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13/10/2021 Répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation, 1940-1945, RAMA (FR)

En tant que propriétaire de la Galerie Ernst Arnold, établie de longue date à Dresde puis à Munich, Ludwig Wilhelm Gutbier a pu mettre à profit ses contacts sur le marché de l’art français pour y acheter des œuvres d’art et y réaliser des commandes, principalement pour des musées allemands.

Formation de marchand d’art

Ludwig Gutbier était propriétaire de la Galerie Ernst Arnold à Dresde1, dont le nom remonte au fondateur de la Königlich Sächsische Hofkunsthandlung [Commerce d’art de la cour royale de Saxe], au service de laquelle son père Adolf Ludwig Gutbier était entré en 1867 et dont il avait acquis par la suite la propriété. À sa mort en 1902, Ludwig Gutbier lui succéda à la tête de la galerie, surtout spécialisée jusqu’alors dans les arts graphiques. En 1906-1907, il ouvrit de nouveaux locaux, au 34 de la Schloßstraße.

Gutbier a reçu une très bonne éducation, notamment en français et en anglais, et a été préparé très tôt à son futur métier de marchand d’art. Il a suivi la « filière générale » de la Königlich Sächsische Technische Hochschule de Dresde, sans aller jusqu’au bout de ses études. Il y a acquis des connaissances théoriques de base en histoire, en histoire de l’art et en littérature. Il a fait ensuite des voyages d’étude en Hollande et en Angleterre. S’il s’intéressait avant tout à cette époque à la gravure néerlandaise, Gutbier s’est également passionné pour l’art moderne, auquel il consacrera plus tard une grande part de ses activités. Ainsi ses connaissances s’étendaient-elles des maîtres hollandais aux œuvres graphiques, à la peinture et à la sculpture expressionnistes. Mais ce sont clairement les impressionnistes français et allemands que Gutbier allait mettre au cœur de son programme de vente pour la Galerie Arnold2.

Contacts internationaux

Gutbier disposait d’un très bon réseau de relations internationales, notamment en France1, et il a vendu des œuvres à plusieurs musées en Allemagne et à l’étranger. Il était particulièrement lié aux musées de sa ville natale de Dresde. Au fil des ans, Hans Posse, le directeur de la Dresdner Gemäldegalerie, a fait chez Gutbier l’acquisition de nombreuses d’œuvres pour son institution. Les deux hommes étaient déjà en rapport en 1921. Posse a préfacé cette année-là le catalogue de la Galerie Arnold et rédigé plusieurs textes pour une exposition-vente de maîtres hollandais.

Après la prise de pouvoir des nationaux-socialistes, Gutbier s’efforça d’adapter son offre artistique aux critères esthétiques imposés par le nouveau régime, mais sa situation économique se dégrada très vite, de sorte qu’il se trouva contraint de fermer sa galerie de Dresde en octobre 1934.

Un nouveau départ à Munich

En 1937, Gutbier se lança dans une nouvelle aventure à Munich, en ouvrant la Galerie Arnold au 17 de la Ludwigstraße. Les débuts s’avérèrent difficiles. Au bout de deux ans, malgré tous ses efforts, il n’avait pas encore vendu un seul tableau. L’exposition d’artistes vivants « Aus Münchner Ateliers » qu’il présenta en 1938 lui permit finalement d’entrer en relation avec Gerdy Troost, la veuve de Paul Troost, l’architecte de la « Haus der Deutschen Kunst » [Maison de l’art allemand]. Proche du Führer, Gerdy Troost était « une sorte de juge artistique pour Munich1 ». Par son entremise, Gutbier put vendre trois tableaux à Hitler et nouer des liens avec d’autres dignitaires du régime nazi. Mais ceux-ci étaient bien plus intéressés aux vieux maîtres qu’aux artistes vivants, ils se passionnaient surtout – comme les musées – pour l’art du XIXe siècle. Le marché local n’offrant pas grand-chose en la matière, il devint de plus en plus difficile de se procurer de telles œuvres. Cherchant d’autres opportunités, Gutbier s’adressa notamment en 1940 à Posse, pour savoir s’il y avait à Dresde « sur le marché quoi que ce soit qui appartenait autrefois à des Juifs2 ».

Activités dans la France Occupée

Ludwig Gutbier espérait en outre pouvoir profiter de l’offre sur le marché de l’art dans la France occupée. Avec l’aide de Gerdy Troost, il obtint une autorisation de la Wehrmacht pour se rendre à Paris1. Les négociations et les achats qu’il put y réaliser avaient été si fructueux, écrivait-il en mars 1942 à Ernst Holzinger, le directeur du Städel-Institut de Francfort, qu’il projeta aussitôt de faire un second voyage2. À la demande de Holzinger, il organisa ensuite pour un ami du Städel-Institut l’achat d’un bronze et son acheminement de Paris à Francfort3. Mais son plus grand succès, estimait Gutbier, c’était d’avoir servi d’intermédiaire à la National-Galerie de Berlin pour l’acquisition d’un paysage de Camille Corot, qui avait même été reproduit dans la revue Weltkunst, comme il le soulignait avec fierté4.

