat (1892-1966) : l’artiste prend, lui aussi, part aux activités résistantes se déroulant dans la forteresse médiévale de Saint-Laurent-les-Tours6. Cette dernière est en effet utilisée comme antenne d’émission pour la radio clandestine Radio Quercy. L’action de Huyghe et de certains de ses collègues dans la Résistance permet ainsi de faire parvenir des informations aux Alliés. Le conservateur rapporte d’ailleurs que :

« lors de nos démêlés avec les prétentions de Goering […], le colonel [Hermann] Bunjes, qui était de son État-Major, nous confia naïvement : “C’est curieux, dès que le Maréchal Goering arrive en France, l’aviation anglaise est prévenue dans les dix minutes !” Ce qui prouve que la résistance fonctionnait bien et les communications par radio aussi7. »

Le 6 juin 1944, Huyghe s’inscrit dans les groupes de résistance militaire Veny8 (FFI actifs dans le Lot-et-Garonne) avant d’être incorporé dans ceux des Francs-Tireurs et Partisans (FTP) en août 1944. Il s’agit avant tout d’une résistance logistique : le conservateur constitue un important stock d’essence qu’il met à disposition du groupe Veny, lequel sera utilisé le 14 juillet 1944 lors d’un parachutage de matériel de guerre effectué par les Américains sur le causse se situant au-dessus de Carennac. Il rend également possible l’hébergement d’un officier de liaison britannique pendant la retraite allemande. Par la suite, il recrute dans son personnel une cinquantaine d’hommes pour le compte des FTP. Il est à noter que ces actions de résistance engagent la sécurité des œuvres et vont à l’encontre des ordres de Jaujard, qui, pour la sécurité des collections, cherche à éviter toute suspicion de collusion entre le maquis et les dépôts9. Huyghe assure néanmoins ses fonctions à Montal jusqu’aux derniers temps de l’Occupation et ne quitte son poste qu’en juin 1944 pour rallier les rangs des FFI.

En 1945, il participe à l’organisation de l’exposition « Chefs-d’œuvre de la peinture au Musée du Louvre – Nouvelles acquisitions des Musées nationaux ». Installée dans les salles de l’aile Denon, la manifestation dévoile les œuvres entrées dans les collections entre le 2 septembre 1939 et le 8 mai 1945. La monstration de ces acquisitions souligne la satisfaction des musées et de leurs conservateurs d’avoir pu poursuivre l’enrichissement des collections même durant le conflit. La provenance tient alors peu de place dans les mentalités et les problèmes éthiques qu’elle pose vis-à-vis des quelques œuvres spoliées ou d’origine douteuse nouvellement acquises ne soulèvent aucune résistance.

En septembre 1946, Huyghe se voit remettre, en même temps que Rose Valland, Henraux et Jaujard, la Légion d’honneur en récompense des services rendus pendant la guerre. Sa collègue et amie Jacqueline Bouchot-Saupique (1893-1975) lui écrit à cette occasion : « avec le “capitaine Valland” vous faites visiblement un quatuor très précieux au titre de la guerre pour les musées10 ». L’engagement de Huyghe est également salué lorsqu’il est question de lui décerner la médaille de la Résistance, qu’il n’obtient cependant pas :

« […] foncièrement anti-allemand, [il] s’est […] associé dès le principe, à la lutte engagée par M. Jacques Jaujard […] contre les tentatives de spoliations allemandes. Ses rapports furent, du point de vue technique, la base sur laquelle il fut possible de s’appuyer pour y résister et les tenir en échec11 ».

Au reste, l’antigermanisme et les actions de résistance de René Huyghe ne doivent pas faire oublier que la Résistance n’était pas plus préservée des courants antisémites que le reste de la société française12. En outre, la correspondance que le conservateur reçoit alors en privé de Bazin témoigne de l’antisémitisme de ce dernier13.

