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Antiquaire établie au 27 quai Voltaire, Marie Touzain vendit des tapisseries à des clients allemands et autrichiens, à l’instar de Friedrich Welz et Walter Bornheim. Son frère Eugène Pouget lui servait parfois d’intermédiaire.

Avant-guerre

Marie Touzain, née Marie Pouget le 26 mai 1876 à Espinasse dans le Cantal, était la fille d’Eugène et de Nathalie Jalbert1. Elle avait un frère, Eugène Pouget, né à Paris le 15 janvier 18892. Elle épousa l’antiquaire Édouard Touzain le 16 avril 1895 à Paris, lui-même étant fils de l’antiquaire Gilbert Touzain, anciennement fabricant de chaises en Auvergne et frère de Louis Touzain, antiquaire également3. Les deux frères Touzain étaient installés quai Voltaire, dans le VIIe arrondissement de Paris, Édouard au numéro 27 et Louis au 254.

En 1920, le frère de Marie, Eugène Pouget, était domicilié près de la galerie au 5 rue de Beaune, ce qui est toujours le cas dans le rapport des inspecteurs Thibault et Lelong du 29 mars 19465. À cette date, Marie Touzain avait, quant à elle, sa résidence au 1 rue de Beaune, bâtiment adjacent au 27 quai Voltaire6. En 1935, date du décès de Louis Touzain et de la vente de sa succession, Marie Touzain était déjà veuve7.

Il existe très peu de sources concernant l’activité d’antiquaire d’Édouard et de Marie Touzain. Un article de La Petite République de 1907 mentionne l’implication des frères Touzain, notamment d’Édouard, dans l’achat d’une châsse du XVIe siècle à des ecclésiastiques dans la ville de Saint-Augnat. De la lecture de cet article, il ressort que Marie Touzain était investie dans l’activité de la galerie du 27 quai Voltaire. Elle expliquait en effet au journaliste : « Si un achat avait été fait à Saint-Augnat, j’en aurais souvenance. […] Je me rappelle notamment, qu’il y a 7 à 8 ans, nous avons acheté dans une famille de Clermont-Ferrand, par l’intermédiaire de Me Grimont, commissaire-priseur, une châsse8. »

Le détail est d’importance. Louis Touzain épousa en secondes noces Marie Paicheur. Il existe donc deux Madame Marie Touzain, mais l’épouse de Louis ne semble pas avoir été active en tant qu’antiquaire, tandis que la femme d’Édouard était tout à fait au courant du fonctionnement de sa galerie. Dans le même article, elle précisait : « Au surplus lorsqu’un objet quelconque nous est proposé par un courtier, nous traitons directement avec le propriétaire. »

Une autre mention de l’activité de Marie Touzain comme antiquaire se trouve dans l’ouvrage d’André Theunissen, Meubles et sièges du XVIIIe siècle, menuisiers, ébénistes, marques, plans et ornementation de leurs œuvres, dans lequel il décrit un « meuble à hauteur d’appui portant l’estampille de Beneman sur les quatre montants » qui appartenait en octobre 1933 à « Madame Touzain, antiquaire9 ». Ce meuble fut exposé au musée du Louvre lors de l’exposition Rétrospective du meuble du XVIIe siècle à nos jours qui eut lieu du 22 septembre au 14 octobre 193310.

Sous l’Occupation

Ce sont les seules informations trouvées à ce jour sur l’activité de Marie Touzain. Cependant, il existe plus de traces concernant les activités de la galerie sous l’Occupation dans les dossiers de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration et du Comité de confiscation des profits illicites. Il ressort de ces derniers que Marie Touzain vendit des objets à des clients allemands ou autrichiens par cinq fois, pour un total de six objets1. Elle déclara à la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration avoir vendu le 10 octobre 1940 à Monsieur Welz (Salzbourg et Vienne) une « tapisserie L XX » [sic] et une tapisserie de verdure pour respectivement 40 000 F et 16 000 F, une paire d’appliques à Monsieur Strach le 11 février 1941 pour 3 500 F, deux panneaux de peinture décorative à la maison Binag Schwartzkoff (24 avenue Friedland) pour 25 000 F le 13 juin 1941, l’année suivante, le 12 octobre 1942, une commode valant 15 000 F à Monsieur Solz, et enfin une série de six tapisseries d’après David Teniers à Monsieur Grotte le 22 décembre 1942 pour 700 000 F2.

Dans le mémoire relatif aux relations de Mme Touzain avec les autorités occupantes et les personnes opérant pour leur compte datant du mois de juillet 1946, l’avocat de Marie Touzain, Maître Frédéric Dupont, revint sur ces ventes et expliqua que « Mme Touzain n’a jamais sollicité les Allemands, mais exposant des objets en vitrine, elle s’est trouvée dans l’obligation, comme tous les autres commerçants, de vendre à qui se présentait comme acheteur, et, bien qu’ayant réussi plusieurs fois à évincer des Allemands, n’a pas pu y réussir toujours3. » Il explicita plus particulièrement deux ventes.

