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La société M. Knoedler & Co. est implantée à New York et dispose de deux succursales, à Londres et à Paris. La galerie parisienne est l’une des plus importantes de la capitale dans l’entre-deux-guerres. Pendant l’Occupation, elle est fermée tandis que Roland Balaÿ vend des tableaux de son stock et que certaines œuvres confiées à l’encadreur Édouard Grosvallet disparaissent.

Historique de la galerie

La société M. Knoedler & Co. est fondée à New York au milieu du XIXe siècle par un ancien agent de la galerie Goupil, Michael Knoedler (1823-1878)1. Elle est développée par son fils, Roland Knoedler (1856-1932), associé au marchand Charles Carstairs (1865-1928), lui-même marié à l’héritière de la galerie Haseltine, Esther. Au moment où les grands collectionneurs américains convoitent les maîtres anciens européens, la galerie Knoedler devient un de leurs principaux marchands, comptant parmi ses clients Henry C. Frick, la famille Huntington, Peter A. B. Widener, etc. Au début des années 1930, associée à la galerie londonienne Colnaghi et à la galerie berlinoise Matthiessen (Felix Zatzenstein), Knoedler acquiert une partie des trésors d’art de l’Ermitage dispersés par le gouvernement soviétique, dont l’Annonciation de Van Eyck revendue à Andrew W. Mellon2.

Au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, la galerie est dirigée depuis New York par Charles (Carl) Henschel (1885-1956), petit-fils de Michael Knoedler. La société dispose d’une succursale à Londres, un temps dirigée par le fils de Charles Carstairs, Carroll (1888-1948), avant qu’il ne devienne lui-même indépendant, et d’une succursale à Paris, dirigée par un Canadien, George H. Davey. La filiale de Paris est installée 17 place Vendôme puis 22 rue des Capucines. Elle compte au nombre des principales galeries parisiennes, disposant d’un siège au bureau de la chambre syndicale des marchands de tableaux (un autre est occupé par Bernheim-Jeune, un autre par Paul Rosenberg)3.

Elle travaille régulièrement en participation avec les marchands parisiens, en particulier Georges Bernheim et Étienne Bignou4, ainsi qu’avec le département d’art moderne de la galerie Jacques Seligmann que dirigent Germain Seligmann et César de Hauke. En 1942, Carl Henschel apporte le parrainage indispensable à Germain Seligmann pour l’acquisition de la nationalité américaine5. Après-guerre, George Davey demeure le directeur de la succursale de Londres. C’est Basil Petrov qui le remplace à Paris. Knoedler & Co. poursuit ses achats en compte partagé avec d’autres marchands, dont César de Hauke, notamment au moment de la vente des Iris de Van Gogh à Joan Whitney Payson6.

La situation de la galerie parisienne

À la déclaration de guerre, une partie des archives de la succursale parisienne, en dehors des autographes d’artistes, est détruite pour éviter qu’elles ne tombent aux mains de l’ennemi : « Détruisez autant que vous pouvez1. » Au printemps 1940, Henschel s’inquiète auprès de Davey du départ pour l’Europe des limiers des galeries américaines et de la razzia de tableaux qu’ils pourraient y faire :

« César de Hauke part en Europe, ainsi que Carroll Carstairs et Stevenson Scott. Si nous n’obtenons pas un nouveau lot de tableaux immédiatement, tous les tableaux disponibles seront probablement pris et envoyés à d’autres marchands et nous n’aurons rien. Nous devons obtenir un nouveau lot de tableaux intéressants et bon marché et veiller à ce qu’ils soient expédiés d’Europe à la mi-juillet afin que nous puissions les réceptionner au plus tard au début du mois de septembre. Ce dont nous avons besoin, ce sont de bons tableaux intéressants qui sont de bonne qualité et à des prix corrects. Comme je l’ai dit plus haut, tous les autres marchands les obtiennent, et je ne vois pas pourquoi nous ne le pourrions pas. Le seul moyen est de se déplacer et de voir ce qu’on peut faire et quelles sont les possibilités2. »

Cependant, au moment de l’invasion allemande, la galerie est fermée.

En juin 1940, George H. Davey quitte Paris et part diriger la filiale de Londres. Deux employés sont maintenus sur place, Yvonne Raymundis, secrétaire, et Allen Ratcliffe, comptable3. La communication entre eux et Davey est interrompue entre juin 1940 et septembre 1944. Yvonne Raymundis demeure à Paris et assure une surveillance régulière de la galerie. Quant à Allen Ratcliffe, sa santé fragile décline rapidement après l’invasion allemande et il est contraint d’aller vivre dans un sanatorium en province. Il meurt peu de temps après la Libération, le 17 mai 19454. Le loyer de la galerie est payé par Roland Balaÿ. Raymundis dispose d’un peu d’argent pour les autres dépenses courantes et les salaires : 50 000 F confiés par George Davey avant son départ, et 81 000 F correspondant à la moitié du produit de la vente d’un tableau de François de Troy5 détenu en compte partagé avec le marchand comte Avogli-Trotti, et vendu par ce dernier le 14 mai 19416. Yvonne Raymundis a ainsi pu se verser un salaire jusqu’au printemps 1943, puis s’est trouvé un emploi secondaire.

