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Étienne Marie Louis Nicolas, entrepreneur dynamique et avisé au sein de la maison de vins, eaux de vie et liqueurs Nicolas depuis 1906, fut un fervent collectionneur d’art ancien, impliqué dans des transactions sous l’Occupation.

La collection Nicolas

Le peu de sources retrouvées sur la collection Nicolas suggère que, bien que très fortuné, Étienne Nicolas était loin de posséder une « collection-musée » à l’image de celles des millionnaires descendants de la haute bourgeoisie financière, industrielle et commerçante du XIXe siècle, mais qu’il détenait un nombre restreint d’œuvres du « siècle d’or » hollandais, qu’il conservait au sein de son appartement situé au numéro 14 place des États-Unis dans le XVIe arrondissement de Paris.

Dans les années 1930, Étienne Nicolas fit l’acquisition de deux œuvres prestigieuses, le Portrait de Titus (env. 1662) et le Paysage au château (1640-1642)1, tableaux de Rembrandt van Rijn issus des collections du musée d’État de l’Ermitage et conservés aujourd’hui au musée du Louvre2. La première, acquise le 27 juin 1930 par le marchand d’art français George Wildenstein (1892-1963) auprès du collectionneur arménien Calouste Gulbenkian, qui l’avait achetée aux autorités soviétiques au printemps de la même année, avait été revendue à Nicolas « en pleine crise de 1929 » et « pour le tiers du prix » payé, selon Daniel Wildenstein3. Ce fut par le biais d’un autre intermédiaire4 que Nicolas fit l’acquisition du Paysage au château entre avril 19335 et juin 19356, peut-être grâce à la maison Colnaghi & Co., impliquée dans l’affaire, avec qui Nicolas avait déjà traité pour acquérir vers 1925 Une mer agitée près d’une côte, avec un navire et un petit bateau de Jacob van Ruisdael7.

De juillet à octobre 1936, Nicolas confia temporairement sa collection d’art ancien au Rijksmuseum d’Amsterdam, certainement par crainte de la montée du Front populaire8. La liste transmise au directeur de l’institution, Frederik Schmidt Degener, avec lequel Nicolas semble avoir entretenu des contacts privilégiés, recense 36 tableaux sans noms de peintre, dont nous avons retrouvé onze attributions, comprenant les deux Rembrandt et le Jacob van Ruisdael cités précédemment : Vaches sur le bord d’une rivière (Albert Cuyp, 1650-1655, The Mansion House, Londres)9, Scène de rivière avec une vue sur une ville (Jan van Goyen, 1646)10, Petits vaisseaux dans la brise (Jacob van Ruisdael)11, Scène d’hiver, avec un bateau figé dans la glace et des passants (Jacob van Ruisdael, env. 1660, Birmingham Museum of Art)12, Une mer agitée près d’une côte, avec un navire et un petit bateau (Jacob van Ruisdael)13, Paysage boisé avec cours d’eau, un cottage sur la droite, et une église à l’arrière-plan (Jacob van Ruisdael)14, Paysage au champ de blé (Jacob van Ruisdael, The Mansion House, Harold Samuel Collection, Londres), acquis en 193115, Paysage boisé avec chasseur (Jacob van Ruisdael)16, Femme au miroir (Gerard Ter Borch, env. 1652, Rijksmuseum Amsterdam), acquis en 1934-193517. Nicolas aurait également possédé une Vue de Haarlem de Jacob van Ruisdael (The Mansion House, Harold Samuel Collection, Londres)18.

Parmi les tableaux de la liste, qui se rapportent presque tous à l’école hollandaise du XVIIe siècle, seuls deux tableaux non identifiés, une Vue de Venise et une Marine, sont attribuables à l’école italienne. D’autres titres listés suggèrent que la collection contenait également quelques « scènes de genre », telles que des représentations de Dormeurs, de Patineurs19, un Joueur de mandoline, ou encore une Jeune femme recevant une lettre. On sait, en outre, que la collection s’enrichit à une date postérieure incertaine – 1938 ? – d’une Nature morte au citron attribuée à Willem Kalf 20, et vendue au marchand londonien Edward Speelman en 1959.

Les transactions sous l'Occupation

Concernant le mode d’acquisition des œuvres, les sources permettant de cerner les habitudes d’achat d’Étienne Nicolas, pour dresser la liste d’un éventuel réseau de marchands, voire d’identifier d’éventuels achats effectués sous l’Occupation, nous manquent encore. De manière générale, il est probable que ce collectionneur ait principalement traité avec des marchands français, tels que Wildenstein & Cie, la galerie Georges Petit, et avec la maison londonienne Colnaghi.

