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13/12/2021 Répertoire des acteurs du marché de l'art en France sous l'Occupation, 1940-1945, RAMA (FR)

Hans Möbius fut affecté à Paris en tant que chargé de mission de l’Office de protection des objets et œuvres d’art. Il utilisa les possibilités qui s’offraient à lui sur place pour procéder à de vastes acquisitions avant tout d’art antique pour les collections qu’il dirigeait à Kassel et plus tard à Würzburg.

Le chemin vers le Kunstschutz à Paris

De 1928 à 1942, l’archéologue Hans Möbius travailla comme conservateur et directeur adjoint des collections nationales d’art puis, à dater de 1942 et jusqu’en 1965, il fut professeur à l’université de Würzburg ainsi que directeur du musée Martin von Wagner qui dépendait de l’université. Entre les mois de juillet 1941 et juillet 1944, il fut affecté à Paris en tant que chargé de mission du Kunstschutz avec le grade de Oberleutnant.

En sa qualité de conservateur de la collection d’antiquités au sein des collections nationales de Kassel, Möbius disposait depuis 1928 déjà de contacts assurés avec quelques-uns des marchands d’art parisiens. C’est ainsi que jusqu’en 1931, il procéda à quelques acquisitions d’objets antiques pour Kassel auprès de Feuardent Frères, Emmanuel Ségrédakis, Jean Mikas et Élias Geladakis. En 1941, il rendit également visite à Mikas et Geladakis1.

En réalité, Möbius, qui fut enrôlé le 22 juillet 1940 en tant qu’adjudant auprès de l’officier de l’assistance sociale de la Wehrmacht à Kassel, espérait être muté en Grèce en 1941, non seulement parce qu’il avait développé une affinité particulière pour le pays et ses habitants durant un séjour de six ans à Athènes dans les années 1920 entre autres, mais aussi parce qu’il se sentait parfaitement sous-employé à son poste actuel2. En raison de son excellente connaissance du grec, de l’italien et du français, il fut brièvement employé comme interprète dans un camp de prisonniers de guerre à Bad Sulza entre les mois d’avril et de mai 1941. À partir du mois de mars 1941, cependant, il était acquis que Möbius serait envoyé à Paris. Le 16 juin 1941, son détachement fut décidé et il fut envoyé deux semaines dans la capitale française pour y prodiguer des conseils sur la protection des œuvres d’art en Grèce3. Après un séjour de plusieurs jours à Kassel, il retourna à Paris le 7 juillet pour travailler dans la section « archéologie et préhistoire » au sein du Kunstschutz qui était subordonné au commandement militaire de la France. Il exerça cette activité jusqu’au mois de juillet 1944. Sa nostalgie de la Grèce devint vite toute relative, car Möbius se sentit si bien à Paris qu’en novembre 1941, il écrivait : « Je resterais bien ici jusqu’à la fin de mes jours4. »

Achats pour Kassel

Lorsque Möbius apprit son détachement à Paris, il employa toutes ses forces pour obtenir de l’argent afin de faire des acquisitions pour les collections nationales à Kassel. Le 17 mars 1941, il rédigea un rapport à cet effet et, le 4 avril, il reçut du ministère de la Science, de l’Éducation et de la Formation du peuple l’autorisation de faire des acquisitions à Paris à hauteur de 10 000 RM. Le 14 mai, l’autorisation de devises fut délivrée et, le 16 mai, 9 990 furent versés à la Caisse de crédit du Reich [Reichskreditkasse], Möbius étant nommé comme bénéficiaire de ce paiement1. En 1944, dans son rapport final sur les activités de la section « archéologie et préhistoire », Möbius décrivait encore une fois dans un langage fleuri les raisons qui poussaient les musées et les amateurs d’art allemands à profiter de l’Occupation de la France :

« Depuis des temps immémoriaux, Paris est connu pour être une place internationale du commerce d’œuvres d’art et s’est avéré être, même pendant la guerre, un marché d’une richesse inépuisable. Alors qu’autrefois les Anglais et les Américains étaient ses principaux clients, l’Occupation a donné aux Allemands la possibilité d’enrichir le patrimoine artistique du Reich2. »

Que l’organisation du Kunstschutz n’ait pas été pas installée en Grèce, convenait à Möbius lors de son premier séjour à Paris au moins sur un point : « J’ai ainsi pu passer du temps à faire le tour des antiquaires afin de faire quelques acquisitions pour nos musées3. » Lors de son second séjour, son tour des antiquaires allait devoir se poursuivre :

« […] partir 6 semaines à Paris et espère y trouver encore quelques objets pour les musées même si j’arrive bien trop tard, les soldes étant déjà bien avancées, puisqu’en effet la Rhénanie notamment a déjà pu y faire son entrée en scène avec des sommes mirobolantes4. »

