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Jean Schmit, né le 5 décembre 1895 dans le VIIIe arrondissement de Paris1, est le dernier des quatre fils de Frédéric Schmit, chevalier de la Légion d’honneur2 et gérant de la maison d'ameublement Schmit, fondée par le Luxembourgeois Frédéric Schmit vers 18203. Sous l’Occupation, la maison est installée du 18 au 24 rue de Charonne dans le XIe arrondissement, près de la moitié de sa clientèle étant allemande.

Une maison renommée dans l’entre-deux-guerres

Dans les années 1920, la société fondée au XIXe siècle est reprise par les frères Jacques et Jean Schmit. Ce dernier entre dans la firme familiale à titre d’associé-gérant le 1er juillet 19221. Il est rejoint par son frère Jacques (1892-1973) en 19262. À la fin des années 1920, Jean Schmit décide de se consacrer au sein de la firme à la vente d’objets d’art et de tableaux. Au milieu des années 1930, il commence à réaliser des dons au profit du musée du Louvre. En 1934, il offre ainsi au département des peintures un portrait de Mozart enfant par Joseph-Siffred Duplessis3. L’année suivante, il fait don au même musée d’un tableau de Nicolò dell’Abbate représentant Moïse sauvé des eaux4, ainsi que d’un carnet de croquis de George Romney5. Avant la guerre, il propose au Louvre un grand nombre d’œuvres parmi lesquelles un tableau de Jacques Dumont6, une peinture de Jean-Baptiste Huet, un tableau attribué à Nicolas de Largillière7, etc.

Pendant l’entre-deux-guerres, la maison Schmit & Cie, spécialisée dans la menuiserie d’art, la fabrication de sièges et la décoration et l’ameublement d’administrations, exécute des commandes pour des clients variés. On compte parmi eux les ministères de la Guerre, des Finances, des PTT, de l’Air, de l’Éducation nationale, etc. Elle participe également à la décoration intérieure de paquebots tels que le Normandie, le Champollion, le Ville d’Oran, le Georges Philippar ou le Pasteur8. La société jouit donc d’une solide réputation sur la place parisienne.

La firme Schmit sous l’Occupation

Jean Schmit, qui avait déjà participé à la Première Guerre mondiale, est mobilisé en 1939, puis fait prisonnier à Selles-sur-Cher le 19 juin 1940. Transféré à Orléans, il parvient cependant à s’évader le 30 juin suivant et à rejoindre son régiment, au sein duquel il se fait remarquer pour son obstination et sa bravoure. Le lieutenant-colonel Jean Graziani, dans une lettre produite à l’occasion de la comparution de Schmit devant la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration (CNIE), souligne sa « conduite irréprochablement patriotique1 ». Il affirme d’ailleurs qu’après son arrestation par la Gestapo pour fait de résistance en mai 1944, l’antiquaire lui aurait proposé de le cacher dans son usine du Cher. Dans une lettre datée du 1er novembre 1940, le colonel Geoffroy rend compte des risques pris par le caporal Jean Schmit pour éviter que les archives du régiment ne tombent entre les mains de l’ennemi, faits pour lesquels il fit l’objet d’une citation et reçut la médaille militaire.

Jean Schmit rentre à Paris en novembre 1940, où il retrouve son frère qui avait lui-même été mobilisé. Sous l’Occupation, les usines de la firme Schmit emploient jusqu’à 280 ouvriers, employés et techniciens. Au cours des exercices 1941-1942 et 1942-1943, près de la moitié des commandes sont destinées à la clientèle allemande2. De novembre 1941 à mars 1944, l’entreprise est classée prioritaire pour l’équipement national, dans la catégorie « Betrieb ». En réalité, Jacques Schmit, qui s’occupe principalement des activités industrielles de la société, ne travaille pour les intérêts allemands que sous la contrainte3. Une lettre de l’architecte en chef de la ville de Paris et du département de la Seine certifie après-guerre que la maison Schmit « a été chargée par les services techniques d’architecture de la ville de Paris de l’exécution de travaux divers dans les immeubles réquisitionnés par l’Armée occupante ». C’est donc une obligation pour la firme Schmit & Cie de réaliser la « fourniture de meubles, rideaux de défense passive et meublants, tapis, tapisseries » à de grands hôtels parisiens dont le Majestic, pour une somme totale estimée à 10 millions de francs4. Dans cette même lettre, il est indiqué que les affaires directement traitées avec l’occupant étaient telles que les autorités allemandes, et particulièrement le major Altmann du Majestic, avaient témoigné une « haine farouche se traduisant par des prélèvements continus de main-d’œuvre et des menaces de fermetures de leurs ateliers » à l’égard de cette maison5.