Il est possible que Nicolas ait également tiré profit de ses contacts avec des directeurs d’institutions muséales pour l’acquisition d’œuvres, comme Frederik Schmidt Degener, ou encore Henri Verne (1880-1949), directeur des Musées nationaux et du Louvre de 1926 à 1940, comme le mentionne un passage du rapport sur le musée hitlérien de Linz, selon lequel Verne aurait acquis auprès du marchand hollandais Cornelius Postma (1881-1954), sous l’Occupation, un petit tableau de la collection Schloss, dont le musée du Louvre avait préempté 49 tableaux en août 1943 à des fins de restitution ultérieure1.

Intitulé Le chercheur de poux et attribué de façon incertaine à Adriaen Brouwer2, ce tableau aurait été acquis par Verne pour Nicolas pour la somme de 300 000 F3. Ce tableau – une huile sur bois « d’après Brouwer » portant la numérotation 39 selon la liste du 13 août 19434 – ne faisait pas partie de la liste des tableaux préemptés par le Louvre, ni de ceux envoyés à Linz, comme semble le suggérer le rapport. Il était estimé à 100 F, soit une petite somme, sur la liste d’estimation de 21 tableaux dépendant de la collection Adolphe Schloss faite par l’expert Catroux à la demande de Monsieur Lefranc, administrateur des collections juives5. Si le tableau est passé entre les mains d’Étienne Nicolas, il est possible que ce dernier l’ait vendu sous l’Occupation, puisqu’il fut, tout comme les autres tableaux préemptés, récupéré par la famille Schloss après la guerre et revendu à sa demande le 5 décembre 1951 par Me Maurice Rheims et Me Denis-H. Baudoin à la galerie Charpentier, sous le titre L’épouilleur6.

La seule transaction certaine ayant été effectuée par le collectionneur sous l’Occupation concerne deux tableaux de Rembrandt. En effet, le 21 avril 1942, Étienne Nicolas vendit au marchand allemand Karl Haberstock le Portrait de Titus et le Paysage au château pour la somme colossale de 60 millions de francs (3 000 000 RM). Le paiement s’effectua au moyen d’un chèque de l’ambassade d’Allemagne à Paris, tiré sur le compte de la Banque de France. Parmi les protagonistes impliqués, Roger Dequoy, alors administrateur de la galerie Wildenstein & Cie, reçut une commission de 1 800 000 F remis par Karl Haberstock de la part de l’ambassade allemande, le 24 avril 1942, pour « avoir indiqué, et pour l’intervention dans l’achat de deux tableaux de Rembrandt7 […] ». Cette somme fut partagée entre M. Engel (500 000 F), M. Bronner (400 000 F), mort en déportation, M. Walter (400 000 F) et la société Wildenstein & Cie (500 000 F)8. Georges Destrem (1884-1957)9 reçut une commission de 100 000 F de la part de Nicolas10.

Destrem, « homme de confiance » d’Étienne Nicolas selon Haberstock, aurait pris connaissance des tableaux de Nicolas lors d’une visite à son domicile, durant laquelle celui-ci se serait vanté de la haute valeur de ses deux œuvres11. En raison d’un motif très personnel, il semblerait que Georges Destrem ait été désireux de rendre un service personnel au marchand allemand afin d’obtenir de ce dernier une amélioration des conditions de vie de son beau-fils envoyé en camp de travail en Allemagne12. Quant au marchand parisien Roger Dequoy, sa place de directeur de la galerie Wildenstein était alors menacée par les autorités allemandes désireuses de réquisitionner la maison du 57 rue La Boétie pour leur propre usage13. Cette affaire lui aurait enfin donné l’opportunité de « procurer de bons tableaux » à Haberstock, afin d’obtenir en échange que ce dernier use de son influence auprès des autorités allemandes pour garantir le maintien de l’entreprise14.

Après leur acquisition par le gouvernement allemand, le Portrait de Titus et le Paysage au château ne figurèrent dans aucun des albums de photographies du Sonderauftrag Linz, comme l’a noté Birgit Schwarz15. Selon l’historienne, cette absence serait à comprendre dans le contexte de l’inimitié entretenue entre Karl Haberstock et Hermann Voss (1884-1969), qui succéda à Hans Posse en décembre 1942 comme Sonderauftrager de la mission Linz16. Le Portrait de Titus se retrouva toutefois célébré comme l’un des joyaux de la section hollandaise du futur musée de Linz, d’abord en 1943, puisqu’une reproduction de ce tableau figura dans le premier article complet sur le projet de Linz publié dans le journal Das Reich17. En mars 1944, la revue d’art Kunst dem Volk, inféodée au régime nazi et rédigée par le photographe attitré d’Hitler, Heinrich Hoffmann, publia également une reproduction du Portrait de Titus18.