Il ressort du procès-verbal de la séance du Conseil scientifique de la Nationalgalerie du 19 juin 1941 que l’on jugeait absolument indispensable d’acheter une peinture de Corot5. L’affaire paraissait si urgente que l’on se désintéressa sans doute d’un autre tableau de Corot, que Ludwig Grote proposait au même moment à l’institution berlinoise pour la Münchner Galerie am Lenbachplatz. Et cela, alors même que le directeur de la Nationalgalerie Ortwin Rave n’était « pas totalement convaincu par le Corot parisien6 », ainsi qu’il l’écrivait à Grote le 7 juin 1941. Malgré son prix élevé, le Conseil scientifique se prononça en faveur de l’acquisition du tableau que Gutbier avait trouvé à Paris7. Lors de cette séance, Rave fit remarquer qu’Hitler lui-même était intéressé par cette œuvre, ce qui emporta probablement la décision8. Lors de cette transaction, Gutbier fit office d’intermédiaire pour la galerie parisienne Daber9. Le paysage de Corot devait rester la seule œuvre dont les Staatliche Museen Berlin ont fait l’acquisition en France pendant l’Occupation10.

On ne sait pas très bien si Gutbier s’est rendu en personne à Paris une seconde fois, comme il avait prévu de le faire. Il est établi en revanche qu’il a réalisé d’autres transactions avec des marchands d’art français11.

La fin de la guerre et la période d’après-guerre

Après la destruction de la Galerie Ernst Arnold de Munich le 25 avril 1944, Gutbier se retira complètement à Rottach, au bord du Tegernsee, où il avait déjà établi domicile. Il ne put d’abord réaliser son projet d’y ouvrir un « foyer de l’art » [Kunstheim]. En raison de ses liens avec de hauts dignitaires du régime nazi et des affaires qu’il avait conclues à Paris, les autorités militaires américaines lui confisquèrent en effet ses biens artistiques à la fin de la guerre et lui signifièrent une interdiction d’exercer toute activité commerciale. Gutbier se défendit en ces termes des griefs qu’on lui adressait :

« À l’allégation que j’aurais été un privilégié des nazis et un profiteur, je réponds ceci : sans doute ai-je bien eu des liens avec Mme le Pr. Troost, et ce simplement parce que, en l’absence de mes autres clients d’autrefois, j’ai été obligé de trouver de nouveaux débouchés professionnels et de réaliser des ventes. […] En ont résulté par la suite des relations d’affaires. Ces rapports étaient exclusivement au service de l’art et n’avaient absolument rien à voir avec la politique.

« Mon voyage à Paris en 1941. Alors que presque tous les marchands d’art allemands se rendaient à Paris en 1940-1941, on peut comprendre que j’aie eu moi aussi le désir, en tant que membre actif de ma profession, d’aller y rendre visite à d’anciens amis d’affaires. Comme je ne connaissais personne qui aurait pu me procurer l’autorisation de voyager et que Mme Troost avait pour sa part la possibilité de le faire, je me suis adressé à elle et j’ai simplement obtenu d’elle un permis de la Wehrmacht. Cela étant, je tiens à souligner que c’est exclusivement moi qui ai réglé tous les frais de voyages et fourni tous les moyens d’achat et que je ne disposais d’aucuns fonds du parti1. »

Gutbier n’a pas récupéré les œuvres qu’il avait achetées à Paris. Lorsque l’interdiction de commerce dont on l’avait frappé après la guerre fut levée en 1947, il ouvrit à Rottach son « Kunstheim », où furent organisées quelques expositions assez modestes, à caractère local. Après sa mort le 18 mars 1951, sa femme Ella Gutbier en poursuivit les activités jusqu’en 1958.

Il reste à noter que Ludwig Gutbier avait été, en tant que marchand, un promoteur engagé de l’avant-garde, mais qu’il n’a pu résister à la pression économique induite par la politique des nazis en matière d’art et qu’il a donc été forcé de se reconvertir. Il a réussi à établir des liens avec les hautes sphères du pouvoir nazi et a montré peu de scrupule à acheter des objets d’art qui appartenaient autrefois à des Juifs, il les a même délibérément recherchés, en l’absence d’autres œuvres de qualité disponibles sur le marché.