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L’artisan fourreur Ignacy Rosner est l’un des courtiers les plus impliqués dans le commerce d’œuvres d’art spoliées aux côtés de Gustav Rochlitz, jusqu’à sa fuite vers Nice. Déporté et assassiné à Auschwitz en 1944, il ne put répondre à ces accusations lors du procès Rochlitz.

Un artisan fourreur menacé et déporté

Né le 21 mars 1889 à Zagórze (Pologne) de Acher et Goldskisnosna Féla, Ignacy Izaak Rosner résidait 16 rue Thibaud dans le XIVe arrondissement de Paris1. Il était inscrit sur le livre de police comme artisan fourreur et fit faillite en 19272. D’origine polonaise, il fut naturalisé français en 19303. Il avait un frère, lui aussi artisan fourreur, établi 48 rue du Colisée et un beau-frère, M. Wiener, habitant 29 rue de Penthièvre dans le VIIIe arrondissement4. Il occupa une chambre meublée à l’hôtel, 155 avenue du Maine dans le XIVe arrondissement, de 1937 à 1940, date à laquelle il est parti pour une destination inconnue5.

Au début de l’Occupation, il se cacha en raison de ses « origines israélites » chez une amie couturière : Hélène Hascoët, résidant 23 bis boulevard Raspail dans le VIIe arrondissement. Elle fut déportée par les Allemands en 19426. Il quitta alors Paris pour se rendre en zone libre, dans le Sud de la France. Le 25 août 1942, la préfecture de Saône-et-Loire demandait son dossier à la Préfecture de police pour régularisation de sa situation d’étranger. Il fut signalé ensuite dans la région de Nice7.

Arrêté probablement en février 1944, alors qu’il était domicilié au Nice Palace, il fut interné au camp de Drancy avant d’être déporté en Europe de l’Est par le convoi n° 69 (Drancy-Auschwitz), le 7 mars 19448. La plupart des déportés de ce convoi ayant été exterminés dès leur arrivée à Auschwitz le 10 mars 1944, il est probable qu’il est décédé à cette date, il était alors âgé de 55 ans.

Les liens avec Pétridès et Rochlitz

Pour financer sa fuite vers Nice, Rosner effectua des activités de courtier en œuvres d’art sur le marché de l’art parisien entre 1940 et 1942 et fut en contact avec le peintre Lucien Adrion, le marchand d’art Paul Pétridès et sa femme Odette Bosc, ainsi que Gustav Rochlitz. Il était un ami commun de Rochlitz et de Pétridès dont il permit la rencontre au début de l’Occupation1. Les sources évoquant Rosner se limitent aux interrogatoires de ces différents acteurs lors des procès et enquêtes d’après-guerre, aucune déclaration directe de Rosner n’ayant été recueillie.

Fin 1940, début 1941, il est ainsi impliqué dans la vente d’un tableau attribué à Rembrandt, Portrait du père. Ayant appris que Mademoiselle Beauperthuis, une couturière, s’occupait d’affaires d’antiquités, il s’était rendu chez elle avec Adrion et avait remarqué le tableau qu’il put emporter. D’après Beauperthuis, Rosner revint ensuite accompagné de la femme de Pétridès, Odette Bosc, qui acheta le tableau pour la somme de 590 000 F. Dans son interrogatoire, Adrion précisait qu’il ne se souvenait plus du montant des commissions touchées par Rosner, Pétridès et lui-même, pour ce tableau acquis pour le compte de Bernhard A. Böhmer2.

Rosner se rapprocha également du marchand Rochlitz, qu’il connaissait avant-guerre. Ce dernier obtint dans les années 1941 et 1942 environ 80 tableaux modernes issus des collections juives spoliées par l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) en échange de 30 tableaux anciens. Parmi les marchands parisiens à qui il vendit des œuvres provenant du musée du Jeu de paume, Rochlitz mentionne le nom d’Isidore Rosner, résidant 230 boulevard Raspail, qui lui acheta onze tableaux de valeur : « 7 Matisse, 1 Braque, 1 Sisley, 1 Picasso et 1 Gauguin3 ».

D’après ses déclarations, Rochlitz vendit ainsi à Rosner Abstraction de Picasso suite à l’échange du 17 mars 1941 avec l’ERR, le Paysage de Gauguin pour 40 000 F suite à l’échange du 25 mars 1941 avec l’ERR, puis trois Matisse – Paysage, Intérieur, Personnage à une table – pour 100 000 F après celui du 5 mai 1941, Scène de rivière de Sisley pour 100 000 F et la Nature morte de Braque pour 30 000 F après l’échange du 9 juillet 1941, une œuvre de Matisse, Portrait de femme, suite à l’échange du 9 décembre 1941, Femme en veste rouge de Matisse suite à l’échange du 10 mars 1942 et enfin deux Matisse, La femme en blouse blanche et La femme allongée avec nature morte de 1937, après l’échange du 21 mai 19424.

