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René Gimpel est un galeriste actif à Paris, Londres et New York. Expulsé avec sa femme en 1940, il fuit dans le Sud de la France tandis que ses biens sont confisqués à Paris. Il effectue encore quelques ventes par l’intermédiaire de la galerie Chaleyssin, avant d’être dénoncé par Jean-François Lefranc à la Gestapo.

Un galeriste de renommée internationale

La famille Gimpel est originaire d’Alsace. Juifs, les Gimpel sont alliés aux Wildenstein et comme eux se sont installés à Paris après la guerre franco-prussienne de 1870. Nathan Wildenstein incite Ernest Gimpel à ouvrir comme lui une galerie de tableaux. Nathan s’installe rue La Boétie, Ernest inaugure au 9 rue La Fayette la première des galeries Gimpel. Les deux hommes s’associent en 1891.

Vers l’âge de trente ans, Ernest épouse Adèle Vuitton, fille du malletier d’Asnières, catholique convertie au judaïsme durant l’affaire Dreyfus ; le couple aura un fils unique, René, qui naît le 4 octobre 1881. Lorsque Ernest Gimpel meurt brutalement en 1907, René reprend les rênes de la galerie et demeure associé à Nathan Wildenstein. Le 14 novembre 1912, il épouse Florence Duveen, fille de Lord Duveen of Millbank – célèbre marchand d’art londonien. Le couple aura trois fils, Pierre, Ernest et Jean. La famille Gimpel est désormais liée au marché de l’art anglo-saxon par les Wildenstein et les Duveen et aux fortunes françaises par les Vuitton.

À Paris, René et Florence louent à partir de 1921 l’hôtel particulier du couturier et collectionneur Jacques Doucet, 19 rue Spontini, où ils vivent jusqu’en 1933. René Gimpel est spécialiste de tableaux anciens du XVIIIe siècle, mais fréquente également les milieux littéraires et artistiques contemporains1. Au début des années 1920, il se tourne vers l’art moderne, acquiert ses premiers Corot en 1918 et, en 1921, achète six huiles d’André Derain lors de la seconde vente des séquestres de Daniel-Henry Kahnweiler2. Suivent des œuvres de Picasso, Monet… Il constitue la majeure partie de son fonds lors de la dispersion des grandes collections françaises, Nissim de Camondo, Cognacq-Jay, Jacques Doucet.

Parallèlement, René Gimpel est très tôt actif sur le marché international. À Londres, il a ouvert une petite galerie et entretient des relations commerciales avec ses beaux-frères Duveen, pour lesquels il est parfois expert.

Aux États-Unis, il est actif depuis 1901 comme courtier d’abord, puis, après la mort de son père, en tant que dirigeant de la galerie Gimpel. Il vend aux magnats de l’industrie les pièces rares du Moyen Âge et de l’Ancien Régime dont il est spécialiste. En 1919, il rompt ses relations commerciales avec Nathan Wildenstein et traverse seul la crise de 19293. Mais la brutalité du choc financier le conduit à s’associer avec Fredo Sidès, grand amateur et collectionneur, lorsqu’il ouvre une galerie sur la 5e Avenue en 1935. Il fait alors venir par bateau 607 peintures qui constituent son stock américain4.

En 1934, le couple Gimpel déménage au 37 rue de l’Université. René loue en outre un local qui lui sert dans un premier temps de réserve, rue de La Sourdière dans le Ier arrondissement de Paris. La même année, il inaugure une galerie au 8 de la place Vendôme.

Dès 1938, la situation internationale inquiète René Gimpel qui se préoccupe du devenir des œuvres de son stock. Avec le concours de Duveen & Walker, il en rapatrie d’Amérique à Londres, puis de Londres à Paris5. D’autres sont confiées à New York au marchand Furst et à Fredo Sidès. Gimpel rapporte lui-même les œuvres de sa collection personnelle à Paris.

La fuite et la Résistance

Lorsque la guerre est déclarée, la galerie de la place Vendôme est fermée depuis janvier 1938. Le siège social de la galerie Gimpel est domicilié rue de La Sourdière, que René loue toujours1. En 1940, le couple Gimpel est expulsé de la rue de l’Université, en application des lois de Vichy sur le statut des Juifs, et trouve un appartement au 6 place du Palais-Bourbon où il dépose à la hâte meubles et œuvres d’art. Dès le 14 juin, la collection de René Gimpel est visée par la liste des 15 collections juives dressée par Otto Abetz. Suite aux lois antisémites, René Gimpel est dans l’impossibilité de continuer son activité professionnelle.

Une semaine après l’entrée des Allemands dans Paris, la famille Gimpel fuit vers le Sud, s’installe à Cannes, où René crée une société de déménagement, « Azur Transport » ; elle sera l’écran des déplacements du réseau de résistants Gloria fondé en janvier 1941 par Jeannine Picabia que Gimpel avait rencontrée en novembre 1940, service qui renseigne les Alliés sur les mouvements des troupes ennemies. Ses fils Ernest et Jean sont entrés eux aussi en résistance.

