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Nommé à la tête de la Kunsthalle de Karlsruhe en 1934, Kurt Martin (1899-1975), historien de l’art, prend la direction, à sa création en 1940, de l’Administration  générale des musées du Rhin supérieur [Generalverwaltung der oberrheinischen Museen, GVOM], organisation créée par les nazis, regroupant l’ensemble des musées d’Alsace et de Bade. Dans cette fonction, il mena sous l’Occupation une ambitieuse politique d’acquisition pour le musée des Beaux-Arts de la Ville de Strasbourg.

Formation et premières expériences de Kurt Martin dans le Land de Bade

Kurt Hermann Martin est né le 31 janvier 1899 à Zurich. Il est le fils de Rudolf Martin (1864-1925), professeur d’anthropologie originaire du pays de Bade, et d’Anna Hein (1865-1940)1. Il commença sa scolarité primaire à Zurich puis la poursuivit à l’École technique de Lausanne avant de fréquenter les lycées de Karlsruhe et de Fribourg. Après son baccalauréat, il servit sous les drapeaux comme simple soldat pendant la Première Guerre mondiale, puis commença des études d’histoire de l’art – d’abord auprès de Hans Jantzen (1881-1967) à Fribourg, et plus tard à Munich auprès de Heinrich Wölfflin (1864-1945), dont il fut le dernier thésard en 1924, avec un travail sur la sculpture de la pierre à Nuremberg au XIVe siècle.

Kurt Martin commença à travailler pour les musées de Bade en 1927, d’abord à Mannheim comme volontaire à la Kunsthalle dirigée par Gustav Friedrich Hartlaub (1884-1963), puis comme auxiliaire scientifique au Badisches Landesmuseum de Karlsruhe où il fut rapidement promu conservateur. En 1933, il fut chargé par Robert Wagner (1895-1946), Gauleiter de Bade, de transformer, en collaboration avec le colonel en retraite et ancien chef de la police badoise Erich Blankenhorn, une sous-section du Landesmuseum en un musée autonome de l’armée. Cette collaboration entre un soldat et un historien de l’art s’avéra très fructueuse et le musée, inauguré le 13 mai 1934 après un an seulement de préparation devint rapidement « l’enfant chéri » de Robert Wagner.

Le 2 juillet 1934, Kurt Martin fut nommé directeur de la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe par le Gauleiter Wagner qui lui témoignait ainsi sa reconnaissance concernant le travail effectué pour le musée de l’Armée. L’historien de l’art succéda alors à Hans Adolf Bühler (1877-1951), promu directeur par le régime nazi et dont le travail avait fait l’objet de critiques houleuses. Bühler avait en effet organisé à Karlsruhe l’une des premières expositions dites « de la honte », plébiscitées par le régime nazi, dont le mouvement culmina à Munich en 1937 avec l’exposition « Entartete Kunst ». L’exposition organisée par Bühler, qui s’intitulait « Regierungskunst 1918-1933 » s’inscrivait dans la politique générale de condamnation de l’art moderne et de l’avant-garde, en attaquant la politique d’acquisition d’œuvres d’impressionnistes allemands, de réalistes critiques ainsi que d’artistes de la Nouvelle Objectivité, de ses prédécesseurs, Willy Storck (1890-1927) et Lilly Fischel (1891-1978) pendant la République de Weimar.

Après sa nomination, le jeune directeur Martin fit fermer l’institution pendant plusieurs années, tant pour y faire oublier l’exposition contestée, que pour y engager de nombreux travaux de rénovation. À l’occasion de sa nomination, il écrivit à ses collègues : « Je dois m’attaquer (…) à la Kunsthalle : c’est sans doute la tâche la plus difficile et la plus désagréable qui incombe à ma discipline dans le sud de l’Allemagne »2. La Kunsthalle rénovée et réorganisée rouvrit ses portes le 2 juillet 1939. À l’occasion de son centenaire fut présentée au public une rétrospective sur Hans Thoma (1839-1924), peintre chéri des nazis, lui-même directeur de cette institution entre 1899 et 1920. Pendant la fermeture de l’institution, Kurt Martin organisa par ailleurs plusieurs petites expositions « diplomatiquement conformes aux idées du régime »3.