La reprise des activités après-guerre

Huyghe ne semble pas ou peu s’investir dans les activités de récupération artistique qui occupent les années suivant la Libération. Sa nomination1 comme membre de la Commission de récupération artistique (CRA ; 1944-1949) apparaît davantage comme une marque d’estime de la part de ses pairs, qui connaissent la faible disponibilité du conservateur. Cependant, ses prises de position vis-à-vis des œuvres censées revenir à la France pour compenser les pertes artistiques transparaissent parfois dans sa correspondance :

« L’Enseigne de Gersaint ne viendra peut-être pas au Louvre car nous ne sommes pas partisans d’annexion de fait qui relèverait plus de l’esprit de conquête germanique que du nôtre2. Les œuvres d’art qui nous ont été prises doivent être récupérées, encore ne s’agit-il que des collections privées puisque les collections publiques se sont maintenues intactes ; mais je ne pense pas que nous devions nous emparer d’œuvres régulièrement acquises par l’Allemagne3. »

Cette remarque rappelle que la tentation de se dédommager en prélevant dans les collections des pays vaincus en réparation du préjudice subi (et en sus de la récupération) n’est pas exclue par l’opinion publique au sortir de la guerre, quoique les Musées nationaux y soient globalement défavorables. Huyghe souligne avant tout l’importance de la récupération des œuvres disparues, bien qu’elles n’appartiennent pas aux collections publiques. En effet, celles-ci sont récupérées moins en raison de la spoliation dont elles ont été l’objet que parce qu’achetées sur le marché de l’art français à la faveur des conditions iniques de l’Occupation4. La récupération artistique s’opère donc avant tout selon des impératifs d’ordre économique et patrimonial. Par ailleurs, la législation afférente n’envisage dans un premier temps de s’intéresser qu’aux activités de la seule période 1940-1945, ainsi que le prévoit la déclaration solennelle de Londres du 5 janvier 19435, qui proclame la nullité des ventes, spoliations, pillages et autres actes de dépossession réalisés durant l’Occupation. Les événements survenus entre 1933 et 1940 n’ont été pris en compte que progressivement6.

En réalité, l’urgence est ailleurs pour Huyghe : il lui faut continuer à assurer la maintenance des dépôts, où se trouvent toujours les œuvres du Louvre, car il ne peut être question de les faire revenir dans un musée non chauffé depuis plusieurs années. La logistique nécessaire à leur retour s’accompagne d’une réflexion autour de leur présentation. Les archives de cette époque témoignent d’ailleurs de déplacements effectués par Huyghe dans la continuité de ceux d’avant-guerre, à l’instar de son séjour en Angleterre en 1946. L’heure est en effet aux réaménagements muséographiques des salles. Huyghe poursuit les travaux entamés dans son département en 1938, en particulier dans la Grande Galerie, le Salon carré et les salles rouges7. Le rythme soutenu de ses conférences à travers l’Europe reprend de même et, dès l’hiver 1945, il se déplace dans plusieurs villes suisses pour y présenter l’art français, avant de se rendre au Luxembourg et à Monaco.

Huyghe s’emploie parallèlement à relancer la parution de revues artistiques, en particulier de L’Amour de l’Art. Déficitaire les premières années de la reprise, celle-ci peut compter sur l’indéfectible soutien financier de David-Weill8. Le lancement de la revue littéraire Quadrige (1945-1948), dont Huyghe est directeur, figure également parmi ses projets du moment. Le conseil de direction se compose de Bazin, ami fidèle, et de Nicolas H. de Larie (1904-1963), responsable de la direction artistique9.

Il s’agit en réalité du nom d’emprunt de Nicolas Matzneff, qui réalisa plusieurs tractations artistiques durant l’Occupation, en particulier avec Hildebrand Gurlitt (1895-1956) et Theo Hermsen (1905-1944). Or au moment où il est associé à la revue, Matzneff a déjà fait l’objet de plusieurs condamnations pour abus de confiance, escroquerie et ventes irrégulières d’œuvres d’art10. Si son véritable nom est vraisemblablement connu de Huyghe, les archives ne permettent cependant pas de déterminer si le conservateur connaissait les antécédents judiciaires de son directeur adjoint. Le couple Matzneff est pourtant intimement lié à l’existence de la revue : en avril 1945, les statuts de la nouvelle SARL Quadrige citent parmi les propriétaires de parts sociales « Madame Simone BAILLOT, sans profession, épouse contractuellement séparée de biens de Monsieur Nicolas Hippolyte de LARIE MATZNEFF, Industriel, avec lequel elle demeure à Paris 24 Avenue de Lamballe11 ». Il est précisé que Nicolas Matzneff, en sa qualité d’associé, apporte une somme de 25 000 F au capital de la société12. En janvier 1947 encore, une convention relative à la société Quadrige mentionne « Madame Delarie Matzeneff [sic], demeurant à Paris, 11 rue de l’Université13 » parmi les gérants. Cependant, le nom a été rayé avant signature des parties14. Nicolas Matzneff prend également part au comité de direction de la revue L’Amour de l’Art, au moins depuis 1945. Les archives privées du conservateur ne comportent pas d’autres occurrences en lien avec Matzneff ; les circonstances de leur rencontre sont inconnues en l’état actuel de nos connaissances.