Le 10 juin 1940, sur ordre du ministère de l’Air, l’usine Schmit s’installe dans le hameau de Laugère à Charenton-du-Cher en zone libre. C’est dans cette usine que Jacques Schmit et sa secrétaire cachent de nombreux réfractaires au STO, des réfugiés et des résistants menacés. Inquiété après la guerre par le Comité de confiscation des profits illicites, Jacques Schmit reçoit de nombreux témoignages de son engagement en faveur de la Résistance.

L’implication de Jean Schmit sur le marché de l’art

Sous l’Occupation, les relations entretenues par Jean Schmit avec les marchands et dignitaires allemands ne sont pas aisées à déterminer. L’antiquaire, qui côtoyait des marchands américains, allemands ou encore le Suisse Hans Wendland dès avant la guerre, est en effet impliqué dans de nombreuses transactions au profit de marchands allemands1. Le mémoire en défense qu’il produit à l’occasion de sa comparution devant la CNIE et les éléments mis en avant par les enquêteurs américains dans leurs rapports sont en contradiction.

Les enquêteurs de la Roberts Commission décrivent Jean Schmit comme un « spéculateur plus que comme un véritable expert2 ». Il est réputé être l’une des sources d’approvisionnement d’Adolf Wüster, qui lui servait d’intermédiaire avec des marchands tels que Walter Bornheim et Josef Angerer3. Il est présumé avoir acheté des biens spoliés à des familles juives4, ce qu’il nie cependant lorsqu’il est interrogé à ce sujet par les juges de la Cour de justice du département de la Seine en octobre 1945. À cette occasion, le marchand affirme n’avoir vendu que des tableaux provenant de familles qu’il connaissait. Pour les enquêteurs français, les activités de Schmit sous l’Occupation paraissent d’autant plus douteuses qu’aucune vente réalisée par l’antiquaire, pourtant expert auprès des douanes, n’a été soumise au contrôle des Musées nationaux selon la législation alors en vigueur5. Dans un rapport concernant l’enquête à mener sur Jean Schmit daté du 20 août 1945, il est également présenté comme « un homme désagréable et sans scrupule qui se serait vanté d’être l’acheteur officiel de Göring6 ». La publicité faite en 1941 dans le journal L’Illustration pour des tableaux et meubles qu’il possédait laisse d’ailleurs penser que l’antiquaire a cherché à attirer à lui une clientèle allemande.

En décembre 1940, Jean Schmit est impliqué avec le vicomte Raoul de La Forest-Divonne dans la vente d’une tapisserie mille-fleurs datant du XVIe siècle à l’Allemand « Springel » au Grand Hôtel. Jean Schmit et Raoul de La Forest-Divonne, marchand alors retiré des affaires, étaient entrés en contact par l’intermédiaire d’un petit marchand d’art dénommé Antonini, installé 34 rue Jasmin à Paris. La tapisserie, propriété d’une Américaine, est d’abord vendue à Schmit par La Forest-Divonne, puis revendue par Schmit aux Allemands. Celui-ci explique alors avoir fait l’objet de menaces. Dans son interrogatoire, La Forest-Divonne s’exprime en ces termes à propos de cette vente : « M. Schmit aurait été convoqué au Grand Hôtel où le Dr Springel l’aurait menacé et aurait même parlé de le coffrer s’il ne lui vendait pas cette tapisserie7. »

Sous l’Occupation, Jean Schmit réalise de nombreuses ventes à Walter Bornheim. Entre le 27 février 1941 et le 26 mars 1943, le marchand de Göring aurait acquis auprès de lui divers tableaux, mobiliers et objets d’art pour un montant total de 695 965 F8. Sur la liste des œuvres acquises pour Göring par l’intermédiaire de Bornheim établie par les enquêteurs américains9, Schmit nie toutefois en avoir réalisé certaines et affirme que Bornheim s’était emparé chez lui de papier à en-tête qu’il aurait utilisé pour rédiger de fausses factures10. En août 1941, Schmit fait néanmoins porter des œuvres pour Hermann Göring au musée du Jeu de Paume11. Pendant l’Occupation, le Reichsmarschall aurait d’ailleurs lui-même visité l’usine parisienne des frères Schmit, où il aurait été reçu par l’antiquaire12.