Dès 1940, René dresse un premier inventaire de son stock sur des feuilles volantes, 70 au total, rangées par ordre alphabétique d’après les noms d’artistes et illustrées de photographies, sans numéro d’inventaire. Il y indique les œuvres en dépôt aux États-Unis ou en Angleterre. Ces feuilles volantes, le livre de stock (Old Stock Book) ainsi que des enveloppes contenant les photographies et les négatifs des œuvres toujours en sa possession constituent durant l’Occupation les archives de René Gimpel. Après-guerre, ce seront les pièces qui permettront à ses ayants droit de rétablir la liste de « leurs » œuvres.

Confiscations et arrestations

En 1941, l’ambassade d’Allemagne réquisitionne l’appartement de la place du Palais-Bourbon où von Bohse, secrétaire d’Otto Abetz, doit s’installer. L’inventaire des meubles et objets d’art est signé par von Bohse pour l’ambassade, et par Odile Firer, la fidèle gouvernante des Gimpel1. Un an plus tard, von Bohse autorise Odile Firer à déménager l’ameublement de l’appartement, qui est mis en caisse et entreposé par les transporteurs Chenue et Robinot. Peu de temps après, René et Florence Gimpel s’installent à Monte-Carlo. Mais les Allemands font ouvrir les caisses déposées à son nom chez Chenue et prennent également possession des meubles et œuvres de René Gimpel qui sont chez Robinot2. Celui-ci a dénoncé René en tant que Juif3. La liste des 111 caisses confiées au transporteur Robinot est annotée de la main de René Gimpel : « Pris par les Allemands ». Grâce à Odile Firer, René parvient néanmoins à faire venir des meubles et des œuvres dans le Sud4.

Ernest Gimpel est fait prisonnier par deux fois et par deux fois réussit à s’échapper. En représailles, René Gimpel est interné au camp de Saint-Sulpice-la-Pointe dans le Tarn à partir de la fin du mois de septembre 1942 ; libéré le 5 janvier 1943, il retourne à Monte-Carlo. Durant son internement, il envoie des cartes interzones codées à sa femme Florence, à son fils Pierre et à Odile Firer5. La subsistance de la famille est son souci quotidien, car ses charges – loyers, assurances, aide à des proches, etc. – sont lourdes à Paris comme à Monte-Carlo ou à Cannes ; sans oublier le financement des activités de résistance. À cette époque, il donne des ordres de vente cryptés à Odile : « Occupez-vous de Derain… ». Il conseille Florence : « Le manteau de vison vaut des centaines de mille francs. Achète-toi plutôt quelque chose avec l’argent du Fragonard »6.

Après sa libération, René Gimpel veut mettre en ordre ses affaires. Il annote de sa main le livre de stock qu’il a emporté avec lui à Monte-Carlo, afin de laisser des indications à ses fils sur l’emplacement des œuvres, leur statut (collection personnelle, collection de la galerie, pleine propriété, compte à demi…). Sur les deux pages de garde du livre de stock, il leur explique la formule « rendu à son propriétaire », qui signifie soit qu’une œuvre ne lui a pas appartenu, soit qu’elle a été vendue et donnée à son nouveau propriétaire7. Il colle des photographies d’identification dans le Stock Book, en glisse également dans les petites enveloppes de photos d’œuvres annotées au revers.

Aux États-Unis, l’ensemble de ses actifs est gelé ; en 1943, il met en place un accord avec Paul Graupe pour vendre ses toiles sur place. Il a stocké 257 tableaux dans les réserves de New York ; la plupart ont été retrouvés après la guerre et vendus par Parke Bernet, la maison de ventes new-yorkaise.

Ventes de la galerie Chaleyssin

René Gimpel, qui n’a plus pignon sur rue, continue à vendre des tableaux en passant par des intermédiaires, telle la galerie Chaleyssin, gérée par Émile Ott au 43 rue de France à Nice, où Maurice Laffaille (1902-1989), décorateur et vendeur, travaille depuis 1940. Cette galerie semble avoir été pendant la guerre l’épicentre d’un commerce parallèle1. L’Old Stock Book révèle que Gimpel a confié à la galerie Chaleyssin des œuvres à vendre.