Un académicien de renommée internationale

Tout au long de sa carrière, Huyghe cumule les fonctions dans les institutions françaises et internationales. À l’été 1947, par exemple, il participe au comité de patronage français du musée national Bezalel de Jérusalem, aux côtés de Léon Blum (1872-1950), Jean Cassou, André Chamson, Georges Huisman (1889-1957), David David-Weill ou encore Georges Wildenstein1. Cette initiative française a comme objectif de favoriser la constitution d’une collection permanente pour le nouveau musée hiérosolymitain. Il est également tour à tour membre de la Commission des monuments historiques, de la Société de l’histoire de l’art français, vice-président du Syndicat de la presse artistique française, docteur honoris causa de l’université de Santiago du Chili (1939), membre de la Commission des musées de province (1942), membre honoraire de l’Académie royale des beaux-arts de Suède (1949), membre (1951) puis vice-président du conseil artistique de la Réunion des musées nationaux (1964). En 1980, enfin, Huyghe devient vice-président de l’Académie européenne des sciences, des arts et des lettres, créée en concertation avec l’UNESCO.

Ses activités en France et à l’étranger lui assurent l’estime d’éminentes personnalités du monde des musées, de l’art et de la littérature, parmi lesquelles Francis H. Taylor2 (1903-1957), Paul Valéry3 (1871-1945), Roger Fry4 (1866-1934), Waldemar-George5 (1893-1970), Colette6 (1873-1954), François Mauriac7 (1885-1970), Henri Matisse8 (1869-1954), Pablo Picasso9 (1881-1973), Pierre Bonnard10 (1867-1947), Auguste Perret11 (1874-1954), Louis Jouvet12 (1887-1951), Elsa Triolet13 (1896-1970), Marthe de Fels14 (1893-1988), Jean Bruller15 (1902-1991) ou encore Louise de Vilmorin16 (1902-1969). Ces contacts lui permettent notamment d’atteindre directement des collectionneurs, éventuels donateurs des musées nationaux. Huyghe se montre à ce titre particulièrement attaché aux échanges avec les musées belges, au travers desquels transparaît son affection pour les Flandres paternelles17.

À partir des années 1950, ses nombreuses publications lui assurent une renommée internationale ; Dialogue avec le visible (1955) et Psychologie de l’art (1951-1976) comptent parmi ses grandes œuvres. Elles lui valent de rencontrer les grandes personnalités politiques de son temps, tels le général de Gaulle18, la famille Kennedy, Valéry Giscard d’Estaing ou encore le prince Rainier III et Grace Kelly19. Théoricien brillant, Huyghe est nommé professeur au Collège de France en 1950, où il occupe la chaire de psychologie des arts plastiques jusqu’en 1976. Cette nouvelle activité ne lui permet cependant plus d’assurer ses fonctions au musée du Louvre et il sollicite un changement de mission au sein de son ministère20. Huyghe devient ainsi conservateur en chef honoraire du musée du Louvre à compter du 1er janvier 1951, après vingt-trois années passées au département des peintures. Il y laisse le souvenir d’un conservateur grâce auquel les collections ont bénéficié d’un enrichissement notable21 et d’une valorisation servie par des expositions très remarquées.

Huyghe est élu à l’Académie française le 2 juin 1960, au fauteuil de Robert Kemp (1879-1959). La cérémonie rassemble les grandes personnalités de l’art et du mécénat : André Malraux, Jacques Chaban-Delmas, Marcel Aubert, Jacques Jaujard, Jean Cassou, Marc Chagall22 et Georges Salles y assistent aux côtés de certains collègues du Louvre, Michel Florisoone, Jacqueline Bouchot-Saupique, Pierre Pradel ou encore Adeline Hulftegger23. Parmi les membres du comité pour son épée d’académicien se trouve également Jacques Dupont, inspecteur général des Monuments historiques et ancien expert artistique au sein de la Commission de récupération artistique. À l’Académie française, Huyghe se lie d’amitié avec des personnages comme Maurice Genevoix (1890-1980) ou le général Weygand24 (1867-1965). Son statut d’académicien lui offre l’opportunité de rencontrer Georges Pompidou25 (1911-1974), alors président de la République.