Maître Frédéric Dupont développa d’abord son argumentaire au sujet de la vente des six tapisseries à M. Grotte, qui aurait eu lieu sous la contrainte. En 1942, un client « parlant français impeccablement et sans aucun accent4 » visita la galerie et se renseigna sur le prix des tapisseries, prix fixé par Marie Touzain à 700 000 F. Trois ou quatre mois plus tard, il revint pour acquérir les tapisseries dont le prix avait augmenté entre-temps, ce qu’il ne pouvait accepter. « Mme Touzain refusa de vendre mais il la menaça, si elle ne livrait pas les tapisseries, de porter contre elle une accusation au Militarbefelshaber [sic], et c’est ainsi qu’elle fut obligée de livrer les tapisseries5. » Elle demanda par la suite au ministère du Commerce d’interdire la sortie de ces objets, ce qui réussit dans un premier temps, mais M. Grotte obtint finalement gain de cause. Cette vente pour 700 000 F représentait la quasi-totalité des fruits financiers de ventes aux Allemands, qui furent évalués à 799 500 F. Cependant, ne souhaitant pas profiter de l’argent issu de ces ventes, elle acheta une « tapisserie norvégienne très rare, et en a fait don en 1944, au Musée des Gobelins6 ». Il s’agit de la tapisserie de lice Les vierges sages et les vierges folles (inv. GOB-863-000) qui intégra les collections du Mobilier national le 10 janvier 19447.

Ensuite, l’avocat de Marie Touzain s’arrêta sur une transaction qui n’était pas inscrite sur les livres de la galerie. Il s’agit d’une vente d’objets appartenant à un confrère juif réalisée en mai 1941. Monsieur Baccara vint trouver Marie Touzain pour solliciter son aide. Juif, il avait besoin de vendre des objets pour pouvoir financer son passage en zone libre. Un tableau étant l’objet ayant le plus de valeur, Marie Touzain refusa dans un premier temps, n’étant pas spécialiste de peinture. Devant l’insistance de M. Baccara, elle accepta finalement de vendre ses objets. Il lui confia :

« 1- un petit tableau de l’École Française du XV° siècle d’une valeur de 88.000 Francs. 2- une petite table d’époque Louis XV en vois [bois] de rose d’une valeur de 25.000 Francs. 3- un panneau en bois sculpté du XV° siècle d’une valeur de six mille cent francs (6.500). [sic] 4- un cadre hollandais d’une valeur de 1.000 F8. »

Après qu’elle les eut « mis en valeur9 » dans sa vitrine, Walter Bornheim remarqua le tableau. Marie Touzain accepta de le lui vendre à condition qu’il prît le lot dans son intégralité, ce à quoi il consentit. Elle reversa l’intégralité de la somme, soit 120 500 F, à M. Baccara pour sa fuite en zone libre. Malheureusement, il fut arrêté par les Allemands et déporté en Allemagne. C’est Eugène Pouget qui se chargea de transporter les objets dans l’hôtel où résidait Bornheim pour le compte de sa sœur, ce qui explique pourquoi la facture du 13 mai 1941 concernant cette vente est signée de sa main10. Une déclaration de Gustave Beauvois, proche de M. Baccara, fut transmise au dossier afin d’appuyer les dires de Marie Touzain et d’Eugène Pouget11.

L’abandon des poursuites

Les poursuites contre Marie Touzain furent abandonnées. Le Comité de confiscation des profits illicites décida le 24 juin 1948 de ne pas poursuivre Marie Touzain, suite à la citation envoyée le 17 octobre 1946, compte tenu de la faible proportion des profits illicites sur l’ensemble des ventes réparties sur trois années, soit 139 000 F sur 919 500 F1. Michel Martin, chargé de mission des Musées nationaux, écrit le 30 décembre 1948 au président de la Commission d’épuration pour proposer lui aussi le classement du dossier contre Marie Touzain. Il justifia sa position en relevant qu’elle n’avait pas recherché la clientèle allemande et que :

« D’autre part, cet antiquaire a pu nous faire la preuve que les objets de haute qualité possédés par elle en 1939, ont été dissimulés aux investigations des acheteurs allemands et conservés en France ; en conséquence le patrimoine national artistique n’a pas subi du fait de cet antiquaire de perte notable2. »

Son nom est par ailleurs cité dans l’affaire des tapisseries de Sèze, dans laquelle Eugène Pouget était impliqué3. Marie Touzain est morte le 2 juin 1950 à son domicile parisien du VIe arrondissement, 4 bis rue du Cherche-Midi4.