À partir de 1939, Kurt Martin fut également expert pour le bureau des devises de Bade, tâche qui relevait de ses fonctions de directeur et qui lui imposait d’expertiser les collections artistiques juives confisquées, et d’y récupérer des pièces destinées à enrichir les collections des musées allemands. Si la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe et la Direction générale des musées du Rhin supérieur ont toutes deux accepté des œuvres remises par des services fiscaux et des bureaux des devises, il n’existe aucune expertise établie par Kurt Martin en personne, prouvant qu’il aurait pu exprimer des prétentions sur des œuvres provenant de collections saisies. Des correspondances entre Martin et ses collègues montrent en réalité l’aversion qu’il éprouvait pour cette activité d’expert et son désir de s’en débarrasser. Martin était membre du Deutscher Museumsbund, association professionnelle des personnels des musées allemands. Mais quand l’organisation passa sous le contrôle du ministère de la Propagande nazie, le conservateur cessa de verser ses cotisations. À la Kunsthalle de Karlsruhe, par crainte de perdre son poste, Martin accepta de recevoir le comité chargé de confisquer les œuvres d’art dites « dégénérées », mais il prit des mesures préventives, en cachant les pièces dont il pensait qu’elles étaient menacées et parvint ainsi à limiter les pertes pour cette institution.

Kurt Martin à la tête de l’Administration générale des musées du Rhin supérieur

Le 19 juin 1940, les troupes allemandes pénètrent dans Strasbourg et hissent le drapeau nazi au sommet de la cathédrale. Après l’armistice signé à Rethondes, l’Alsace et la Moselle sont intégrées au Reich et soumises à une administration civile allemande.

L’intention de Wagner était de mettre en place un Gau pouvant servir de modèle culturel aux autres provinces du Reich. Pour ce faire, et en s’inspirant toujours de la politique d’Hitler en matière d’organisation de l’État, il misa sur la centralisation. Afin de réorganiser la structure d’ensemble des musées alsaciens, il entendait créer un organisme central qui chapeauterait et contrôlerait tous les musées de Bade et d’Alsace, l’Administration générale des musées du Rhin supérieur [Generalverwaltung der oberrheinischen Museen, GVOM]. Le puissant dignitaire nazi qui entretint d’étroites relations avec Hitler, tenta alors de préparer l’intégration définitive de ce nouveau territoire dans le Reich, en s’appuyant sur un ambitieux programme artistique et culturel destiné à rappeler aux Alsaciens leur appartenance à la « Germanische Kulturnation ». Le Gauleiter, qui désirait faire de Strasbourg le « premier centre culturel éminent du Reich allemand » chargea alors Kurt Martin de la mise en œuvre de son projet. Âgé de 41 ans, l’historien de l’art fut donc appelé en Alsace et nommé directeur de l’Administration générale des musées du Rhin supérieur. Ayant refusé le poste de directeur de la Nationalgalerie à Berlin, offre plus prestigieuse et financièrement plus avantageuse1, Kurt Martin, qui refusa d’adhérer au NSDAP, savait qu’il ne pourrait continuer d’exercer son métier s’il s’opposait trop directement au nouveau régime.

Dans l’Alsace occupée, Kurt Martin administra pendant quatre ans plus de trente-sept musées2. Dans cette tâche, il fit montre d’une attitude hautement responsable, tant vis-à-vis des personnes que vis-à-vis des biens culturels dont il avait la charge. Il rédigea ainsi des programmes et des projets d’extension des musées conformes aux visées de Robert Wagner, tout en assumant ses responsabilités à sa manière personnelle. Au nom de l’Administration générale des musées du Rhin supérieur, Martin acheta en tout près de 200 peintures pour compléter les collections du musée des Beaux-Arts de Strasbourg : 81 d’entre elles à Paris, 76 en Allemagne, 40 aux Pays-Bas, 7 en Alsace et 2 en Suisse. Pour ses acquisitions sur le marché de l’art parisien, Kurt Martin se concertait avec Hans Haug (1890-1965), son prédécesseur français alors en exil à Paris, et futur successeur à la direction du musée de Strasbourg après la guerre. Hans Haug signalait à Martin les pièces proposées sur le marché de l’art, susceptibles d’intéresser la collection de Strasbourg3. Les deux historiens de l’art unirent ainsi leurs efforts pour éviter d’acquérir des pièces spoliées, provenant des collections de propriétaires juifs. La loyauté que manifestèrent sous l’Occupation ces deux hommes issus de deux nations ennemies, mais œuvrant ensemble à la construction de la collection est tout à fait singulière et exceptionnelle. En 1939, Hans Haug, Kurt Martin, et Hans Reinhardt (1902-1984) du musée historique de Bâle s’étaient d’ailleurs déjà réunis pour convenir de leurs actions en cas de guerre et sauver ainsi leurs trois collections.