Les adresses des marchands d’art spécialisés surtout dans la vente de pièces d’antiquités, étaient parfaitement connues de Möbius. Pour les autres, il aimait partir à leur découverte ou se faisait volontiers donner des tuyaux, ce à quoi se prêtait volontiers le collectionneur de peinture Gottfried Ganßauge de Kassel (1900-1988) :

« Il n’a pas fait mystère de son activité de collectionneur, même vis-à-vis du Kunstschutz, et moi, il m’a par exemple amené dans une petite boutique en haut à Mont Martre5 [sic], c’est là que j’ai ensuite acheté divers tableaux, d’abord pour Kassel, ensuite pour Würzburg et qui à cette heure ont été restitués6. »

Que Möbius ne se déplaçât pas toujours seul pour ses achats, c’est ce que prouve un épisode avec Antonin Juritzky, qui ne fut guère réjouissant pour lui7. Juritzky était avec lui chez le marchand d’art Arthur Sambon8 et s’est immiscé dans la négociation concernant l’acquisition d’un objet antique, en cherchant à en baisser le prix. La situation fut embarrassante pour Möbius. En effet, le prétexte qu’il trouva finalement pour rompre toute relation avec Juritzky fut les rapports fortement tendus qu’entretenaient Juritzky et Sambon9. La relation que Möbius avait avec Sambon semblait reposer sur une confiance toute particulière. Celui-ci lui offrit même une petite statue antique. Quant à Möbius, il put lui rendre la pareille en fournissant à sa belle-fille un laissez-passer pour Pau10.

Les tâches d’un commissaire du Kunstschutz

Dans sa fonction au sein du Kunstschutz et en tant qu’homme de terrain, Möbius avait aussi pour tâche d’informer et de conseiller les musées allemands et d’autres services dans leurs acquisitions, dès lors qu’il s’agissait d’achats concernant l’antiquité (surtout aussi quand se posaient des problèmes), ainsi que de faciliter l’exportation, comme il le soulignait lui-même, dans le dû respect des accord franco-allemands1. Ce « service » était volontiers accepté et comme, le plus souvent, l’on se connaissait relativement bien entre collègues, il était aussi interprété des deux côtés avec générosité. Ainsi il arrivait parfois que son collègue à Bonn, Ernst Langlotz (1895-1978), lui demandât d’user aussi littéralement de son statut de membre de l’armée d’occupation : « Capedevieille2 [sic] ne presse pas, mais si vous pouviez l’interroger un jour en uniforme, je vous en serais sincèrement reconnaissant3. » À Hans Diepolder (1896-1969) qui, depuis 1937, était directeur de la collection nationale d’antiquités à Munich, il écrivit le 5 juillet 1941, après avoir promis de débrouiller une affaire litigieuse entre Munich et le marchand d’art Mikas à Paris, « […] et je me tiens par ailleurs volontiers à votre disposition pour des achats à Paris4 ». C’est non sans une certaine fierté que Möbius rapporta à son collège avec force détails dans cette même lettre quelles pièces antiques il a acquises jusqu’ici pour Kassel et chez quel marchand d’art parisiens.  

Une autre tâche incombait à Möbius, celle de dresser la liste des œuvres entrant dans son domaine de compétence spoliées à l’Allemagne. Il est intéressant de noter qu’à l’été 1944, il soulignait encore l’importance de ce chantier : « La liste des objets préhistoriques et antiques qui, bien qu’appartenant à l’Allemagne, sont en possession de la France et dont la restitution doit continuer à être exigée, est importante du point de vue de la politique culturelle5. » Dans ce contexte, Möbius fut aussi requis pour défendre les intérêts de Kassel. En 1942, à la demande de son chef à Kassel, Kurt Luthmer (1881-1945), il vérifia si les peintures de fleurs qui avait été dérobées à Kassel sous Napoléon, se trouvaient au Louvre. Ses recherches lui permirent de répondre par la négative6.