Maurice Laffaille traite également avec Antoinette Sachs (1897-1986) et fournit la galerie Romanin du résistant Jean Moulin2 ; il accueille la galeriste Yadwiga Zak (1885-1943)3 dans sa fuite et cache les tableaux qu’elle a emportés. Ces ventes ne se font pas toujours en numéraire, il n’y a aucune comptabilité, l’opacité des transactions entre ces intermédiaires est totale. Le docteur Besson, familier de la galerie, organise le vol de tableaux entreposés chez Chaleyssin par Yadwiga Zak et René Gimpel, entre autres. Un accord à l’amiable règle la chose dans un premier temps. Maurice Laffaille décide par précaution de mettre ces tableaux à l’abri au Crédit commercial de France à Nice : trois caisses, 56 toiles, dont deux Chardin « appartenant à Monsieur Gimpel4 ». Celui-ci avait chargé la maison Chaleyssin de vendre pour la somme de 4 500 000 F ces deux tableaux. Sur les recommandations du directeur du musée de Monte-Carlo, Mori, Yves Perdoux (1875-1952) affirma dans l’un de ses interrogatoires avoir rencontré Gimpel, lors de l’un de ses voyages dans cette ville, où le marchand en fuite était alors réfugié ; il aurait alors décliné son offre pour les deux Chardin ainsi que celles de Lafaille, jugeant le prix trop élevé5.  

C’est alors qu’intervient Jean-François Lefranc, que René Gimpel a rencontré avant-guerre à propos d’une œuvre de Perronneau6. Maurice Laffaille se rend à Paris où il est mis en contact avec Lefranc, impliqué dans les spoliations des collections Schloss et Bauer, qui se déclare intéressé par les Chardin. Lefranc se rend quelque temps après à Nice, accompagné de l’expert Cornelius Postma (1903-1977) – à la solde des Allemands – qui confirme l’estimation de 4 500 000 F, et revient à Paris, ayant conclu verbalement l’affaire. D’après Serge Lemonnier, neveu de Gimpel, Lefranc est à l’origine de la dénonciation de ce dernier à la Gestapo, qui vient quelques jours plus tard apposer les scellés sur les deux Chardin. Peu après, un autre groupe de l’ERR, commandé par un Allemand du nom de A. Kroske, venu pour saisir les autres tableaux déposés au crédit commercial de France par la galerie Chaleyssin, aperçoit les scellés posés sur les Chardin, les arrache, appose les siens et procède à l’enlèvement de l’ensemble. Parmi les tableaux confisqués, outre les deux Chardin, se trouvent notamment : 1 Greco, 1 Primitif allemand, 1 La Fresnaye, 2 Renoir, 1 Degas, 2 Picasso, 7 Constantin Guys, 3 Pissarro, 4 Rouault, 2 Soutine7.

Au moment de la Libération, une caisse contenant 17 toiles est découverte éventrée, dans un hangar près de la gare de Nice. Huit autres caisses, qui circulaient chez différents intermédiaires ou marchands, sont retrouvées par la suite. Entre-temps, Maurice Laffaille apprend que « des résistants ont pu arrêter un train chargé de valeurs – objets d’art, meubles anciens, manteaux de fourrure – en partance pour l’Allemagne8 ». Le contenu est exposé à l’hôtel Hermitage, naguère siège de la Gestapo. Dans une pièce consacrée aux tableaux, Laffaille retrouve des œuvres de la famille Zak qu’il rend aux héritiers :

« La récupération continua plus tard au Jeu de Paume… où d’innombrables œuvres reprises aux Allemands… avaient été groupées et classées… Je devais y retrouver, entre autres, deux Soutine appartenant à Mr Gimpel et une petite aquarelle de Picasso appartenant à Mme Zak9. »

Laffaille affirme que cette belle collecte « est le travail de ce personnage de Nice », le docteur Besson, ce que lui confirme deux ans plus tard un lieutenant des Forces françaises de la Libération10….

C’est ainsi que des tableaux appartenant à René Gimpel se sont retrouvés au Jeu de Paume.

Dénonciation et déportation

Le 4 mai 1944, sur dénonciation du marchand d’art Jean-François Lefranc, René Gimpel domicilié à Charolles est arrêté à Poisson (Saône et Loire) puis emprisonné par les Allemands à la prison de Montluc à Lyon1. Un convoi le déplace le 5 juillet 1944 du camp de Compiègne au camp de concentration de Neuengamme, près de Hambourg, où il meurt d’épuisement et de mauvais traitements le 3 janvier 19452.

À la Libération, Florence Gimpel est à Londres lorsque ses fils reviennent du combat. Ernest a été torturé et déporté à Auschwitz, à Buchenwald et à Flossenbürg. Pierre et Ernest s’installent au Royaume-Uni où ils ouvrent la galerie Gimpel Fils. Jean reste en France. Ils doivent gérer la succession et, dès lors, leur écriture apparaît dans les colonnes de l’Old Stock Book. Ils se fondent sur les archives de leur père, aidés par leur cousin, Serge Lemonnier. Ils doivent localiser l’ensemble des biens entreposés dans différents dépôts en France, en Angleterre et en Amérique3. Sans oublier ce qui a été pris par les Allemands dans les coffres…

La situation de la famille est alors difficile, ce qui explique qu’elle ne s’engage pas dans l’immédiat après-guerre dans des démarches de récupération. C'est seulement depuis une dizaine d’années que la famille Gimpel a entrepris différentes actions pour rentrer en possession des biens dont elle a été spoliée.