À Paris, Kurt Martin n’effectua par précaution aucune opération à l’hôtel Drouot car il était difficile de retracer l’origine des œuvres d’art proposées dans les ventes aux enchères à l’étranger. De même, bien conscient qu’il s’agissait d’œuvres spoliées, il refusa systématiquement les objets provenant du musée du Jeu de paume. Son « opposition muette » vis-à-vis de l’ERR était bien connue. Il acheta donc exclusivement auprès de marchands individuels avec lesquels il entretenait des relations de confiance et qu’il interrogeait préalablement, par écrit et oralement, sur la provenance des pièces. Il insistait toujours pour obtenir des factures. En dépit de toute sa prudence, des objets d’art ayant fait l’objet d’acquisitions illégales se retrouvèrent dans les collections de l’Administration générale. Cela s’explique notamment par le fait qu’après 1933, Martin continua de fréquenter un grand nombre des marchands qu’il connaissait avant la guerre sans tenir compte de leur orientation politique en temps de guerre. En 1941 et 1942, il fit par exemple l’acquisition de vingt-trois œuvres auprès d’Adolf Wüster4, ou d’Eduard Plietzsch (1886-1961), spécialiste de l’art néerlandais qui travaillait pour le « Service Mühlmann » aux Pays-Bas.

La saisie des biens « ennemis du peuple et du Reich » [« volks und reichsfeindliches Vermögen »] en Alsace fut elle aussi placée sous la responsabilité de Martin et fut exécutée par les collaborateurs de ses services, qui procédèrent à la confiscation illégale des œuvres pour qu’elles soient ultérieurement intégrées dans les musées. Lorsque la possibilité se fit de céder cette tâche qu’il n’appréciait guère à la Deutsche Ahnenerbe E.v. (Société pour la recherche et l'enseignement sur l'héritage ancestral), Martin s’engagea dans cette direction, mais cette tentative échoua et il dut continuer à diriger ces opérations. Cependant, il parvint à empêcher que les œuvres ne quittent l’Alsace. À la fin de la guerre, elles purent ainsi être restituées à leurs propriétaires.

Tandis que Kurt Martin s’occupait activement à acheter des œuvres d’art à Paris, aux Pays-Bas et en Allemagne, d’autres directeurs appliquèrent le programme qu’il avait conçu pour l’ensemble des musées alsaciens selon les vœux du Gauleiter de Bade Robert Wagner. Face à l’insistance de ce dernier, fut fondée à Mulhouse une Kunsthalle devant accueillir l’art contemporain promu par le régime nazi. À Strasbourg, une maison Goethe et un musée militaire virent le jour en 1943 et en 1944. Par ailleurs, Wagner fit à plusieurs reprises organiser en Alsace des expositions de propagande et des présentations d’art allemand contemporain, du type de celles que soutenait le régime. Toutes ces manifestations furent organisées par les services du NSDAP ou des associations locales d’artistes pro-régime, mais bien qu’il ait été le plus puissant des directeurs de musées de la région, Kurt Martin ne participa à aucune de ces manifestations. Pendant toute la durée de l’Occupation, il réussit en effet à se tenir à distance des activités de propagande. Entre 1933 et 1945, l’historien de l’art qui évitait soigneusement de se mettre en avant ne publia que quatre brefs articles, et trois rapports d’activité de la Kunsthalle de Karlsruhe pour l’annuaire de l’art du Rhin supérieur.

En 1947, Margarete Wendland, sœur du marchand d’art Hans Wendland (1880-1965), détenu pour collaboration, le pria de décrire sa politique d’acquisition sur le marché de l’art parisien pendant la guerre. Il décrivit alors son action en ces termes :

« J’ai à plusieurs reprises […] souligné que, par principe, je n’effectuerais aucune acquisition provenant de collections confisquées, évitant toujours de rencontrer M. Lohse qui, comme on me l’avait dit, gérait ces collections. De la même manière, je ne me suis jamais rendu au Jeu de paume où étaient apparemment rassemblées ces œuvres. D’emblée, mon attitude fut dictée par la volonté d’éviter à tout prix toutes les injustices liées à la guerre et au national-socialisme et d’effectuer mes acquisitions comme j’aurais voulu les effectuer s’il n’y avait pas eu de guerre. »5

La réhabilitation politique de Kurt Martin et son action après-guerre

Kurt Martin quitta Strasbourg le 23 novembre 1944, un jour avant l’entrée des troupes alliées dans la ville. La veille, il avait encore organisé l’évacuation des vitraux de la cathédrale de Strasbourg vers la saline de Heilbronn, afin de les protéger des attaques aériennes. Il passa les derniers mois de la guerre avec sa famille près du lac de Constance. Arrêté et détenu quelque temps, il put rapidement convaincre les Alliés de son opposition au national-socialisme.