Après la guerre

Lors de son procès en dénazification, Möbius précisa d’emblée que, dans sa mission au sein du Kunstschutz en France, il n’avait jamais rien eu à voir avec les réquisitions qui y avaient eu lieu et il souligna même l’existence d’une opposition du Kunstschutz à l’ERR1. Il voulut pourtant empêcher une thèse2, qui devait porter sur le Kunstschutz dans les zones occupées :

« Je partage l’opinion de Metternich et de Tieschowitz3 et pense qu’il vaut mieux, autant que faire se peut, laisser ces choses reposer en paix, parce qu’alors il faudra, inévitablement, évoquer aussi certains événements de l’époque de l’Occupation qui nous font honte, même si nous qui étions du Kunstschutz, nous avons bonne conscience et qu’après la guerre, c’est en France justement, que nous avons trouvé la plus belle des reconnaissances4. »

Pourtant, ensuite la principale critique qu’il fit valoir dans son expertise du travail de Margot Günther-Hornig fut que les événements qu’il aurait préféré ne pas voir cités n’étaient pas assez mis en évidence :

« [que], malgré mes mises en garde, cette étudiante innocente ait touché cet acier brûlant pour ensuite se faire prendre au piège des allégations que l’on trouve dans les livres de l’ambassadeur Abetz et des déclarations orales des historiens de l’art qui, dans le temps, travaillaient auprès de Rosenberg. Il en ressort de ce fait une image parfaitement erronée de ses deux services5. »

Au cours de la procédure menée par la Spruchkammer6, Möbius fut dans un premier temps classé dans la catégorie des « suiveurs ». Mais il refusa d’en rester là et fit appel de ce jugement. À cette fin, il se fit fournir des témoignages écrits venus avant tout de ses connaissances juives afin d’apparaître irréprochable. Hugo Engel7, par exemple, déclara que Möbius lui aurait délivré des papiers grâce auxquels il put encore partir en Suisse avec sa femme peu avant leur déportation qui s’avérait imminente. Les frères Kalebdjian allèrent bien plus loin et prétendirent que Möbius aurait lutté contre les méthodes nazies des collaborateurs de Rosenberg et de Göring. Jusqu’où alla-t-il ? Rien ne l’indique. Il est en tout cas fort possible que Möbius se fût exprimé en présence de tiers en des termes très critiques à propos de ces personnes et de leurs méthodes. Les Kalebdjian déclarèrent eux aussi que Felix Kuetgens8 et Möbius auraient préservé la famille Kalebdjian des camps de concentration. Les dépositions des témoins durent faire le reste car Möbius fut innocenté et ne fut plus qualifié de « suiveur ».

Möbius semble avoir eu de très bonnes et parfois même très sincères relations notamment avec les marchands d’art parisiens spécialisés dans les objets antiques. Son excellente connaissance du grec lui furent d’ailleurs très utiles auprès de nombreux marchands9. Lorsqu’au printemps 1950, Ernst Langlotz informa Möbius qu’il allait se rendre à Paris, Möbius lui adressa encore une requête : « Saluez en tout cas ces bons Kalebdjian, Mikas, Hindamian et autres et dites-leur que j’espère pouvoir les saluer en personne à la fin du mois d’août10. » Il est certain que Möbius passa quatre semaines à Paris entre les mois d’août et de septembre 1950 et qu’il a fait, durant ce séjour, une excursion de plusieurs jours dans la vallée de la Seine11. On ne sait pas exactement ce qu’il a fait à cette époque. Mais il est à peu près certain qu’il a retrouvé alors certains des marchands d’art qu’il avait connus du temps de l’Occupation. Dans leurs conversations, il fut question de l’obligation de restitution des acquisitions faites en France, dont Möbius ne voulait pas entendre parler : « Plusieurs marchands parisiens auprès de qui j’avais fait des achats et à qui j’ai rendu visite après la guerre m’ont dit qu’ils ne voulaient pas récupérer les marchandises qui furent les leurs autrefois, parce qu’ils disaient les avoir vendues dans les règles en son temps12. » Dans différentes lettres, il laisse libre cours au mécontentement que lui inspirent les restitutions d’objets qui, selon lui, auraient été achetés de manière parfaitement légale. En réalité, il préférait omettre de parler de ces objets qui auraient dû être rendus à la France et qui, pour diverses raisons, se trouvaient encore à Kassel et Würzburg. C’est ce qui transparaît clairement dans un courrier de Möbius daté du 8 novembre 1957 et adressé à Adolf Greifenhagen (1905-1989), un conservateur qui lui a succédé aux collections d’antiquités de Kassel13. Il y écrit à propos d’une petite tête de satyre14 :  

« Il m’intéresserait de savoir ce que vous avez appris sur cette petite tête, mais je trouverais cependant très dangereux que vous le publiez dès aujourd’hui. Elle fait partie de ces objets qui auraient dû être remis à la France selon les dispositions encore en vigueur et, à Paris, bien des gens savent que j’ai fait à l’époque des achats pour le compte des musées de Kassel. Pour ces mêmes raisons, j’ai prié Monsieur Buschor de ne pas s’exprimer à propos de la réplique de Würzburg de la méduse Rondanini ou du moins de ne pas en produire d’image. Il faut attendre le contrat de paix pour que ces questions soient définitivement réglées. »