Restitutions et dons

Les deux Rembrandt cédés par Nicolas, tout comme les centaines d’autres œuvres acquises pour la collection du musée de Linz, ne furent jamais exposés dans ce musée mort-né avec la capitulation du IIIe Reich en 1945. Aussitôt les alliés et l’URSS entreprirent de rechercher sur le territoire allemand les objets artistiques confisqués ou achetés notamment par les amateurs d’art qu’étaient Hitler et Göring. C’est ainsi que le Portrait de Titus et le Paysage au château furent ramenés, entre le 28 et le 29 juin 1945, dans le Collecting Point de Munich, après leur découverte dans la mine d’Altaussee près de Salzbourg, le 8 mai 19451. Là, ils furent photographiés et identifiés comme ayant appartenu à Étienne Nicolas, grâce à l’un des rapports effectués sur le musée de Linz. Renvoyé à Paris, où il arriva le 20 septembre 1945, le Portrait de Titus fut confié à la Commission de récupération artistique (CRA), qui l’exposa au Jeu de paume. Quant au Paysage au château, il ne parvint à Paris que le 30 janvier 1946.

Après la récupération du Portrait de Titus en automne 1945, puis du Paysage au château en juin 1945 par la Commission de récupération artistique, et suite à leur mise sous séquestre exigée par le Service des répressions douanières en janvier 19462, Étienne Nicolas entama auprès du Tribunal civil de la Seine une procédure en référé contre la CRA afin de réclamer la restitution de ses deux tableaux3. Le 10 janvier 1947, l’ordonnance de spoliation fut rendue en audience publique au Tribunal civil du département de la Seine, qui suivit la version de Nicolas invoquant une vente ayant été exercée sous la contrainte et justifiant sa bonne foi par le fait qu’il avait immédiatement converti la somme reçue en bons du Trésor4. À cette version s’opposait celle d’Haberstock, déclarant notamment que Nicolas aurait alors eu besoin d’un montant important pour acquérir « la majorité des actions d’une société anonyme pour une entreprise industrielle » et qu’« il avait besoin de cet argent pour le jour avant la réunion du conseil de cette société5 ».

À l’issue du procès, la déclaration d’Haberstock fut qualifiée de « récit fantaisiste », le consentement forcé de Nicolas reconnu et la nullité de la vente déclarée6. Avant d’ordonner la restitution des deux tableaux à leur ancien propriétaire, un expert fut toutefois chargé de vérifier si la somme versée à Nicolas provenait directement ou indirectement du Trésor français, auquel cas les deux œuvres seraient transférées à l’État, en vertu de l’article 3 de l’ordonnance du 9 juin 19457. L’enquête menée sur l’origine des fonds utilisés pour l’achat des deux tableaux prouva que le chèque de banque signé à l’ordre de M. Nicolas provenait bien d’un compte à charge du Trésor français, que la Banque de France mettait à disposition de l’ambassade d’Allemagne pour frais d’occupation, justifiant ainsi le droit de l’État de retenir les biens en question. Ce droit se trouvait d’ailleurs renforcé par le décret du 31 octobre 1947 relatif à la restitution des biens spoliés par l’ennemi8.

En janvier 1948, sous la pression de la CRA et du service des Douanes, Étienne Nicolas se résolut à soumettre une transaction par laquelle il renonçait à sa demande de restitution des deux tableaux de Rembrandt, en échange du désistement de l’appel fait par la CRA et l’Office des biens et intérêts privés (OBIP) visant à contester la décision de justice rendue en sa faveur9. En novembre 1948, affirmant « qu’il avait toujours eu l’intention de les donner [ces tableaux] au Louvre », le collectionneur proposa ainsi une solution – approuvée par Jacques Jaujard et le directeur de l’OBIP – qui lui permettait en fin de compte de sauver sa réputation et celle de son entreprise par le biais d’un acte philanthropique. Nicolas dut finalement comparaître au Tribunal correctionnel de la Seine dans le cadre du procès engagé par l’administration des Douanes, au terme duquel il reçut une amende d’un montant correspondant à celui de la vente des deux tableaux, pour « avoir contribué matériellement à l’appauvrissement de l’État10 ». Le 23 décembre 1948, les deux œuvres furent officiellement acquises par le département des peintures du musée du Louvre.

Le manque de sources concernant le sort de la collection Nicolas ne nous permet point de savoir si celle-ci s’accrut encore considérablement dans les années qui suivirent son retour d’Amsterdam, voire si Nicolas profita du marché de l’art florissant sous l’Occupation pour enrichir sa collection11. Le mystère subsiste également quant au destin de la collection après le décès d’Étienne Nicolas, puisque celle-ci ne figurait pas dans l’acte de succession12. Elle fut dispersée, en partie ou totalement, par ses descendants dès 1962, lors de plusieurs ventes aux enchères13.