Le siège parisien de la galerie n’a pas eu à subir les prédations nazies : « [M. Henschel] sera heureux d’apprendre que le bureau a échappé à la réquisition, à la confiscation, etc. C’est plutôt un miracle7. » Les Allemands s’y sont intéressés à un moment donné, commençant à interroger soit Balaÿ, soit les employés, demandant quelle était la part de la société détenue en main américaine8. Raymundis et Ratcliffe ont fait les morts et arrêté de répondre au téléphone. La bibliothèque de la galerie sort également indemne de la guerre9. Une partie du stock, notamment les tableaux les plus précieux (une paire de tableaux de Francesco Guardi et une Crucifixion de Rembrandt), avait été mise à l’abri et confiée à un certain Helfer et à l’encadreur Grosvallet (voir infra)10.

Les œuvres vendues par Roland Balaÿ

Au début des hostilités, un pouvoir d’ouvrir le coffre de la société est transmis à l’héritier Knoedler installé à Paris, Roland Balaÿ1. De nationalité française, petit-fils de Michael Knoedler, fils de Charles Balaÿ et d'Amélie Knoedler, Balaÿ est lui-même marchand, formé par Roland Knoedler et Carl Henschel. Durant les années 1930, Balaÿ s’associe au marchand Louis Carré2. Il est un ami proche de César de Hauke. D’abord mobilisé comme interprète à l’École militaire, il est rapidement démobilisé après l’invasion allemande3. Pendant la guerre, il effectue de fréquents déplacements et fait le lien entre les employés ou entre les membres de sa famille qui vivent en province : son oncle Charles L. Knoedler, et sa mère installée à la Valsonnière, près de Saint-Genis-l’Argentière, à côté de Lyon4. Lui-même dispose d’une maison de campagne, à La Bernerie-en-Retz, en face de l’île de Noirmoutier.

D’après la correspondance de George Davey, Balaÿ tente de prendre la suite de Jos Hessel comme expert habilité, mais est concurrencé par un autre marchand, peut-être Martin Fabiani qui devient expert au même moment, et doit renoncer : « Il allait prendre la place de Hessel à un moment en 1941, je crois, mais quelqu’un d’autre a offert un meilleur prix qu’il n’a pas pu égaler et il a dû y renoncer5. » À l’insu de Carl Henschel et de George Davey, Baläy vend une partie du stock Knoedler : « Mme Raymundis dit que Roland a vendu quelques tableaux6. » D’après Yvonne Raymundis, Balaÿ a sorti les bronzes et d’autres objets du siège quand il a pensé que la galerie pouvait être menacée par les Allemands7. Les transactions ne sont pas portées sur les livres de comptes et aucune taxe n’est payée8.

À la Libération, le comportement de Balaÿ, et plus généralement des marchands parisiens, suscite un certain effroi de la part de Davey : « Ils sont tous fous là-bas, ils essaient de se débarrasser de leurs francs, et de cacher les profits faits pendant l’Occupation. Je comprends que tous, à l’exception peut-être de trois marchands, ont fait des affaires avec les boches9. » Le détail des ventes est précisé oralement par Balaÿ lors d’une entrevue avec Davey : « [Balaÿ] ne veut pas le faire par courrier pour des raisons fiscales et attend l’arrivée de M. Davey pour cela10. » Il est ensuite transmis par Davey au siège de New York le 5 décembre 194511. Davey y souligne que les tableaux ont été vendus à des Français et non à des Allemands. Les acheteurs en question sont Mlle Caget, Raphaël Gérard, César de Hauke, la galerie Jouvène, Mme de La Chapelle, le fondeur Eugène Rudier, André Schoeller. Deux œuvres sont vendues à Drouot en mai 1942. Il semble que des œuvres aient également été achetées par la galerie Bénézit12.

« Tableaux vendus par M. Roland Balaÿ

Octobre 1941 :

  • #A845. Redon. Dans les rêves. Sold to Mlle Caget. 65 000 F.

Novembre 1941 :

  • #WCA739. Ziem. Le vieux port. Et #WC8126. Forain. Leisure, a lady seated. Sold both to Galerie Jouvene13. 45 000 F.
  • #A775. Cross. Antibes.
  • #1980. Daubigny. Les bords de la Cure.
  • #1138. Segonzac. Les canotiers. The three sold to Raphaël Gérard. 325 000 F.

Février 1942 :

  • #175/17039. Rodin. Stone, Awakening [L’Éveil]. Sold to Schoeller. 275 000 F.

Mai 1942 :

  • #WCVA729. C. Guys. Femme au manchon. Hôtel Drouot, mai 1942. 19 100 F.
  • #WC8246/16984. C. Guys. The Regiment. Hôtel Drouot, mai 1942. 7 000 F.
  • #WCA275. Dufy. Paysage. Hôtel Drouot, mai 1942. 7 000 F.
  • #WCA395. Dufy. Paysage. Hôtel Drouot, mai 1942. 7 000 F.
  • #A874. Vlaminck. Still Life. Sold to Mme de La Chapelle. 25 000 F.
  • #7094/15680. Lebourg. Paysage (vue de Rouen). Sold to Mme de La Chapelle. 20 000 F.

