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Alphonse Bellier détient l’office 66 au sein de la compagnie des commissaires-priseurs judiciaires de la Seine. Il est nommé le 27 mars 1920 et reste en place jusqu’au 7 novembre 1958. Il joue un rôle majeur dans l’entre-deux-guerres auprès des collectionneurs et des musées et organise plus de 250 ventes entre 1941 et 1944.

Un commissaire-priseur de l’hôtel Drouot

Alphonse Bellier, fils d’un boulanger de Saint-Nazaire, vient à Paris en 1918 et s’oriente vers la carrière de notaire, puis devient commissaire-priseur en 1920. À 35 ans, il détient l’office 66 au sein de la compagnie des commissaires-priseurs judiciaires de la Seine1. Né le 1er juillet 1886, il est nommé le 27 mars 1920, prenant la succession d’Eugène Bailly pour 200 000 F. Il reste en place jusqu’au 7 novembre 1958, date de la nomination de son successeur, Raoul Oury (né en 1925, actif de 1959 à 1965), remplacé lui-même, le 11 juillet 1965, par Guy Loudmer (1933-2019)2.

Bellier installe son office au 1 place Boieldieu dans le IIe arrondissement de Paris, puis au 30 place de la Madeleine, dans le VIIIe arrondissement, au cœur du quartier des marchands d’art. Il joue un rôle majeur à partir des années 1920 auprès des musées et des collectionneurs, notamment par l’intermédiaire de Francis Carco (1886-1958), Georges Aubry (actif entre 1910 et 1950) et Paul Éluard (1895-1952). Il rencontre également Georges Braque (1882-1963) et Pablo Picasso (1881-1973) en 1924, au moment où une souscription est envisagée pour le monument à Apollinaire ; ces derniers purent lui confier occasionnellement des œuvres à vendre.

Bellier se démarque par ses ventes d’artistes vivants et de peinture moderne contemporaine, notamment de l’école de Paris ; il organise la dispersion des Picabia de Marcel Duchamp le 8 mars 19263, de la collection d’art primitif d’André Breton et de Paul Éluard les 2-3 juillet 19314, ou de la collection Silberberg et Simon, à la galerie Georges Petit, le 9 juin 19325. Il est responsable du développement à l’hôtel Drouot des ventes d’art moderne, entendu au sens de contemporain, appelé alors « art vivant »6. Au début de son activité, Bellier avait différentes stratégies de vente autour de l’art moderne (entre cinq et deux ventes d’art moderne par an dans les années 1921-1924) : regrouper les collections de différents collectionneurs connus et persuader des artistes vivants – Raoul Dufy, André Derain ou Suzanne Valadon – de vendre directement par l’hôtel Drouot, leur garantissant un prix minimal7. Son activité bénéficie aussi de sa coopération avec l’expert Joseph Hessel (1859-1942)8.

On fait également appel à lui pour les importantes ventes judiciaires organisées par l’État afin de disperser le stock du marchand allemand Daniel-Henry Kahnweiler (1884-1979), placé sous séquestre après la Grande Guerre en raison de sa nationalité9 ; les ventes Kahnweiler, organisées sous l’autorité de Jean Zapp, liquidateur du séquestre, dépendant du ministère des Finances, étaient officiellement instrumentées par le président de la chambre des commissaires-priseurs de la Seine, qui délégua concrètement la tâche à Me Bellier du fait de sa spécialité10, assisté de Léonce Rosenberg (1879-1947) comme expert pour les trois premières ventes11. Ces vacations sont restées dans les annales de l’histoire de l’art moderne, faisant connaître le cubisme mais provoquant aussi une dangereuse baisse des prix par l’afflux simultané d’œuvres cubistes sur le marché.

Les ventes sous l’Occupation

Bellier jouit d’une réputation flatteuse du fait de son talent de comédien, conférant une grande animation aux ventes. Pendant l’Occupation, son activité ne décroît pas, Bellier organise plus de 250 ventes entre 1941 et 19441, profitant du climat euphorique du marché de l’art. Ses ventes sont principalement des ventes d’art mais aussi de mobilier courant et de bijoux. Elles sont loin d’être toutes cataloguées mais elles font l’objet de publicités importantes dans les organes de presse, y compris les ventes dites « israélites » (Je suis partout, Comœdia, Pariser Zeitung).