Les distinctions que Huyghe reçoit durant sa carrière témoignent par ailleurs de ses riches activités en France comme à l’étranger : en 1935, le Danemark le fait chevalier du Dannebrog ; en 1944, il devient chevalier de l’ordre d’Isabelle la Catholique. Deux ans plus tard, il est promu chevalier de la Légion d’honneur, puis officier en 1954. Il est enfin fait commandeur de l’ordre de Léopold, remis par la Belgique. En 1966, il reçoit également la grand-croix de l’ordre national du Mérite ainsi que le prestigieux prix Érasme de la Fondation européenne de la culture.

Tout au long de sa vie, Huyghe constitue une collection faite d’objets, de dessins et d’estampes acquis aux puces ou aux enchères26, en particulier à la galerie Paul Prouté ou à l’Hôtel Drouot27. Jacques Thuillier témoigne de la régularité de ces rendez-vous germanopratins :

« [je rencontrais] René Huyghe assez régulièrement – le premier et le troisième jeudi de chaque mois –, non pas au Louvre ou au Collège, mais chez Paul Prouté [1887-1981], le fameux marchand d’estampes et de dessins de la rue de Seine. Le rite des « nouveautés », aujourd’hui disparu, voulait que ces jours-là, dès l’heure d’ouverture du magasin, fussent présentées dans une dizaine de cartons les acquisitions récentes – soit environ 700 à 1 000 œuvres de tous temps et de tous pays. Logeant près de la rue de Seine, René Huyghe arrivait toujours avant moi, qui habitais alors à la Fondation Thiers et qui n’avais que de maigres ressources. Mais nous étions à peu près les seuls habitués de ces matinées à n’être pas marchands ou courtiers, et à discuter avec Paul Prouté sur l’attribution de telle ou telle œuvre28. »

La collection personnelle de Huyghe fait l’objet de plusieurs ventes dans le courant des années 1990 par l’étude Tajan. Huyghe achève sa carrière comme directeur du musée Jacquemart-André de 1974 à 1993. Il décède le 5 février 1997 à Paris, à l’âge 90 ans.

En dépit de son statut de témoin des exactions nazies, Huyghe n’évoqua que rarement la question des spoliations. Quoique sa renommée et son réseau internationaux lui aient donné une appréciation très fine des enjeux et des pratiques du milieu de l’art, l’ancien conservateur n’a jamais parlé du sujet qu’à demi-mots29.

En 1964, toutefois, ce passé s’impose à lui lorsque les studios hollywoodiens réalisent un film, Le Train, inspiré d’un épisode historique30 rapporté dans les mémoires de Rose Valland. S’il ne commente pas publiquement le film, Huyghe conserve dans ses archives personnelles une note du Dr Bernhard von Tieschowitz (1902-1968), membre du Kunstschutz (Service de protection des œuvres d’art) pendant l’Occupation, devenu conseiller culturel près l’ambassade de la RFA à Paris. L’historien d’art allemand y conteste sur plusieurs pages la « vérité historique31 » du film, dont il regrette la licence romanesque. « Les atrocités (sévices au cours d’interrogatoires, exécutions d’otages) […] constituent une falsification de l’histoire32 », écrit-il. Von Tieschowitz apporte encore d’autres précisions, d’autant plus intéressantes qu’elles sont alors rarement explicitement soulignées à cette époque : « aucun mot ne laisse entendre, dans le film, que la razzia de l’ERR s’est exercée uniquement au détriment de collections artistiques privées appartenant à des Français émigrés33 ». Les éventuels commentaires de Huyghe au sujet de cette note ne sont pas conservés.

Au reste, l’acquisition récente par les Archives nationales de la correspondance privée du conservateur a permis de mettre en lumière la grande proximité de Huyghe avec Bazin, ce dernier exprimant sans fard ses idées antisémites34. Ces sources inédites imposent donc de relire les actions de René Huyghe, en particulier en matière d’enrichissement des collections nationales, au prisme de ces nouvelles informations.