Octobre 1942 :

  • #A1010. Rodin. Le Baiser. Bronze.
  • #16690. Rodin. Pleureuse.
  • #178/17038. Rodin. Le sculpteur et sa muse. The three sold to Rudier. 500 000 F.
  • #A1194. Chirico. Horse in landscape.
  • #A1195. Chirico. Horse on beach. The both sold to Mme de La Chapelle. 13 000 F.

London Branch Property

Décembre 1941 :

  • #A2164. Vanvitelli. View of Messina.
  • #A2165. Vanvitelli. View of Messina. The both through De Hauke. 100 000 F.

Mars 1944 :

  • #WCA735. Downman. General Delaval.
  • #WCA734. Downman. Mrs Delaval. The both through De Hauke. 50 000 F.

Total 1 458 000 Fr. »

Après-guerre, sur l’initiative de Carl Henschel et de George H. Davey, la transaction des deux Downman est régularisée au niveau comptable avec le concours de De Hauke14.

Les œuvres confiées à l’encadreur Grosvallet

En juin 1940, trois caisses d’œuvres et du mobilier de la galerie sont confiés à l’encadreur Édouard Grosvalletpour être cachés en province avec plus d’un millier de ses cadres1. Parmi les œuvres, un important tableau appartenant à Robert Sterling Clark, La Crucifixion de Rembrandt2. Une partie de ces œuvres est stockée par Grosvallet dans les dépendances d’une propriété appartenant à des voisins, les Arcadias, en bord de Loire, à la Grange de Trèves, près de Saint-Clément-des-Levées (Maine-et-Loire).

En juillet 1944, certaines des œuvres confiées par Knoedler et un important ensemble de cadres anciens appartenant à Grosvallet sont volés. D’après Grosvallet, le voleur est un officier allemand responsable de l’aérodrome voisin, Penetz ou Pevetz, professeur à l’École des beaux-arts de Vienne, suffisamment expert pour avoir sélectionné les œuvres de valeur. Une réclamation est adressée à la Commission de récupération artistique au nom de Grosvallet, en octobre 1944, comportant la liste des œuvres et cadres volés. Quatre œuvres volées appartenaient à Knoedler, Davey en transmet les photographies qui sont jointes au dossier Grosvallet déposé à la Commission de récupération artistique3 :

1. une huile sur bois de J.B.L. Cazin, Partie de Campagne, 40 × 31.5 cm

2. un panneau de Jean-Louis Demarne, Le Torrent, 48 × 34 cm

3. une aquarelle de Forain, La coiffeuse dans sa loge, 13 × 20 cm

4. une aquarelle de Géricault, Cavalier et son cheval, 24.5 × 31.5 cm

L’officier incriminé par Grosvallet est identifié comme étant Georg Pevetz (1893-1971). Il est retrouvé et interrogé par les services français d’occupation en Autriche, division réparations-restitutions, le 4 novembre 19474. Pevetz reconnaît avoir été présent à Saint-Clément-des-Levées et avoir eu connaissance des œuvres stockées, mais il nie son implication dans le vol. Le procès-verbal d’interrogatoire est transmis à Grosvallet qui relève les mensonges et les incohérences de la déposition de Pevetz. Il maintient que les œuvres ont été volées par Pevetz et que ce dernier avait donné l’ordre d’expédier les caisses dans un musée de Berlin. Les services français en Autriche, police militaire de Vienne, interrogent Pevetz une seconde fois, le 5 février 1948. Celui-ci confirme ses dires du premier interrogatoire et précise les inscriptions portées sur les caisses : « Neues Museum/Kaiser Freidrich Museum/Deutsches Vermachts Guts [sic] ».

Une copie de cet interrogatoire est transmise à Grosvallet et au Bureau central des restitutions de Berlin pour vérification. Le 22 mai 1948, Grosvallet répond à la Commission de récupération artistique en fournissant des informations communiquées par Arcadias qui infirment les dires de Pevetz. Pevetz subit un troisième interrogatoire par les forces françaises, brigade prévôtale de Vienne, le 8 septembre 1948. Il confirme ses précédentes dépositions, joint un plan des lieux qu’il occupait à Saint-Clément-des-Levées, et dirige les soupçons vers l’officier qui lui a succédé. Grosvallet est tenu au courant de cet interrogatoire. Il demande que Pevetz soit confronté à l’officier en question. Cependant l’enquête s’arrête là.

Si les archives de la succursale parisienne de Knoedler & Co. ont été partiellement détruites, les correspondances entre le siège de New York et ses agents en Europe demeurent particulièrement éclairantes pour comprendre comment des œuvres du stock de la galerie, pourtant fermée, ont pu circuler sur le marché français. Elles laissent transparaître la réalité des pratiques qui ont cours sous l’Occupation et donnent une idée du volume des transactions illicites et, au-delà, rappellent l’étendue des pillages allemands.

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