Les ventes les plus nombreuses sont des ventes volontaires, auxquelles les musées nationaux français achètent, mais aussi les Allemands, souvent par le biais d’intermédiaires. Bellier organise par exemple des ventes après décès ou de succession comme celle du docteur Georges Viau, très médiatisée. Le lot phare de la vente du collectionneur Georges Viau du 11 décembre 1942 était un Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire2, lot 78 qui fut présenté par André Schoeller et acquis par ce dernier au nom de Hildebrand Gurlitt pour 5 millions de francs3, et revendu à Carl Neumann. Le total de la vente Viau du 11 décembre est de 46 796 000 F. Il organisa la vente volontaire de Félix Fénéon (1861-1944) le 4 décembre 1941, qui rapporta 6 millions de francs au critique, puis – témoin d’une activité sans interruption – la dispersion finale de sa collection en quatre ventes en 19474.

Quel est le rôle de Bellier dans l’organisation de ventes spoliatrices ? Il exécute des ventes dites « israélites » en vertu des lois discriminatoires de Vichy, à la requête d’administrateurs provisoires. De nombreuses autres ventes judiciaires sont faites à la requête d’administrateurs judiciaires et peuvent concerner des biens abandonnés par leurs propriétaires ayant dû fuir – juifs ou non – ou des biens devant être vendus pour désintéresser des créanciers.

Les ventes spoliatrices ou forcées sont difficiles à évaluer, car des ventes classiques, comportant une majorité de vendeurs volontaires, peuvent aussi contenir des lots vendus par des vendeurs juifs, pressés de vendre du fait des circonstances. D’autres ventes, en apparence volontaires, peuvent être entièrement faites à la demande d’administrateurs provisoires sans que la provenance de la vente soit mentionnée, à dessein, comme pour la vente du 22 décembre 1941 des tableaux du stock de la galerie Bernheim5. Dans ce cas, la volonté de cacher la nature de la vente était manifeste, soit par peur de l’opinion, soit pour en tirer le meilleur profit. Dans la majorité des cas cependant, l’origine spoliatrice des ventes de stocks à la requête d’administrateurs provisoires était clairement annoncée sur les affiches ou les catalogues, ces ventes étant même qualifiées par Bellier de ventes « par discrimination »6.

Face aux menaces pesant sur les commerces d’art juifs, qui s’intensifient à partir de la création du Commissariat général aux questions juives (29 mars 1941), puis du second statut des Juifs (12 juin 1941), Bellier accepte d’aider le marchand Léonce Rosenberg à vendre une partie de son stock, avant la nomination d’administrateurs provisoires pour les commerces juifs. Léonce Rosenberg confirme en avril 1941 un arrangement avec Bellier, par lequel ce dernier pouvait vendre anonymement et par fraction, pour le reste de l’année 1941, 41 œuvres lui appartenant, que Bellier avait prises en charge le 9 mars 19417 et qu’il dispersa à Drouot aux ventes du 30 avril et du 20 juin 1941.

Les ventes volontaires sont organisées dans son étude à la requête d’un « mandataire verbal », en la personne de Charles Vial (1886-1973) ou de Gabriel Valla (1898-1963), deux crieurs rassemblant sous leur nom les réels vendeurs, venant de toute la France, afin d’organiser plus rapidement les ventes. Les experts les plus fréquents sont André Schoeller, Jacques Mathey, Jean Metthey et Jean Cailac pour les tableaux et dessins, et Louis Henri Prost pour les meubles8, que l’on retrouve parfois parmi les vendeurs ou les acheteurs – au profit de tiers ou pour eux-mêmes –, aux côtés d’autres marchands habitués tels que Georges Aubry, également administrateur provisoire, Pierre Colle, directeur de la galerie Renou et Colle, le courtier Raphaël Gérard, les marchands Martin Fabiani ou Paul Pétridès.

Souvent, des œuvres spoliées précédemment, puis revendues par les Allemands, peuvent se retrouver dans ses ventes volontaires, comme ce tableau de Matisse Femme à l’ombrelle (1919, 65 × 46 cm). Il fut confisqué à Paul Rosenberg en 1941, inventorié par les Allemands au Jeu de paume, puis est attesté dans la collection de M. Berthet, 182 rue du Faubourg-Saint-Honoré9, qui le mit en vente sous le marteau de Me Bellier le 9 mars 1942. L’œuvre est nommément décrite dans le catalogue comme provenant de la collection Paul Rosenberg et illustrée. Elle finit par être rachetée par le vendeur même pour 262 000 F10 car elle n’avait pas atteint son prix de réserve de 270 000 F. Après passage par plusieurs propriétaires successifs, elle fut retrouvée en Suisse et l’Office des biens et intérêts privés la pointa comme étant restituée à Paul Rosenberg en juillet 1948. Les passages en ventes publiques d’œuvres spoliées permettent ainsi d’effacer le nom du propriétaire initial, grâce au rachat par le vendeur du lot ravalé ; les ventes successives permettront de faire apparaître les ventes publiques précédentes et d’omettre le premier propriétaire spolié11.