La vente des œuvres spoliées

Rosner chercha ensuite des acquéreurs pour ces tableaux issus de collections spoliées que lui avaient transmis Rochlitz mais aussi probablement d’autres intermédiaires tel Bernhard A. Böhmer. Il s’adressa à des marchands et galeries parisiennes, tels Martin Fabiani, Pétridès, Alfred Klein et la galerie Renou & Colle. Il mit également en contact ces différents acteurs du marché de l’art sous l’Occupation.

D’après les déclarations de Rochlitz, confirmées par les documents d’enquête américains, Rosner vendit ainsi cinq tableaux à Martin Fabiani1. Paul Pétridès, quant à lui, connaissait Rosner depuis dix-sept ans et c’est par son intermédiaire qu’il rencontra Rochlitz, qui lui proposa deux tableaux de Matisse, Guitariste et Nature morte, et un Paysage de Bretagne d’Utrillo de la collection Paul Rosenberg. Suite à cette première rencontre avec Rochlitz organisée par l’entremise de Rosner, Pétridès acquit ainsi d’autres tableaux provenant du musée du Jeu de paume2.

D’après Maurice Renou, deux Matisse furent vendus par Rosner à la galerie Renou & Colle : l’Ananas sur fond rose ainsi que la Dormeuse peints par Henri Matisse en 19403. D’après Pierre Colle, ces deux tableaux furent achetés en compte à demi avec la galerie de l’Élysée tenue par Jean Metthey à Monsieur Rosner, courtier en tableaux4. Or ces œuvres avaient été remises par Rochlitz à Hans Wendland, lors de l’échange du 3 mars 1941, auquel avaient pris part Bernhard A. Böhmer et Zacharie Birtschansky. Elles ne font cependant pas partie de celles qui furent envoyées par Wendland en Suisse5. D’après Matisse, certaines œuvres de la collection Rosenberg se trouvaient d’ailleurs en vente en 1942, notamment la Dormeuse, Ananas sur fond rose, Marguerite et fruits sur fond noir et Pot d’étain avec citrons posés sur une table verte et noire6. Par conséquent, Rosner a probablement acquis la Dormeuse et Ananas sur fond rose à la suite de Wendland et Böhmer. D’après les déclarations d’Alfred Klein, il aurait confié ces deux Matisse à la galerie Klein temporairement, avant de les revendre à la galerie Renou & Colle7.

Le commerce de Klein était alors aux mains de la couturière Berthe Casse. Pour Rosner, elle aurait également vendu à Monsieur Berthet pour 200 000 F le tableau de Matisse Femme à l’ombrelle au balcon de la collection Rosenberg et reçu 10 000 F de commission8. M. Berthet mit ensuite le tableau aux enchères à l’hôtel Drouot en mars 1942, avant de le retirer, et la Femme à l’ombrelle au balcon fut par la suite vendue par Jean Metthey, expert de cette vente, propriétaire de la galerie de l’Élysée et voisin de M. Berthet, à un collectionneur suisse, Monsieur Bornant, pour 400 000 F9.

En mai 1942, Rosner proposa enfin deux Matisse à l’un de ses amis, Georges Papazoff (1894-1972), peintre d’origine bulgare, dont il avait déjà acheté des œuvres. Selon ses propos, Papazoff acquit l’un d’entre eux pour 200 000 F, qu’il revendit ensuite à la galerie Drouant-David en 1942 pour 250 000 F. Pour le second tableau qui ne l’intéressait pas, il amena Rosner chez le marchand de tableaux André Bernier, qui acheta La leçon de peinture 157 000 F le 16 mai, pour la revendre finalement à Papazoff dix-sept mois plus tard pour 225 000 F10.

D’après Rochlitz, Rosner n’eut ainsi pas de difficultés à revendre les tableaux confisqués par l’ERR provenant du musée du Jeu de paume :

« Ces marchands connaissaient l’origine des tableaux que je leur vendais, comme du reste tout Paris s’occupant de peinture savait qu’il s’agissait d’œuvres d’art spoliées. Sur mes conseils, Rosner avait quitté la zone occupée où il n’était pas très en sûreté et s’était réfugié à Nice. Les dernières nouvelles que j’ai eues de lui datent du début de 1944, il était à ce moment-là à Nice, malade de la poitrine11. »

Un mandat d’arrêt fut rédigé à son encontre par le juge Frapier en mai 1945, dans le cadre de l’affaire Rochlitz jugée devant le parquet de la Cour de justice du département de la Seine, et il fut comme lui accusé d’atteinte à la sécurité de l’État12. Compte tenu de sa disparition, le mandat ne put être mis à exécution. Des témoins affirmèrent lors du procès qu’il fut déporté par les Allemands13.

Mort en déportation, Rosner n’a pas pu se défendre aux audiences. De fait, les seules sources dont dispose à ce jour l’historien sont ainsi des accusations à charge, provenant de déclarations indirectes, faites par des acteurs eux-mêmes impliqués dans le commerce des œuvres spoliées.