En 1941, une œuvre vendue par Jean Schmit est au cœur d’un conflit opposant le marchand de Göring, Walter Bornheim, à celui d’Adolf Hitler, Karl Haberstock. Il s’agit d’une œuvre de Rubens, Vénus et Adonis, appartenant au comte de Gastines et vendue pour la somme de 600 000 F. Walter Bornheim, ayant repéré l’œuvre à l’occasion de son premier voyage à Paris, l’aurait fait mettre de côté, n’ayant alors pas assez d’argent13. Haberstock, qui s’était présenté à Schmit quelques semaines plus tard par l’entremise de Simon Meller14, obtint d’acquérir l’œuvre pour le Führer avec l’aide de Paul von Waldthausen. Dans son mémoire en défense, Schmit ajoute que la comtesse de Gastines serait finalement intervenue dans la vente de la tapisserie à Haberstock. Cette vente fait d’ailleurs l’objet d’une note d’Otto Abetz datée du 13 mars 194115.

À partir de mai 1941, Schmit est accrédité auprès des autorités allemandes d’occupation comme fournisseur des musées allemands et du maréchal Göring. On retrouve dans le dossier de la CNIE conservé aux Archives nationales une lettre d’Adolf Wüster attestant des services rendus par Schmit. Il obtient ainsi des facilités de déplacement pour ses recherches d’objets d’art et de tableaux. Dans son mémoire en défense, Schmit explique qu’il avait eu recours à ce procédé pour duper les Allemands qui souhaitaient faire l’acquisition de toiles de Winterhalter qu’ils savaient en sa possession. Ayant obtenu deux Ausweis, Schmit affirme toutefois ne pas avoir quitté Paris une seule fois pendant la période de l’Occupation16. Il s’agirait des deux esquisses appartenant précédemment au duc de Nemours17, représentant la reine Victoria et le roi Louis-Philippe, dont le marchand souhaitait faire don à Versailles en février 1939. Le 10 mars 1939, le président du Conseil des musées nationaux lui avait répondu :

« Pour ce qui est des esquisses de Winterhalter, elles nous ont également vivement intéressés à la fois par le caractère spontané qu’elles offrent et par les différences qu’elles présentent avec les grandes toiles définitives déjà conservées à Versailles et qui montrent sous un aspect légèrement différent les scènes des visites échangées en 1843 et 1844 par les souverains français et les souverains britanniques18. »

Poursuites après-guerre

Après la guerre, les dirigeants de la société Schmit & Cie sont suspectés de collaboration économique, de collaboration personnelle et de fraude. Pour ces motifs, une enquête est donc ouverte auprès du 1er Comité de confiscation des profits illicites. Par décision du 18 octobre 1945, la société Schmit & Cie est d’abord condamnée à une confiscation d’une valeur de 2 473 500 F1. Les ventes ayant été réalisées sous la contrainte, l’entreprise n’est pas soumise au paiement d’une amende. Le 12 décembre 1946, cette confiscation est révisée et annulée2. Jean Schmit, rendu solidaire de la confiscation en 1945, en est déchargé en 1946.

Le marchand fait également l’objet de poursuites par la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration et la Cour de justice du département de la Seine. Absent « en raison de son état de santé tant physique que mental », il s’y fait représenter par son avocat, Maître Aimé Besson. Si la Cour de justice du département de la Seine statue sur un non-lieu le 7 juin 1948, la CNIE prononce un blâme à son encontre dans sa séance du 6 mars 1950. Pour les juges, le marchand, qui a réalisé de nombreuses ventes au profit de Göring, « ne peut se retrancher derrière une contrainte insurmontable », étant donné qu’il a « favorisé les entreprises ennemies »3.

La société en nom collectif Schmit & Cie est dissoute en 1946. Robert Schmit (1920-2008), fils de Jean Schmit, suit la voie entamée par son père et ouvre sa propre galerie d’art.