Bellier joue aussi le rôle d’intermédiaire dans des ventes qu’il n’organise pas : il représente plusieurs acheteurs, intervenant « pour le compte de tiers », par exemple lors de la vente après décès d’Armand Dorville, avocat à la Cour d’appel de Paris (1875-1941), du 24 au 27 juin 1942 à Nice12. À cette vente, le collectionneur Mathieu Goudchaux – par ailleurs dépossédé ultérieurement d’autres œuvres – a acquis les portraits de M. et Mme Charles Le Cœur par Renoir (lot n° 367), achetés par le commissaire-priseur Alphonse Bellier pour 300 000 F13. Bellier a également acheté, pour un tiers ou pour lui-même, le lot 266, la Lionne, pastel attribué à Delacroix, qui s’est retrouvé sélectionné lors de la septième commission de choix des œuvres de la récupération artistique, le 28 mars 1952, pour être confié à la garde des Musées nationaux, mais dont la spoliation n’est pas établie14. Il effectue à cette vente huit autres achats pour des mandants inconnus ou pour son compte. Bellier pouvait, en effet, être lui-même acheteur pour son compte personnel, ayant constitué une collection d’art moderne, notamment de Bonnard, Vlaminck, Rodin, Utrillo et Pascin.

Après-guerre

Bellier continue une activité soutenue après la Libération et n’a pas à souffrir de sanctions. Il ne fait pas l’objet de poursuites devant le Comité de confiscation des profits illicites mais connaît deux procès principaux, contre Jean Bloch pour une vente du 11 décembre 1941, et contre la famille Fabius en raison de la vente du stock de la galerie en 1942 par son entremise. L’épuration des commissaires-priseurs a été très faible après la guerre, la profession étant sa propre instance de régulation et ayant dû, par son statut d’office ministériel semblable à celui des notaires, appliquer les lois et règlements de Vichy. Après-guerre, Bellier a largement soutenu et aidé les familles juives dans leurs recherches d’œuvres, par exemple la galerie Jacob du 19 rue Cambon1, dont il avait dispersé le stock en 1942.

En vertu de l’ordonnance du 21 avril 1945, Henri et Jean Bernheim-Dauberville demandèrent l’annulation des ventes spoliatrices de plusieurs œuvres de la galerie Bernheim-Jeune que Bellier avait organisées les 22 octobre et 22 décembre 1941 et le 2 mars 1942. Le commissaire-priseur rechercha alors les acheteurs pour annuler les ventes, et les frères Bernheim remboursèrent les acquéreurs retrouvés2.

Bellier aida également à documenter la réclamation des ayants droit de Georges Lévy (1887-1943) auprès de la Commission de récupération artistique, à la suite du pillage de son coffre à la Société générale de Bordeaux, le 15 mars 1943. Dans son deuxième testament rédigé à Drancy le 24 octobre 1943, Georges Lévy, mort à Auschwitz le 25 novembre 1943, avait stipulé le principe d’une vente de ses œuvres par Alphonse Bellier, signe de leur proximité et d’une confiance partagée : les profits des ventes devaient servir à des œuvres caritatives au bénéfice des familles israélites françaises éprouvées par la guerre, à la discrétion du grand rabbin Kaplan, ventes qui eurent lieu en 1947 et 19503.

La longue carrière d’Alphonse Bellier, de 1920 à 1958, et la complexité du personnage illustrent la vitalité du marché parisien des ventes publiques pendant l’Occupation, avant qu’il ne soit concurrencé par ceux de Londres et de New York ; ces nouveaux marchés contribuèrent à remettre en cause le monopole des commissaires-priseurs sur les ventes publiques et le caractère fermé de cette profession d’officiers ministériels.

Les sources permettant de connaître l’activité d’Alphonse Bellier se déclinent en archives publiques, sous la forme des procès-verbaux de ventes conservés aux Archives de Paris, et archives privées, sous la forme des dossiers d’organisation de ces ventes, acquis par l’INHA en 2018 avec le fonds Guy Loudmer.