Dès le 20 mai 1945, il rédigea un rapport sur les collections d’art badoises et alsaciennes sous l’Administration générale des musées du Rhin supérieur, destiné au gouvernement militaire français et aux instances qui remplaçaient le ministère de la Culture de Bade. Il y joignit une liste de tous les achats qu’il avait effectués pour divers musées lorsqu’il était à la tête de l’administration pendant l’Occupation, ainsi que des dépôts d’État où se trouvaient alors ces œuvres. Martin apporta alors son soutien au travail du gouvernement militaire français dans la recherche des œuvres d’art. Dans le Front de l’artRose Valland (1898-1980) témoigne de l’aide apportée par Kurt Martin, qui l’accompagna à plusieurs reprises dans des tournées d’inspection de dépôts1. Il aida également Hans Haug au rapatriement vers Strasbourg des objets appartenant aux musées alsaciens. Il s’engagea pour que les acquisitions faites sur le marché de l’art parisien avec l’argent allemand au nom de l’Administration générale des musées du Rhin supérieur, et entreposées dans différents dépôts de Bade, puissent rejoindre les collections des musées de Strasbourg. Après  une expertise juridique approfondie, ces achats furent en effet reconnus comme leur étant destinés.

La collaboration de Kurt Martin avec les officiers du gouvernement militaire américain commença plus tardivement. James J. Rorimer (1905-1966), officier chargé des affaires culturelles auprès de la 7ème armée américaine responsable de la recherche des œuvres dans la partie de Bade occupée par les Américains, et après la fin de la guerre directeur du Metropolitan Museum of Art à New York, le rencontra en septembre 1945 à Bankholzen2. À la suite d’une vaste enquête, l’historien de l’art fut lavé de tout soupçon. Dans une lettre privée datée du 20 septembre 1946, Kurt Martin expliquait lui-même le caractère exceptionnel de sa situation :  

« Mon activité en Alsace m’a donné la possibilité de faire continûment la preuve de ma manière de penser non seulement sur le plan théorique, mais aussi sur le plan pratique de sorte que j’ai été confirmé dans mes fonctions par les Américains comme par les Français, et que dans le petit Land de Bade coupé en deux, je suis le seul fonctionnaire qui travaille aussi bien pour l’une que pour l’autre zone3 ».

Bien que Kurt Martin ait été en poste sous le national-socialisme, il put poursuivre sa carrière dans les musées allemands après 1945. Sous l’Occupation, il avait en effet accepté les postes qui lui étaient confiés, mais avait à maintes reprises fait en sorte d’échapper à certaines contraintes qui y étaient attachées. Il n’avait tiré aucun bénéfice personnel de la nouvelle organisation, comme cela aurait été possible en mettant à profit la discrimination des Juifs ou la dispersion des collections d’art. Kurt Martin s’engagea après-guerre dans des projets de réhabilitation de l’art moderne et de l’avant-garde, car il était conscient des difficultés qui se présentaient à lui dans le climat intellectuel particulier du post-national-socialisme et qu’il avait conscience d’être investi d’une certaine mission. À travers l’art, il entendait combattre l’équation prédominante après 1945, selon laquelle l’Allemagne et le national-socialisme formaient une seule et même entité. Entre 1946 et 1948, il organisa avec le Gouvernement militaire français 28 expositions d’art moderne, principalement français, à Baden-Baden et à Fribourg, puis une cinquantaine jusqu’à la fondation de la République fédérale. ll mit en œuvre également des projets dans la zone d’occupation américaine. La Kunsthalle de Karlsruhe, en grande partie détruite par une bombe incendiaire lors d’une attaque aérienne sur Karlsruhe le 27 septembre 1944, put rouvrir en 1948 avec la première exposition consacrée à la peinture abstraite américaine en Allemagne pendant l’après-guerre. Il réalisa cette exposition avec l’aide de sa cousine Hilla von Rebay (1890-1967), qui travaillait à l’époque pour Salomon R. Guggenheim (1861-1949)  à New York. Pour faire connaître l’art de son pays dans le monde, Kurt Martin organisa des expositions de sa collection et de collections étrangères en  Allemagne et à l’étranger et se rendit aux États-Unis pour y proposer à travers l’art une autre image de l’Allemagne. En 1956, il devint directeur de l’Académie des beaux-arts de Karlsruhe, puis directeur du musée des Beaux-Arts de Munich [Bayerische Staatsgemäldesammlungen] en 1957. Jusqu’à sa mort, il fut en contact étroit avec ceux qui portèrent la démocratie en Allemagne après la guerre.